mercredi 17 avril 2024

Et la reine fit voiler les miroirs

Le 11 avril, je venais de relire l'article Miroir dans le miroir, du 4 février 2021, qui s'ouvrait donc sur les fantômes et se concluait sur l'évocation d'Otto Spiegel, le personnage principal d'Otto, l'homme réécrit de Marc-Antoine Mathieu, et la pièce de musique d'Arvo Pärt, Spiegel im Spiegel pour violoncelle et piano. Spiegel désignant en allemand le miroir. Je passai ensuite sans transition à la consultation de mon fil Facebook, où s'afficha en premier lieu le dernier post d'André Markowicz, que voici : 


"L’Amour des trois oranges
à quoi bon ça dans ces temps de misère...
Aujourd’hui, ça commence comme ça :
« Dans un grand royaume au bord de la mer, il y avait un palais tout orné de miroirs reflétant les couloirs, les galeries et les salles dallées de marbre. L’écho des pas y résonnait comme si l’univers était vide et le cœur se creusait comme si ce vide était déjà en lui.
Autrefois, il y avait eu là des fêtes avec bals à la cour, et les miroirs reflétaient alors des soieries bleues et roses, des bougies tremblant sur fond de porcelaine et des menuets dansés jusqu’aux lueurs de l’aube.
Le vieux roi était mort, la reine avait voilé les miroirs. (...)" (C'est moi qui souligne)

Je fus aussitôt saisi, sans compter que cette ouverture de conte me rappelait à l'évidence celle de Tlön Uqbar Orbis Tertius, la nouvelle de Borges dont j'avais traité en février dernier : "C'est à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie que je dois la découverte d'Uqbar. Le miroir inquiétait le fond d'un couloir d'une villa de la rue Gaona à Ramos Mejia ; l'encyclopédie s'appelle fallacieusement The Anglo-American Cyclopoedia (New York, 1917)."

Le motif du fantôme venait juste d'apparaître et déjà un autre motif s'imposait. Miroirs et fantômes fondaient sur moi dans un même mouvement. Aujourd'hui, ayant pris un peu de recul par rapport à ce premier surgissement, je me suis avisé que les deux motifs n'étaient pas sans rapport (me revient en mémoire cette scène du Bal des vampires de Roman Polanski, quand l'un des héros réalise que les danseurs ne se reflètent pas dans les immenses glaces de la salle de bal), je googlai alors les deux termes et dénichai une étude de Julien BonhommeRéflexions multiples. Le miroir et ses usages rituels en Afrique centrale, paru en 2007 dans la revue en ligne Images re-vues. Incroyable, elle s'ouvrait sur une citation de la même nouvelle de Borges :« Bioy Casarès se rappela alors qu'un des hérésiarques d'Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables parce qu'ils multipliaient le nombre des hommes »... De même, dès les premières lignes, je retrouvais mon fidèle vertige : "Si le miroir excite autant les imaginations, c'est qu'il est un objet étrange. Cette étrangeté provient du double paradoxe de la perception spéculaire : d'une part, le reflet de soi dans le miroir dédouble le sujet ; d'autre part, l'espace du reflet est perçu comme le prolongement de l'espace réel au-delà du miroir. Le double spéculaire ouvre sur des vertiges identitaires, l'espace spéculaire sur des vertiges ontologiques." Le premier chapitre s'intitule Miroir spectral : réfléchir les fantômes. Très tôt associé à la traite des esclaves sur la côte atlantique, le miroir est un objet très recherché et en même temps considéré comme dangereux : "Au Gabon et au Congo, on retourne les glaces dans la maison d'un mort, de même qu'on ne regarde pas dans le rétroviseur d'un corbillard, de peur d'être tourmenté par le fantôme du défunt et de mourir soi-même. Il ne faut pas se regarder la nuit dans un miroir de peur d'y être happé par des fantômes. Au Nord Gabon, la sorcellerie du Kong userait d'une boîte sertie de miroirs : lorsque le visage de l'envoûté y apparaît, ce dernier, désormais captif de l'image spéculaire, se trouve transformé en zombie servile au service du sorcier. Non seulement le miroir reflète les fantômes, mais il menace de transformer le sujet lui-même en fantôme."

Julien Bonhomme précise que cette "association menaçante entre miroir et mort se retrouve dans le folklore européen. Il faut voiler les glaces dans la maison d'un mort, de peur que l'âme du défunt ne reste dans le foyer ou que celui qui s'y mire n'y perde la sienne ou ne meure." C'est bien ce qu'on voit dans le conte rapporté par André Markowicz, L'amour des trois oranges, où la reine fait voiler les miroirs à la mort du vieux roi.

Je n'en avais pas fini avec les miroirs. Le même jour, je reprenais la lecture de la très belle bande dessinée Au pied des étoiles, co-réalisée, textes et dessins,  par Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage (Futuropolis, 2024). 
 

Ces étoiles ce sont celles que l'on voit en premier lieu dans les Alpes (le projet de l'album est tout d'abord celui de José Olivares, professeur de physique dans un lycée de Grenoble, dont le rêve est d'emmener ses élèves voir les étoiles dans le désert d’Atacama, au Chili, son pays d'origine, là où se trouvent les plus grands observatoires sur terre). Contrariée plusieurs fois par le covid, l'expédition finit tout de même par avoir lieu, en deux temps. Le désert d'Atacama sera la destination d'un second voyage auquel Baudoin ne participera pas. J'avais repris ma lecture à la page 174, et à la page suivante, voici que les miroirs me faisaient à nouveau signe :



On pourrait penser qu'avec ces miroirs de haute technologie nous sommes bien loin des croyances du vieux continent, mais la bande dessinée n'oublie pas que dans ce désert d'Atacama si merveilleusement propice à l'observation du cosmos la mort fut aussi très présente. Ainsi les membres de la petite expédition visitent-ils peu après l'ancienne ville de Chacabuco, à l'origine dédiée à l'exploitation du salpêtre, abandonnée à l'orée des années 40, à cause de l'apparition du nitrate synthétique, puis reconvertie en camp de concentration par Pinochet après le coup d'état de 1973 : "Au Chili, le passé et le présent sont profondément imbriqués, les plaies restent béantes."

Elles restent tout aussi béantes au Rwanda, après le génocide de 1994. A la médiathèque, où je me rendis l'après-midi pour rechercher le manga évoquant Funiculi Funicula, une table était réservée à des livres sur la tragédie de cette année-là. Je vis alors celui d'Atiq Rahimi : son titre ne pouvait que me faire signe : L'invité du miroir (P.O.L, 2020). Mohammed Aïssaoui en donnait une chronique dans Le Figaro en février 2020. Extrait :

Né à Kaboul, il a vécu la guerre en Afghanistan et la peste des talibans. Son frère a été assassiné. Lui est un rescapé qui a trouvé l’asile en France. 
Son nouveau titre, L’Invité du miroir, est un ovni, sur la forme et dans le fond. Sur la forme, il mêle récit, recueil de poésie et carnet de voyage dessiné. Sur le fond, on se demande, avant d’ouvrir le livre, ce qu’Atiq Rahimi est allé faire au Rwanda. Une fois fermé, le lecteur reçoit les mots de l’écrivain comme un uppercut. On est sonné.
Il est rare qu’un homme touché par une tragédie sur penche sur une autre. On se souvient d’André Schwarz-Bart, l’auteur du Dernier des Justes (un autre Goncourt, en 1959) auquel on a reproché de faire un pont entre la Shoah et l’esclavage. Atiq Rahimi a été touché par le roman de Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du Nil (Renaudot 2012). La rescapée du massacre des Tutsis évoque, à travers la vie de lycéennes au début des années 1970, ce qui allait devenir en 1994. Rahimi en a fait un film (sortie : le 5 février). Et de son tournage est né L’Invité du miroir. « Non, ce n’est ni par hasard ni par nécessité si je me trouve ici, au Rwanda, pour tourner un film sur les prémices du génocide. Il y a autre chose. Un autre élan. Indéfinissable », écrit-il. Ce drôle de livre est un bijou littéraire qui a, en effet, quelque chose d’indéfinissable. Rahimi narre la rencontre avec une mystérieuse femme en robe bleue, sans nom ni mémoire, un homme « plus ivre que le vent », des pêcheurs et une fille qui nage dans le lac Kivu. « Il y a eu, qu’il n’y ait plus », dit le conteur. 

Le miroir là encore a partie liée avec la mort :

"Je ferme les yeux,
songe à mon rêve qui 
ne cesse  de me réveiller  depuis que je suis ici, au pays des mille collines
Je ne vois plus mon image dans aucune glace.
J'essuie les miroirs,
tous les miroirs,
toute la nuit,
jusqu'à ce qu'ils m'invitent à l'intérieur, 
d'où je ne peux sortir qu'à l'aube, au réveil,
découvrant
tous les miroirs
brisés, maculés de sang.

Moi, 
immaculé.

Invité du miroir,
je demeure donc 
toujours dehors, 
même dans mes propres cauchemars.
(p. 96-97)

 

lundi 15 avril 2024

I am the ghost

Que la chanson Funiculi Funicula soit connue au Japon, nous en avons une preuve dans le manga Hôzuki le stoïque, de Natsumi Eguchi. Le fait était signalé dans la notice de Wikipedia, et j'ai pu retrouver l'exemplaire concerné (volume 1, chapitre 6)  à la médiathèque. L'origine napolitaine de la chanson, son lien au funiculaire du Vésuve sont clairement indiqués.


Il faut croire que la publicité est dans son ADN, car en voici une version japonaise adaptée pour la promotion d'une certaine Oda City :


Bon, on est loin de Jeanne Moreau.

Tout cela c'était pour information. Plus intéressant, me semble-t-il, est le commentaire que déposa Monsieuye Am Lepiq le même jour, à 16 h 39, c'est-à-dire avant la publication de l'article. Commentaire au bas d'un article ancien, Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre, du 9 janvier 2020 : "Je lis depuis hier ce livre de Daniel Sangsue, "Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres" (La Baconnière), et je me dis incessamment qu'il est fait précisément pour vous. Amicalement..." Je ne connais pas du tout Daniel Sangsue, mais cette préconisation amicale m'a intrigué de suite, et j'ai commandé le livre un peu plus tard.

Ensuite je m'aperçus qu'un autre article ancien, Miroir dans le miroir, du 4 février 2021, était deuxième au top 10 des articles les plus consultés (et il l'est toujours à ce moment précis). Or, il s'ouvrait sur cette citation d'Hélène Cixous, extrait d'Une autobiographie allemande : "Il faut que vivants, morts, fantômes, personnages de rêve soient doués d'une parole frappante, soient des fabricants d'étincelles."
(p. 51), ainsi que sur ce paragraphe :

Eve, la mère d'Hélène Cixous, était au coeur d'Hyperrêve. Morte à cent trois ans, elle continue d'exister pour sa fille. Dans l'entretien de Libération, elle se dit "convaincue qu’elle est par là. Elle est assise avec mes chats". Et quand on lui fait la remarque qu'il y a beaucoup de morts dans ses livres, et s'il y a lieu de parler de "fantômes", elle dit que le problème, c’est de ne pas avoir les bons mots : "Quand on parle de fantômes, on se dit que ce sont des morts. Mais pour moi, ce sont des vivants. J’entends tout à fait ma mère me commenter certaines choses et intervenir dans mon existence. Il n’y a pas qu’elle bien sûr. Je fonctionne de cette manière."

Les chats et les fantômes étaient par là aussi associés. Bon, dès lors je suis en alerte, les fantômes semblaient faire une entrée en force dans mon petit quotidien. A la médiathèque, après avoir déniché le manga funiculien, je ne peux bien sûr m'empêcher d'emprunter plusieurs nouveautés, dont le dernier récit d'Hélène Cixous, Incendire. Mais aussi le dernier opus d'Olivier Rolin, auteur hautement apprécié, Jusqu'à ce que mort s'ensuive. Sous-titré "Sur une page des Misérables". Et c'est sur ce livre que j'ai d'abord jeté mon dévolu. Normal, pour quelqu'un qui, en 2012, a réalisé  pour la forteresse de Cluis-Dessous le spectacle  Les Misérables 62, histoire d'une adaptation du célèbre roman hugolien par un village berrichon (j'avais même ouvert un blog pour l'occasion, voir le lien).

Cette fameuse page des Misérables, je ne l'avais pas traitée dans le spectacle, et pour cause, elle ne se situait même pas en 1832, l'année de l'insurrection qui occupe le coeur du roman. Victor Hugo opère un flash forward et se transporte en juin 1848, où deux barricades s'opposent : « La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple », l'une commandée par l'ex-officier de marine Frédéric Cournet, l'autre par l'ouvrier Emmanuel Barthélémy. Deux hommes qui se retrouveront à Londres en 1852, pistolet à la main, pour le dernier duel mortel de l’histoire anglaise, Englefield Green, un pré dans les environs du château de Windsor (Rolin y est allé, il est sûr à 98 % que c'est bien là que s'est déroulé l'événement). A l'auberge de Barley Mow, une inscription rappelle encore le duel : c'est là que Cournet fut transporté et où il mourut quelques heures plus tard.

"Le patron de l'auberge, ou celui que je juge tel, est un grand costaud à barbe et à moustache blond-roux ressemblant assez au marin dont la tête ornait autrefois, entourée d'une bouée de sauvetage, les paquets de cigarettes Player-s Navy Cut. Il me sert a stone bass (maigre, ou courbine, en français) dont je n'ai pas à me plaindre, accompagné d'un verre de pinot grigio (deux, soyons honnête : un pour le poisson, un pour Cournet). [...] En partant, le marin de Player's me dit qu'il n'a jamais rencontré le fantôme de Cournet et ma lenteur d'esprit fait que c'est seulement une fois dehors sous la pluie qui s'est remise à tomber et fait briller le vert de l'herbe, que je songe que j'aurai dû lui répondre : "I am the ghost, c'est moi le fantôme." (150-151)


Dans un bel article d'AOC sur le livre de Rolin, Laurent Demanze commence par ces mots : "Écrire la lecture : Olivier Rolin s’est donné pour ainsi dire le programme esquissé par Roland Barthes dans S/Z et trop peu réalisé aujourd’hui. « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? » Jusqu’à ce que mort s’ensuive est précisément cet afflux d’associations et cette enquête rêveuse dilatant à force de recherches et d’hypothèses une page des Misérables pour lui donner 200 pages d’ampleur.

C'est à un pareil afflux d'associations que je fus témoin en ces jours d'avril. Le motif des fantômes n'était que le premier d'une suite de thèmes récurrents, jusqu'à un événement tout à fait surprenant que je narrerai plus tard. 

mercredi 10 avril 2024

Funiculi Funicula

Le mode d'action typique de l'attracteur étrange : un thème vous obsède depuis très longtemps, vous ne cessez d'en répertorier les apparitions de loin en loin, et puis soudain c'est l'explosion, la supernova, le brusque étoilement des coïncidences, jusqu'à ce que l'onde de crue s'apaise et que le monde se replie dans l'ordinaire des jours. Ainsi du vertige, motif central, majeur pour moi, qui s'exalte à la découverte de cet essai de l'anthropologue Emmanuel Grimaud, Metavertigo, qui sonne comme du Hitchcock transcendé. Le sous-titre est éloquent, il enfonce le clou : Vertiges de l'humain augmenté par ses vies antérieures. Et puis voilà qu'un film en répercute l'écho : La Bête de Bertrand Bonello. Les vies antérieures, le vertige y trouvent place. A-t-on atteint le climax ? Non, voici que peu après un livre m'échoit. Je ne l'ai pas choisi, celui-ci. C'est F. , un des détenus de la centrale de Saint-Maur que j'accompagne dans le cadre de Lire pour en sortir, qui l'a retenu dans le catalogue : Tant que le café est encore chaud, du dramaturge japonais Toshikazu Kawaguchi. Un best-seller au Japon, vendu à près d'un million d'exemplaires, traduit dans trente pays. Le genre d'annonces qui ne me fait ni chaud ni froid. Je ne le connaissais pas du tout, et sans doute ne l'aurais-je jamais lu sans la décision de F.


De quoi s'agit-il ? Eh bien d'un petit café, le Funiculi Funicula, perdu dans une ruelle de Tokyo, et qui ne devrait guère séduire le chaland car il est situé au sous-sol et qu'il est sans fenêtre. Sauf qu'on raconte qu'il est possible d'y retourner dans le passé, le temps de la dégustation d'un café. Attention, si vous ne quittez pas la place avant que le café soit complètement froid, vous deviendrez un fantôme. Ce n'est là qu'une des règles qui régissent le lieu. Il faut savoir aussi que même si vous retournez dans le passé avec succès, le présent ne s'en trouvera pas changé pour autant. A quoi bon alors ? C'est la question que se pose chacun de ceux qui tentent l'expérience. Sans pour autant que cela les retienne d'essayer.

On voit bien sûr le lien avec Metavertigo : il s'agit là aussi de régression dans le passé de la personne. Ce n'est pas l'hypnose ici qui conduit le patient, mais un dispositif très précis, une chaise (pas n'importe laquelle, celle qui est occupée presque en permanence par une femme vêtue d'une robe blanche et lisant un livre (le voilà notre fantôme, il faut attendre qu'elle aille aux toilettes pour prendre sa place)), un café versé lentement avec une bouilloire en argent.

"Un filet de vapeur s'éleva de la tasse pleine. Kei eut la sensation qu'elle-même ondulait. D'un coup, son corps devint léger et le paysage autour d'elle se mit à défiler de haut en bas, comme des images en stéréoscopie.
Normalement, Kei aurait réagi comme une enfant dans un parc d'attractions et ses yeux se seraient mis à briller. Mais elle n'était pas en état de s'émerveiller, malgré la magie de l'expérience.
Elle s'apprêtait à rencontrer son enfant, grâce à la chance unique que lui offrait Kazu. Se laissant aller à la sensation de vertige, elle repensa à son enfance." (p. 298, c'est moi qui souligne)

Dans chaque plongée dans le passé, le vertige est associé. Comme dans l'expérience hypnotique, les sensations corporelles sont modifiées. Nous sommes ici dans une pure fiction mais tout fonctionne comme dans la réalité d'une séance. Et certes, comme promis, le présent n'en est pas affecté, mais quelque chose néanmoins a changé,  et c'est le "coeur des hommes". La réalité est la même, mais la façon de la regarder, de l'envisager, de la comprendre a évolué. Ainsi comme la séance d'hypnose permet parfois la résolution de traumas, l'échappée hors des phobies, ce bref retour dans l'hier permet aux personnages du roman de Kawaguchi de vivre mieux par la suite.

On ne trouve pour ainsi dire aucune analyse critique de ce livre. Les best-sellers ne déclenchent pas de passion herméneutique. Je me suis tout de même posé une question que je n'ai vu posée nulle part : pourquoi ce nom de Funiculi Funicula ?

La réponse m'a surpris : rien à voir avec le Japon, il s'agit d'une chanson napolitaine, Funiculì funiculà, 
dont la musique fut composée par Luigi Denza en 1880 sur des paroles  du journaliste  Giuseppe Turco. Une chanson publicitaire écrite pour commémorer l'inauguration du funiculaire du Vésuve qui avait eu lieu un an plus tôt. De multiples chanteurs l'ont interprétée, dont Luciano Pavarotti :


Aucun écho à cette histoire dans le roman. Mais continuons : la chanson a été adaptée en français par Armand Silvestre en 1889, avec le titre L'amour s'en vient, l'amour s'en va (voir sur Gallica). Mais les paroles de Silvestre n'ont rien à voir avec l'original.


Une autre chanson, avec le même titre, créée par Paul Misraki et Claude Marcy, fut chantée par Jeanne Moreau en 1953.


Le premier enregistrement de Jeanne Moreau fut celui d'une autre chanson du duo Marcy/Misarki, J'ai choisi de rire, qui prenait place dans la pièce L'heure éblouissante, jouée donc en 1953. Robert Kemp en donnait une critique élogieuse dans Le Monde du 19 janvier :

"Je ne sais vraiment pas si la comédie de Mme Anna Bonacci - adaptée de l'italien par M. Albert Verly et dialoguée par Henri Jeanson - est aussi éblouissante que son titre le promet. Mais deux tableaux sur quatre l'ont été hier au soir grâce à deux jeunes comédiennes extraordinaires : Suzanne Flon et Jeanne Moreau. Nous connaissions bien leurs talents, faits de dons naturels et d'un instinct presque infaillible ; et leur passé, si court, nous les a rendues chères. Elles se sont surpassées. Y a-t-il eu entre elles an match, un duel, une course d'obstacles ? Je les classerais ex æquo. Mlle Jeanne Moreau a joué avec une virtuosité, une féminité et soudain une émotion secrète qui évoquaient la gracieuse, fière et pétulante maîtrise de Madeleine Renaud, Suzanne Flon, gênée par la grippe, ou par une laryngite légère, a montré une pénétration psychologique, une intensité d'expression, une " grandeur " de jeu qui, par éclairs, touchaient au tragique. Double émerveillement ! Si l'Heure éblouissante peut conserver cette interprétation elle en a pour longtemps. Elle est une " curiosité " dramatique."


Or - malignité de l'attracteur étrange - il se trouve que cette pièce, L'heure éblouissante, est présentée en ce printemps par la compagnie de la Vieille Prison, à Châteauroux. L'information m'a été transmise récemment par l'un des acteurs, Arnaud de Laitre, avec qui je dois jouer cet été dans Moby Dick.


Arnaud y doit incarner le capitaine Achab...

lundi 8 avril 2024

Rosso come il cielo

"L'oeil (en général) superficiel, l'oreille profonde et inventive. Le sifflement d'une locomotive imprime en nous la vision de toute une gare."

Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Folio, 1975, p. 81.

J'avais terminé Le karma de La Bête avec la réflexion de Bertrand Bonello sur les pouvoirs suggestifs du son. Je réalisai alors qu'il était temps pour moi de visionner le film que Nunki Bartt m'avait laissé il y avait une semaine ou deux : le Rouge comme le ciel, de Cristiano Bortone, sorti en 2006, mais qui bénéficie actuellement d'une nouvelle diffusion. C'est l'histoire de Mirco Mencacci, qui perd la vue à l'âge de dix ans, à la suite d'un accident domestique. Contraint d'intégrer un institut spécialisé à Gênes, loin de sa famille (l'école italienne n'accueillant pas à l'époque les non-voyants), il se rebelle et refuse dans un premier temps d'apprendre le braille. Le salut viendra de la découverte d'un vieux magnétophone à bandes : la richesse des paysages sonores qui l'environnent conduit Mirco à imaginer des histoires, auxquelles, petit à petit, il conviera à participer ses camarades d'infortune. Le film se terminera sur le spectacle de fin d'année (autrefois triste enfilade de saynètes indigentes) où les parents écouteront, les yeux bandés, ravis, le conte savamment élaboré par les enfants. 

Inspiré de la propre vie de Mirco Mencacci, ingénieur du son très réputé en Italie, c'est un film d'enfants enthousiasmant et jamais mièvre.


Ne m'éloignais-je pas ainsi de la piste que j'avais empruntée avec l'hypnose régressive de Metavertigo, l'essai d'Emmanuel Grimaud ? Il ne me semble pas, car voici ce qu'on peut lire à la fin du second chapitre : "L'hypnose impose dans un espace intimiste une nuit artificielle. Le noir est la condition du vertige." C'est bien parce qu'il ferme les yeux, parce qu'il accepte de s'abstraire pour un temps du monde qui l'entoure, que le patient de Trupti Jayin peut, aidé par sa voix, nous livrer un récit souvent foisonnant et débridé. La caméra dans l'expérience ne voit rien, "n'a accès qu'aux remous en surface de la profondeur la plus profonde, elle ne récolte que l'écume du cinéma intérieur du psychonaute, mais il n'y a pas de meilleur lieu pour faire la grammaire de nos vertiges dans toutes leurs variantes."(p. 47)

Nous avons bien lu : la grammaire de nos vertiges. Qui dit grammaire dit syntaxe, autrement dit un ordre (grec suntaxis, "avec ordre"), des règles de composition entre les mots ou entre les propositions. L'expression est donc presque un oxymore, le vertige caractérisant plutôt ce qui échappe à l'ordre, la déviation, la rupture d'équilibre. Comment concilier tout cela ? 

Ajoutons pour l'instant un élément de vertige : peu après son arrivée à l'institut génois, Mirco, solitaire dans la cour, s'approche de la fenêtre de la concierge, attiré par le son d'une radio. Francesca, la fille de la concierge, lui lance des petits cailloux sans réussir à le faire fuir. Il est passionné par ce qu'il entend :  une adaptation de Moby Dick d’Herman Melville. 


Mirco et Francesca vont devenir amis à la suite de cette rencontre. La petite fille, vive et astucieuse, sera son indéfectible alliée contre les rigueurs de l'institut et son austère directeur. "L’histoire d’Herman Melville, peut-on lire dans le dossier pédagogique des films du Préau, forte en aventures, réunit Mirco et Francesca. Les enfants (et pas seulement les enfants) ont besoin d’écouter - de lire de voir - des histoires. Ces histoires ne sont pas de simples passe-temps pour eux, elles cohabitent avec leur quotidien, les relient au présent. L’extrait cité de Moby Dick est celui où Achab promet à son équipage une récompense en pièce d’or... L’intonation du comédien jouant Achab, grossière et poussée à l’extrême, résonne comme un écho à « la philosophie » de la carotte et du bâton prônée par le directeur de l’institut."

Je l'ai dit, Rouge comme le ciel m'avait été prêté par mon ami Nunki Bartt peu de temps avant. Or, c'est lui également qui m'a donné en janvier 2018 le gros volume de Moby Dick des éditions Phébus, dans la traduction d'Armel Guerne.

Et il se trouve que je vais interpréter le rôle de l'armateur Peleg dans l'adaptation que Béatrice Barnes a écrite pour Cluis-dessous en juillet prochain.

lundi 1 avril 2024

Le karma de La Bête

En quoi consiste la past life regression de l'hypnothérapeute Trupti Jayin ? Le patient, installé confortablement dans un fauteuil, et après avoir exposé brièvement les raisons de sa venue, est amené  par la voix "suave" de Trupti dans un état de relaxation "suffisant pour le faire régresser dans son enfance et au-delà, dans ses précédentes "incarnations". Fouillant dans les tréfonds de sa mémoire, le patient prend conscience des fardeaux hérités de ses vies passées (karma) pesant sur sa vie actuelle et traite ainsi, par l'anamnèse, ses problèmes présents." Pour Emmanuel Grimaud, il importe peu de croire ou non à la réincarnation, à la réalité de ces vies antérieures : outre que le dispositif semble efficace dans la guérison de traumatismes et autres phobies, il constitue un observatoire passionnant de plongée dans les profondeurs de la psyché. A l'inverse du mouvement voulu par ceux qu'il appelle les "technologues de l'immortalité", les transhumanistes de la Silicon Valley et leur "course éperdue vers le futur", l'hypnose régressive témoigne "d'une course vers les origines, d'un retour à l'instant zéro". C'est à ce stade qu'il en appelle une nouvelle fois à la notion de vertige : "le vertige de la régression n'est qu'en apparence un repli. Si on remonte le cours de son embryogenèse, ce n'est pas pour s'y arrêter, mais afin de replonger dans un temps profond, un monde chaotique de possibilités, rebrousser les méandres de l'histoire, s'immerger dans des métavers qui ne sont pas devant mais derrière, autant d'univers qui nous ont préexisté, responsables de traits et de dispositions dont le sujet aurait hérité. L'humain rattrapé par ses vies antérieures serait la matière de ce livre."


Un peu plus loin, l'anthropologue parle de cinéma mental, et assure que le livre  "interroge la toute-puissance du régime cinématographique par un chemin de traverse : avec l'hypnose, le cinéma se replie à l'intérieur du cerveau et se fait cinéma profond." Et il conclut ce chapitre en affirmant qu'il "s'agit de découvrir de quelle puissance de résistance ou d'émancipation nos cinémas intérieurs sont porteurs, quelles solutions techniques s'inventent collectivement."

Il se trouve que quelques jours après avoir lu Metavertigo, j'ai vu au cinéma Apollo le dernier film de Bertrand Bonello, La Bête. Film complexe, incroyablement dense, véritablement fascinant en ce que j'y retrouvais nombre d'éléments du livre d'Emmanuel Grimaud, et tout d'abord cette idée de régression vers des vies antérieures. Sauf que ce dispositif ne se situait pas dans l'altérité contemporaine de l'Inde mais dans un futur glaçant (2044) où les IA entreprennent de supprimer les affects des humains, en les obligeant à des séances de "purification" de l'ADN. Il n'est pas anodin de retrouver une nouvelle fois le mot de "vertige" dans la note critique de David Ezan dans le magazine La Septième Obsession :

"Il y a presque vingt ans, Bertrand Bonello filmait Asia Argento dans un court-métrage dédié à l'autoportraitiste Cindy Sherman (CINDY, THE DOLL IS MINE 2005). L'actrice brune se photographiait alors elle-même travestie en blonde, prête à incarner d'autres vies que la sienne ; en un visage d'actrice et un jeu de montage, le film disait déjà tout le potentiel créatif du cinéma. C'est peu ou prou le même vertige qui saisit dans LA BETE, à l'échelle d'un projet fou : raconter les vies antérieures de Gabrielle, qui se replonge en 1910, puis 2014 afin d'y exorciser les traumatismes vécus alors. C'est que nous sommes ici en 2044, à l'heure où l'on exige que les êtres humains se purgent de leurs émotions."

La Bête, avec Léa Seydoux.

Dans l'entretien entre David Ezan et Bertrand Bonello reproduit dans le magazine, le premier déclare que "la musique est le dernier bastion émotionnel du récit", signalant que lorsque Gabrielle entend Evergreen de Roy Orbison, elle pleure immédiatement. Un peu avant, Bonello avait cité une phrase de Robert Bresson, qu'il disait aimer beaucoup : "L'oreille va davantage vers le dedans, l'oeil vers le dehors.", et ajouté : "L'oeil ne dépassera jamais ce qui est sur l'écran, tandis que l'oreille..."



samedi 30 mars 2024

Metavertigo


"Dans mes propriétés, tout est plat, rien ne bouge ; et s’il y a une forme ici ou là, d’où vient donc la lumière ? Nulle ombre.

Parfois, quand j’ai le temps, j’observe, retenant ma respiration ; à l’affût ; et si je vois quelque chose, je pars comme une balle et saute sur les lieux, mais la tête, car c’est le plus souvent une tête, rentre dans le marais ; je puise vivement, c’est de la boue, de la boue tout à fait ordinaire ou du sable, du sable…Ca ne s’ouvre pas non plus sur un beau ciel. Quoiqu’il n’y ait rien au dessus, semble-t-il, il faut y marcher courbé comme dans un tunnel bas.

Ces propriétés sont mes seules propriétés et j’y habite depuis mon enfance et je puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres."

Henri Michaux, Mes propriétés, J. Fourcade, 1929.

Dans sa réponse à la Lettre rouge d'Henri Pichette (évoquée dans Barque élevée dans les brumes immobiles), Max-Pol Fouchet cite ce recueil de Michaux, "un livre où se révèle, en pleine évidence, l'espace du dedans" (Mes Propriétés est justement repris dans L'espace du dedans, publié en 1944). "Voyez donc le langage de la poésie, poursuit-il : c'est, au regard du langage familier, séculier, un tissage d'impropriétés. Les plus valables métaphores, les plus saisissantes images, les plus exactes catachrèses, celles qui appellent à voix inouïe ce qu'il paraissait impossible d'appeler, qui proposent des rapports avec ce qui semblait de toute éternité sans rapport , elles ne sont jamais que l'impropriété à son comble, l'impropriété montée comme une tour dans le vide."



L'impropriété montée comme une tour dans le vide. L'image ne s'impose pas par son évidence ("évidence", un mot par ailleurs cher à Fouchet, comme en témoigne le titre de ce volume de nouvelles qu'il affectionnait particulièrement, Les évidences secrètes), son étrangeté me renvoie à ce tableau de Léon Spilliaert dont j'ai fait matière d'un article récent, La vie a commencé par un vertige. Vertige qui surgit précisément dans la phrase suivante : "Les supporterions-nous, en dépit des charmes, si nous ne consentions à ce qu'elles soient des signes de transposition, si l'affrontement du propre et de l'impropre ne se présentait comme l'équivalent visage de ce vertige qui nous occupe, lorsque nous mesurons d'où nous partîmes et où nous arrivons ?"



A Henri Pichette qui faisait le procès du poème, et qui écrivit à cette fin ce qu'il appela ses Apoèmes, Max-Pol Fouchet répond qu'il croit, lui, au poème. "Désespérément, sans doute, mais pleinement." Et dans la dernière page de sa réponse, nous retrouvons l'évidence : "L'évidence ne peut être contre le poème : il détient la seule évidence, il est la seule évidence. Notre faiblesse va de soi. Mais fussions-nous plus forts, nous ne vaincrions pas encore. Nous vaincrons parce que nous sommes éternels."

Le dernier paragraphe nous conduira du vestige au vertige. 

"Demeure, sans débat, l'oeuvre d'émonder, éclaircir, dégager, crémer,  - pour que le vestige se lustre dans la nudité, délivré de l'adventice. Regardons Breughel : Icare choit, dans l'indifférence, et de lui ne subsiste, proche d'un insensible voilier, qu'une jambe éperdue, mais le laboureur, au premier plan, butera du soc, à l'extrême du sillon, contre un crâne, - déjà, peut-être, celui du fils de Dédale."

Copie probable (vers 1595-1600), exposée au Musée royal d'art ancien à Bruxelles

Et il achève ainsi, par cette courte phrase : "Le vertige est notre Gloire".

*
Le 24 janvier, une soirée de lecture avait été organisée par Francis Labbaye au Chauffoir pour commémorer le centenaire de la naissance d'Henri Pichette. J'y lus, avec d'autres, quelques extraits de son oeuvre, dont un passage de l'un de ses fameux Apoèmes.

Dix jours plus tard, je trouvai à Arcanes un essai dont j'avais lu un peu plus tôt une courte recension critique sur Libération. Son titre aurait suffi à m'aimanter : Metavertigo, sous-titré Vertiges de l'humain augmenté de ses vies antérieures. L'auteur, Emmanuel Grimaud, est anthropologue et directeur de recherches au CNRS. Ce livre fascinant s'appuie sur une enquête menée à Calcutta, dans le cabinet de l’hypnothérapeute indienne Trupti Jayin, spécialiste de l’hypnose dite « régressive », technique thérapeutique visant à faire effectuer au patient un voyage mental dans le passé, y compris prénatal, afin de résoudre un problème présent. Une pratique qui connaît un grand succès en Inde depuis les années 1980.
L'essai s'ouvre sur l'évocation d'un colloque qui s'est déroulé en 2017 à Dharamsala, qui réunissait des moines bouddhistes, le Dalaï Lama et des ingénieurs américains de la Silicon Valley. "Certains ingénieurs,  raconte Emmanuel Grimaud dans un entretien avec Caroline Pernes,  rêvent d’un jour où l’on pourra faire se réincarner les individus de manière électronique, sous la forme de machines ou d’avatars… L’histoire nous montre que les grandes évolutions technologiques ne sont jamais dénuées de dimensions religieuses ou mystiques. Ainsi, la radio s’est inventée à un moment où de nombreux expérimentateurs cherchaient un moyen technologique de communiquer avec les morts. Les transhumanistes se tournent aujourd’hui vers des formes de néo-bouddhisme pour légitimer leurs expériences sur les technologies de l’immortalité. Mais le livre démontre que ces réappropriations prospèrent en réalité sur des malentendus."


L'enquête menée par Grimaud fut baptisée le trou noir de Kolkata (Calcutta), et a donné lieu au film (réalisé avec Arnaud Deshayes) Black Hole : Why I Have Never Been a Rose (disponible sur la plateforme Tënk). Il rappelle que le trou noir, avant de désigner les objets célestes, vrais "gouffres spatiotemporels'" de l'astrophysique d'aujourd'hui, "désigna d'abord une prison située à Kolkata, dans laquelle des Anglais furent enterrés vivants par le nawab du Bengale, le 19 mai 1756." Une atrocité qui servit à justifier la colonisation de l'Inde par les Britanniques, mais dont la véracité a été largement remise en cause par les historiens postcoloniaux (voir la notice de Wikipedia).

C'est en explicitant le lien entre cet événement et l'expérience qu'il mène avec l'hypnothérapeute Trupti Jayin qu'Emmanuel Grimaud en vient pour la première fois à parler de vertige : "Ce sont les vertus jubilatoires de cette forme expérimentale (ou artificielle) de métempsycose qu'il nous intéresse d'explorer et surtout la manière dont du vertige se produit en temps réel, faisant vaciller les frontières du corps, le rapport dialectique entre la vie et la mort et notre appréhension ordinaire du temps." (p. 23)

*
Quel rapport, me dira-t-on, entre la méditation sur le poème de Max-Pol Fouchet et l'enquête anthropologique d'Emmanuel Grimaud ? La seule notion de vertige permet-elle de rassembler sans artifice ces deux expériences du monde ? 
Je ne suis pas en mesure de répondre avec certitude à ces questions. J'avance dans une certaine pénombre, qui se dissipera peut-être dans les temps à venir. Je vais pour l'instant continuer à explorer la riche matière proposée par l'anthropologue en la croisant prochainement avec un des films les plus fascinants de cette année. Ce sera pour la prochaine livraison.

jeudi 28 mars 2024

Perceval Everett

Tu as peut-être raison.
Ton lent retour des
Régions de terreur et de cris
Sanglants court dans mon coeur.
J'entends encore le rire
Des enfants et je vois les lucioles 
qui éclatent en minuscules explosions dans 
Un crépuscule de l'Arkansas.

Maya Angelou, Proches, in Et Pourtant je m'élève, Points-Seuil, p. 85*


La semaine dernière, j'ai passé trois jours à Bourges pour la préparation et le jeu de la Nuit du Polar, organisée pour la première fois dans cette ville par la Bouinotte. Le scénario, conçu par mon ami Yvan Bernaer, tissait une intrigue, inspirée des tribulations d'Indiana Jones, à travers plusieurs hauts-lieux de la ville, de l'amphithéâtre de l'INSA sur le campus au merveilleux théâtre Jacques Coeur et au Muséum d'Histoire naturelle, en passant par le vieux cimetière des Capucins et le Château d'eau, sans oublier deux mystérieuses caves de particuliers et la très discrète et très étonnante bibliothèque patrimoniale des Quatre Piliers. Une quarantaine de bénévoles accueillait quelques trois cents joueurs dans ces différents lieux pour de courts happenings inquiétants ou cocasses. Cela implique pléthore de détails qu'il faut régler en amont avec minutie pour que le jeu se déroule sans anicroche, et que le plaisir soit le plus grand possible. On a donc cavalé sans relâche pendant ces trois jours. Les rêves se bousculèrent dans la nuit du vendredi, je revis en particulier M. Neyrat, le principal du collège d'Aigurande. En un demi-siècle, il ne m'était jamais apparu en songe, et voici qu'il débarquait avec sa fille (ma condisciple au collège) lors d'une sorte de banquet. Il déclara à l'assemblée qu'il ne saluerait pas tout le monde, mais il fit une exception en venant me serrer la main. Je dois dire que je n'ai aucune interprétation valable de ce rêve.

La murcielago de tres ojos, la statue précolombienne au coeur de la nuit du Polar

Il y eut aussi Perceval Everett. Là, je dois préciser que j'ai tout oublié. Qui était-il ? Mystère. Ne me restèrent au réveil que ces nom et prénom. Et puis un surnom, Percy. Aucun lien avec le rêve précédent, aucun Perceval Everett, on s'en doute, au collège d'Aigurande.

Quatre jours plus tard, rédigeant dans la matinée l'article La vie a commencé par un vertige, je tombe sur un Perceval. C'est dans la chronique de Véronique Bergen sur Vertige ! le récit de Philippe Rémy-Wilkin :

Dis-moi quels sont tes héros préférés et je te dirai qui tu es. Nul étonnement que Philippe Remy-Wilkin se penche sur sa prédilection pour Perceval. Taillé dans l’innocence, c’est de se murer dans le silence que Perceval échoue, lors de la première épreuve, à délivrer le Roi-Pêcheur. À partir des échos qui le relient à Perceval, découvrira-t-il son Graal intime ? Quel est le prix à payer pour accéder à la révélation ? Faut-il traquer l’ombilic des marécages familiaux ou préférer des biographèmes à géométrie mouvante, pris dans le clair-obscur des toiles de Léon Spilliaert ?

J'ai failli mentionner cette rencontre dans l'article, et puis j'y ai renoncé. La coïncidence n'était pas assez forte. Perceval n'est pas un nom que l'on croise tous les jours, mais ce qui faisait vraiment sens pour moi c'est son association avec Everett. Un nom ou un prénom pas si courant non plus, même s'il ne m'était pas inconnu, je l'avais même donné à l'un des protagonistes de mon polar à moi, Barbe Bleue ne passe pas le dimanche, dans l'épisode par exemple du 23 juillet 1967, dont voici le tout début :

"Comme un cachalot épuisé, La Dodge s’échoua sur la pelouse cramée. Everett s’en extirpa avec difficulté, la porte avant coinçait toujours et il avait rassemblé avec peine l’énergie qu’il fallait pour donner le coup d’épaule libérateur. Le soleil était déjà haut et tapait trop fort à son goût sur la cafetière. Il ne pensait plus qu’à une chose : se foutre au pieu et dormir deux ou trois jours. Il avait envie aussi d’une bière, il avait depuis longtemps fini le pack de Bud dont le carton traînait sur le siège avant. Oui, une binouze et au paddock. Lina allait râler mais il s’en foutait bien pas mal. Si elle la ramenait trop, une claque dans la tronche la calmerait vite."

Bref, je renonce donc à parler de Perceval dans l'article, et dans l'après-midi, la pluie s'étant arrêtée, je me rends à la médiathèque, j'ai de toute façon besoin de marcher un peu. J'ai assez à lire mais je veux emprunter des albums de Eels. J'ai recommencé à écouter Electro-shock blues, le deuxième album du groupe, le seul que je possède, et, vingt-six ans après sa parution, j'éprouve un réel plaisir à me laisser envahir par ces mélodies et par la voix singulière du chanteur, l'âme du groupe dont le pseudonyme est tout simplement E. Dans le bac, je trouve quatre albums des Eels, dont celui-ci : The cautionary tales of Mark Oliver Everett. Je sursaute (intérieurement s'entend). Après Perceval le matin, voici Everett l'après-midi. En me plongeant dans le livret, je découvre ce que sans doute j'ai su un jour et puis là encore oublié : E. est le pseudonyme de Mark Oliver Everett.


*

L'histoire ne finit pas là. Hier, en flânant sur le magazine littéraire en ligne En attendant Nadeau, je tombe sur l'article American Nemesis, écrit par Alexis Buffet. Et j'hallucine car il est consacré à Châtiment, un roman d'un écrivain américain qui se nomme... Percival Everett. Et là je m'interroge, l'article est daté du 5 mars 2024, et comme je suis un lecteur épisodique du site, il est tout à fait possible que ce nom me soit apparu. Ou bien encore cela aurait pu se passer sur l'autre magazine littéraire en ligne que je fréquente régulièrement, Diacritik, où, effectivement, j'ai vérifié qu'un article sur le même roman de Percival Everett avait été publié le 11 mars dernier, sous la plume de Dominique Bry. Je suis absolument certain de n'avoir lu ni l'un ni l'autre article, mais mon inconscient aura peut-être enregistré furtivement, lors d'un scrolling, ce nom de Percival Everett.

Quoi qu'il en soit, même si ce Percival Everett est bien la source concrète du rêve, il reste que la double résurgence Perceval/ Mark Oliver Everett, le même jour, est une coïncidence étonnante (mais chacun, je le sais, demeurera sur ses postures favorites : pur hasard pour la plupart, facétie de l'Attracteur étrange pour ceux qui partagent avec moi cette hypothèse).


Percival, et non Perceval, aura-t-on remarqué, et c'est là que le surnom de mon rêve prend toute sa saveur, avec ce Percy, invention de l'inconscient.

*

Mais, encore une fois, il ne faut pas en rester là. Au-delà de la synchronicité, il existe une profondeur de sens qu'il faut révéler. De quoi parle donc le roman de Percival Everett ? Je donne la parole à Dominique Bry : "Mais Percival Everett n’oublie pas l’essentiel : Châtiment est un polar déjanté et poisseux, qui raconte la haine quotidienne de l’autre (traduisez : les noirs, les asiatiques, les latinos) et revient sur les innombrables crimes racistes du passé, des crimes perpétrés en toute impunité voire justifiés par le 2ème amendement du Bill of Rights qui garantit « le droit du peuple de détenir et de porter des armes ». Des crimes qui conduisent dans Châtiment à une réaction, à une révolte après un inventaire terrible que découvriront, médusés, des agents du MBI pourtant revenus de tout."

Or, il se trouve encore que le 25 mars, deux jours donc après la nuit du Polar, me rendant à Cultura pour acheter un nouveau carnet Paperblanks, un petit livre me fait signe : dans la collection de poésie de Points-Seuil, le recueil de Maya Angelou, Et pourtant je m'élève. Je n'ai jamais lu Maya Angelou, c'est juste une référence lointaine pour moi, mais il me suffit d'ouvrir le livre au hasard pour être aussitôt séduit par cette édition bilingue. Dans sa préface, Alain Mabanckou explique que le poème le plus déclamé de ce recueil, "Et pourtant je m'élève", est étudié dans la plupart des écoles, des collèges et des lycées américains : "Usant de formules mémorables, Maya Angelou refuse ici la négation de l'histoire des Noirs d'Amérique et en appelle au courage et à la ténacité :

Des taudis honteux de l'Histoire
Je m'élève
D'un passé pétri de souffrance
Je m'élève
Tel un océan noir, bondissant et immense,
Débordant, grossissant, je porte la marée."

Entre Everett et Angelou, évidemment, que de résonances. 

J'en ajoute une dernière :  l'épisode que j'ai rapporté de mon propre polar se situe le 23 juillet 1967. Or, l'une des contraintes que je m'étais donné en 2017 était d'inclure dans chaque épisode fictif un véritable fait historique qui s'était produit ce jour-là très précisément. Ce moment d'Histoire était glissé dans la trame même de la fiction. Ainsi :

"Il se jette sur elle, un quintal de barbaque soûle contre quarante-cinq kilos de douleur rentrée. Dans la pénombre, Il n’a pas vu le câble de frein tendu devant le fauteuil et s’étale lourdement sur la moquette avant de recevoir sur l’occiput un formidable coup de crosse qui l’envoie dans le pays sombre où les coyotes parlent comme vous et moi.

Quand il revient à lui, dansent devant ses yeux les images d’une émeute. La télé montre des commerces pillés, des voitures incendiées, des foules en panique, des gardes nationaux brandissant leurs armes. Les jours suivants, il apprendra qu’après une intervention de la police dans un Blind Pig** de Détroit, situé à l’angle de la 12e rue et Clairmount, lors d’une soirée de célébration du retour d’anciens combattants afro-américains du Vietnam, toutes les personnes présentes avaient été arrêtées. Une foule s’était alors rassemblée pour protester contre le harcèlement des policiers blancs contre les Noirs du quartier et rapidement des pillages avaient commencé. La ville s’était embrasée et on comptait déjà une vingtaine de morts et des centaines de blessés."

Authentique événement qui était également mis en valeur par l'image adossée au texte.


Voilà jusqu'où nous entraînent les rêves des nuits du Polar.

_______________________

*Traduction Santiago Artozqui

Texte original :

You may be right.
Your slow return from
Regions of terror and bloody
Screams, races my heart.
I hear again the laughter
Of children and see fireflies
Bursting tiny explosion in
An Arkansas twilight.

** Blind Pigs : Bars illégaux, nés durant la prohibition et devenus au fil du temps, le repère de marginaux (proxénètes, prostituées, trafiquants et drogués).