vendredi 26 avril 2024

Barque, macle et arnaque

Dans l'espace de trois jours, du 9 au 11 avril, plusieurs motifs s'étaient donc imposés à moi par des triples récurrences. Le motif de la barque, puis ceux du fantôme et du miroir, formaient comme une constellation remarquable qui pouvait être géométrisée, me semblait-il, par la figure du triangle proposée par Atiq Rahimi dans L'invité du miroir :

Au milieu du lac,
arrivent trois barques de pêcheurs,
des lampes-tempêtes suspendues au bout de leurs cannes en tige de bambou (...)

A un endroit,
défini sans doute par les Divins,
les barques, dans un silence aquatique et végétal,
s'immobilisent
formant un triangle. (p. 22-23)

Cependant, dans cet extrait, j'avais omis le court paragraphe suivant qui prenait place dans l'intervalle :

Impossible de savoir
s'ils viennent pêcher des poissons
ou
de la lumière.

Les poissons. Je ne pouvais oublier le motif de la bonite qui avait même affleuré avant les trois autres. Barque et bonite, fantôme et miroir, c'étaient en somme les quatre pôles d'une nouvelle figure, et je pensais aussitôt à ce losange qui m'avait si fort occupé en juin 2018, et dont la traduction héraldique est la macle, dont Philippe Audoin, (le père de Fred Vargas, de son vrai nom Frédérique Audoin-Rouzeau), a traité dans l'étude qu'il a consacré à la ville de Bourges : Bourges cité première, essai d'iconologie mytho-hermétique, publiée chez Julliard, en 1972. 



Philippe Audoin, y examinant les armes de la ville de Bourges, en vient à évoquer la Croix de Toulouse dite "maclée", composée de quatre losanges réguliers, qu'il identifie à la macle, meuble héraldique que l'on retrouve souvent dans les armes de la noblesse bretonne, ainsi les Rohan, "qui se flattent, dit-il, de descendre des premiers souverains de Bretagne portent : de gueules à neuf macles d'or, posées 3, 3 et 3."

J'écrivais alors que cette macle n'était assurément pas un détail anodin puisqu'elle faisait l'objet d'une des trois annexes du livre. C'est même sur cette macle que l'étude s'achevait, avec un texte titré Sine macula macla, Macle sans tache, qui était la devise des Rohan, qu'Audoin rapprochait de la devise de l'ordre breton de l'hermine : Potius mori quam foedari (Plutôt mourir qu'être souillé).

Par ailleurs les macles désignaient aussi des cristaux crucifères, la Staurolite ou Staurotide (du grec stauros, croix), silicates d'alumine en forme de croix grecque ou de Saint-André, auxquels on prête encore aujourd'hui des propriétés merveilleuses. Ces Pierres de croix (lapides cruciferi), qu'on nommait aussi Pierres de Compostelle, abondantes en Galice (comme dans le Finistère breton), étaient rapportées par les pèlerins de Saint-Jacques, à l'instar des célèbres coquilles.

Outre le cristal, il évoquait aussi la macle d'un autre minéral, la cérusite, qui n'est pas sans ressemblance avec des cristaux à trois pointes qu'on retrouve toujours à Bourges, au plafond du cabinet de l'Hôtel Lallemand. Ainsi que la macle ou macre, plante aquatique nommée aussi Châtaigne d'eau, cornuelle, corniote, écharbot ou truffe d'eau : dont les feuilles sont en forme de losange.


Trapa natans, le nom latin de la macle d'eau, signifie "chausse-trape flottante". Plante envahissante, elle peut devenir un danger pour la biodiversité, comme en témoigne cette vidéo québécoise.


Regarder ces gens en canoë en train d'arracher les plants de châtaigne d'eau m'a bien sûr rappelé ma petite expédition sur les marais de Bourges où, qu'on se rassure, la macle n'est pas présente à ce que je sache, mais une autre plante invasive pose bien des soucis à ceux qui entretiennent les marais, à savoir la jussie : "La jussie, écrit Chloé Frelat dans Le Berry Républicain, empêche la flore de s’étendre et risque même de l’étouffer. La faune n’est pas non plus épargnée : les poissons ne peuvent pas passer entre les racines qui atteignent parfois les trois mètres. « Il y a des endroits où on pourrait presque marcher dessus tellement la couche est épaisse », déclare Pierre Coppin, membre de l’association Patrimoine Marais qui s’attelle à arracher la jussie depuis dix-sept ans. L’impact sur la biodiversité environnante n’est pas le seul problème dû à cette plante invasive. Dans certains coins, elle empêche les maraîchers de naviguer sur les coulants, les couloirs d’eau entre les terres qui leur permettent de rejoindre leurs parcelles en barque."

Bon, finalement, si je passe du trois au quatre, si donc j'abandonne le triangle des trois barques d'Atiq Rahimi, je songe à ce merveilleux dessin de Sempé, représentant un quatuor de barques disposé à la manière de la croix maclée toulousaine, et que Denis Grozdanovitch a choisi pour la couverture de son livre La puissance discrète du hasard (Denoël, 2013).


Livre dont j'ai rendu brièvement compte le 8 mai 2013. De fait, il avait tout pour me plaire. Il n'y a qu'à lire la quatrième de couverture, que je recopie ici une fois de plus, bien paresseusement :
"Découvertes inattendues, rencontres singulières, coïncidences troublantes : au cours de nos vies, l'essentiel arrive souvent par hasard. Dans une promenade où se croisent les souvenirs familiaux, les exploits sportifs et un riche bagage littéraire, Denis Grozdanovitch nous invite à desserrer les contraintes d'un esprit trop rationnel. Depuis les prouesses au tennis de Roger Federer jusqu'aux présages dont semblent parfois porteurs les animaux - que ce soit dans nos rêves ou dans la réalité -, en passant par la réapparition d'objets que l'on croyait perdus, l'auteur sait mélanger la grande histoire et l'anecdote, le plus anodin et le plus profond. 
Avec humour, il nous initie à ces curieux concepts que sont la sérendipité, art des trouvailles inopinées, l'happenstance, don d'être au bon endroit au bon moment, ou encore le lâcher-prise, secret de certains champions, grands scientifiques et autres joueurs d'échecs. Alliant l'impertinence du franc-tireur et les merveilles d'une libre érudition, il nous invite à d'autres raisons de vivre que celles que nous offre un monde stérilisé par la technique." (C'est moi qui souligne)
Il se trouve que je viens de terminer le livre de Daniel Sangsue, que m'avait judicieusement recommandé monsieuye Am Lepiq, Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres (La Baconnière, 2024). Ce journal d'un homme aussi passionné que moi par les hasards objectifs et les coïncidences troublantes ne pouvait que me ravir. Or, justement, de hasard objectif, il est question à la date du 11 décembre 2019, et il concerne au premier chef Denis Grozdanovitch :
"Nouveau hasard objectif. Il y a deux jours, je me suis mis à lire Dandys et excentriques, le dernier essai de Denis Grozdanovitch (Grasset, 2019) qui patientait dans mes piles depuis le début de l'année. J'avais été en relation avec Grozdanovitch en 2012, car je voulais publier un livre de lui dans ma collection, et nous avons parlé au téléphone et échangé quelques courriels, mais cela n'avait rien donné car il avait des commandes à honorer et pas de temps pour un livre supplémentaire. Depuis 2012, je n'avais plus correspondu avec lui. Or voici qu'aujourd'hui je reçois un courriel ainsi libellé : Bonjour, J'aimerais t'expliquer un problème au plus vite par mail, je reste devant l'ordinateur car mon téléphone est hors service. Denis. Le tutoiement et le caractère cavalier de ce courriel (même pas accompagné de salutations) signalent l'arnaque : il s'agit d'un de ces hameçonnages ou phishing, par lequel des cyberescrocs cherchent à vous extorquer de l'argent. Il n'empêche : le fait que je reçoive un courriel de Grozdanovitch, après sept années de silence et précisément deux jours après avoir commencé un livre de lui, me laisse songeur. Certes, c'est un faux, mais alors que le hameçonnage aurait pu provenir de centaines d'autres correspondants, il vient justement de Grozdanovitch - auteur de La puissance discrète du hasard (Denoël, 2013), lequel contient des pages remarquables sur les coïncidences extraordinaires, la sérendipité, la happenstance, etc." (p. 111-112)
Pour finir, il se trouve encore que Denis Grozdanovitch sera présent le week-end prochain à l'Envolée des livres, le salon du livre de Châteauroux qui se tient au cloître des Cordeliers. Il n'est pas impossible que j'aille lui faire signe.




mercredi 24 avril 2024

La bonite et le trader

De ma petite excursion sur les marais de Bourges, je ne tardai pas à en informer ma vieille amie du Marais poitevin, Nadine, qui vit à Coulon, au coeur même de ce pays magnifique dont elle connaît maintenant tous les recoins. Elle était revenue récemment en Berry où, après avoir passé quelque temps avec son frère Jean, établi non loin du signal de Fragne, le plus haut point du département de l'Indre (à l'altitude invraisemblable de 459 m), nous nous étions rejoints à Cluis pour une longue promenade autour du village avant, le lendemain, d'aller sur le causse de Pouligny où le Suin en furie était sorti de ses gouffres. Cette semaine-là, son compagnon, passionné de pêche, était avec des copains sur l'île d'Aix. Pêche peu fructueuse, d'après les nouvelles qu'elle en avait, enfin, tout de même, elle apprit qu'il avait pris une bonite. Je ne savais pas ce qu'était une bonite. Wikipedia me dit que la "Bonite est le nom vernaculaire donné à plusieurs espèces de poissons de la famille des Scombridés (Scombridae). Cette famille comprend principalement, outre les bonites, les maquereaux, les thazards, et les différentes espèces de thons au sens strict."

Or, quelques jours plus tard je retrouvai la bonite lors de la lecture de La mer déchaînée d'Achab : une histoire naturelle de Moby Dick, de Richard J. King (La Baconnière, 2023), un essai qui étudie les sources scientifiques de Melville, et compare ses connaissances avec celles que nous possédons aujourd'hui de l'univers marin. 


Cet essai, qui s'appuie sur de multiples rencontres avec des spécialistes de la navigation et de la biologie marine, je le lis aussi lentement que j'ai lu Moby Dick, chapitre après chapitre. Et c'est au chapitre 10, "Espadons et parages animés", que King cite cet extrait des écrits du chirurgien Beale où il décrit les  eaux chiliennes dans lesquelles naviguait le baleinier à bord duquel il s'était embarqué :
"Le rivage accidenté et désert était enclavé dans le vaste océan, qui grouillait à présent de créatures vivantes. La baleine à bosse folâtrait dans les eaux lisses, sa peau polie scintillant sous les rayons du soleil caniculaire ; les phoques aussi, à une courte distance du rivage, reposaient comme endormis sur sa surface, se prélassant dans la chaleur. Des centaines de grands germons et de bonites [deux espèces de thons] entouraient à présent notre navire et donnaient du blé à moudre à ceux qui, exemptés des tâches sur le bateau, les attrapaient avec un crochet. [...] Le féroce espadon faisait fréquemment son apparition, au grand effroi de la bonite et du germon, qui plongeaient dans l'élément liquide avec une incroyable vélocité pour échapper à leurs voraces poursuivants." (p. 166)

C'est ce même jour, mardi 9 avril, que j'avais emprunté à la médiathèque le De la vida mía, de Miquel Barceló. Or, je retrouvai une nouvelle fois la bonite (bonitol), associée à l'espadon (peix espada) dans une double page dessinée, associant figurations et noms des poissons en catalan :


"J'ai appris très tôt le nom des poissons, raconte Barceló. Je les ai souvent peints. Pêchés et peints. Mangés et peints. Pêchés et mangés."(p. 63)

Ces souvenirs-là sont liés intimement à son île de Majorque. "Majorque, dit-il, est mon île de naissance, je suis né d'elle. J'ai tout appris de mon enfance. La mer, c'est ma respiration. Mon corps fait partie de la nature. "(cité par Colette Fellous, en avant-propos du livre)

Majorque. Je ne peux m'empêcher pour finir de repenser à ce vieux loup de mer que nous avons rencontré en allant justement nous promener du côté du Fragne le dimanche 7 avril. J'étais avec le Doc et Nunki Bartt. Après avoir déjeuné (notamment d'un excellent pâté de Pâques) au Moulin Barbaud, nous avions coupé par Briantes et Vaudouan pour nous rendre à Pouligny Notre-Dame. La voiture garée dans le hameau du Fragne, nous montions à pied vers le Terrier Randoin (l'autre nom du signal de Fragne) et sommes passés devant la maison d'un certain Jef, que le Doc connaissait. Il était là en train de bricoler, et nous convia à venir boire un petit coup de rosé, au milieu des ses quatre coqs et d'une pauvre poule esseulée. Il nous accompagna ensuite sur les sentiers du Fragne (nous n'allâmes pas jusqu'au sommet, encombré qu'il est de conifères qui bouchent tous les horizons). Ce pays il l'aimait beaucoup, lui qui était originaire de Perpignan et ne devait de résider ici qu'à la rencontre de gens du coin croisés par un hasard malicieux. Il avait beaucoup bourlingué et, si j'ai bien compris, il avait habité quelque temps à Majorque (je n'avais pas encore lu le livre de Barceló). Et c'est quand nous arrivâmes près de ce vieux car qui servait, disait-il, d'abri aux chasseurs, qu'il parla de ce trader majorquin de ses amis, qui était venu ici lui rendre visite. "Un trader réputé, un escroc quoi."


lundi 22 avril 2024

Barques, Bourges et Barceló

Emportez-moi dans une caravelle,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l'étrave, ou si l'on veut, dans l'écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.

Henri Michaux 

La veille de la surgie simultanée des motifs des fantômes et des miroirs, le 10 avril donc, je notais la résurgence d'un autre motif, celui de la barque, qui s'était imposé à moi au début février. La veille encore, j'avais emprunté à la médiathèque De la vida mía, de Miquel Barceló, dans l'excellente collection Traits et Portraits au Mercure de France. Un livre richement illustré où le peintre catalan se raconte dans un langage très direct, vif et enlevé : "Peindre, nager, lire. C'est ce que je fais depuis toujours. Mais j'écris aussi. Des fois. Le moins possible mais toujours trop, comme hélas voici ici." Coquetterie d'auteur qu'un tel aveu ? Sans doute pas, dans son cas. 

Dès l'âge de quatorze ans, il raconte qu'il a eu un bateau : "Un vieux bateau délabré en bois qui prenait toujours l'eau. L'odeur de calamars pourris, des appâts de pêche, de l'eau de mer et du gasoil, ce mélange précis produit encore sur moi un effet de joie absolue. Plus qu'aucune drogue connue. Si à l'époque j'avais pu remplir de gasoil le réservoir de mon "llaüt" je serais sans doute parti très loin, mais grâce à la sagesse radine de mon père, je sortais au moteur et rentrais après à la rame. Mais je rentrais."

Le "llaüt", c'est le bateau de pêche traditionnel catalan. Barceló en a peint un en 1991, tableau vendu chez Christie's en 2014 pour plus de 500 000 livres sterling.

La notice du site de Christie's qui accompagne l'oeuvre cite en exergue une phrase de Catherine Flohic[Barceló] represents himself as Ahab in his small boat drifting on the seas’ (C. Flohic, ‘Miquel Barceló’, in Ninety, no. 6, 1991, p. 10). Ahab, c'est bien sûr le nom du capitaine Achab dans la version originale en anglais de Moby Dick
La même notice s'ouvre ensuite ainsi : "Rendered in a rich palette that contrasts cool blues and greens with warm ochre and umber, Llaüt (Boat) is a wonderfully textured example of one of Miquel Barceló’s iconic African paintings. Executed in 1991, the same year as the artist’s epic voyage by canoe along the Niger River, Barceló’s African paintings stand along with his Bullfight paintings, executed at the same time, as his greatest artistic achievements."

Ce voyage est évoqué aussi dans le livre : "Un jour, on m'a proposé de faire un long voyage sur le fleuve Niger. J'ai laissé toutes mes peintures dans ma maison, je suis parti. Et à mon retour, les termites les avaient toutes trouées.J'ai failli pleurer mais très vite j'ai trouvé que finalement les trous ajoutaient quelque chose à ce que j'avais peint, que c'était franchement mieux comme ça. J'ai commencé à travailler avec les termites."

Mais j'en viens aux barques proprement dites. Il en est question presque à la fin du livre, dans un texte intitulé Le peintre et son chevalet :
"Souvent dans mes peintures, il y a des barques et là aussi, il y a une barque, l'artiste sort son chevalet, il l'a posé sur la mer, il peint. Au début des années 80, je peignais souvent une rue dans une ville, une rue qui s'en allait vers le fond, et un peintre en train de peindre. J'avais fait une série sur ce thème du peintre avec son chevalet. Aujourd'hui je m'aperçois que tout revient, la barque, l'orage, l'homme qui peint." (p. 247)


Dans une exposition à Madrid, en 2018, Barceló a représenté le drame des migrants en Méditerranée à travers plusieurs tableaux, mer écumeuse, barques chargées de fantômes : “Il est évident que c'est quelque chose qui me concerne beaucoup : un grand nombre des personnes qui meurent noyées en Méditerranée - et je suis de la Méditerranée - sont originaires du Mali, un pays où j'ai vécu de nombreuses années" (...) "J'ai toujours la sensation que ce sont des gens que je connais personnellement."

Ce n'est qu'en rédigeant cet article que j'ai pris connaissance de cette exposition de 2018, en revanche, le 10 avril encore, la bande dessinée de Baudoin et Lepage, Au pied des étoiles, me parlait aussi de barques. Lors du premier voyage au Chili, Edmond Baudoin laisse les autres découvrir l'île de Chiloé. Il reste seul, et ce jour à lui, pour lui tout seul, il le savoure puissamment : "La solitude m'est précieuse. Elle est ma liberté." Et que fait-il, une fois seul ? Pas de mystère, il dessine : "Je veux, avec la solitude, m'adapter à l'après, au temps où je ne serai plus. J'imagine que c'est ainsi pour beaucoup de vieux. / Je dessine ces barques et regarde un insecte inconnu montant sur ma chaussure. J'aimerais avoir sa tranquillité, faire comme lui, une besogne toute simple, grimper sur une chaussure sans savoir que c'est une chaussure."


Et, pour parfaire l'ensemble, le 11 avril cette fois, c'est encore dans L'invité du miroir de Atiq Rahimi que je retrouve mes barques :

Au milieu du lac,
arrivent trois barques de pêcheurs,
des lampes-tempêtes suspendues au bout de leurs cannes en tige de bambou (...)

A un endroit,
défini sans doute par les Divins,
les barques, dans un silence aquatique et végétal,
s'immobilisent
formant un triangle. (p. 22-23)

Je comptais écrire ce billet samedi matin, mais la veille mon ami Yvan me propose, pour les besoins d'un article dans La Bouinotte, d'aller avec lui à la découverte des marais de Bourges. Et c'est ainsi que je me suis retrouvé à la proue d'un canoë vert, à glisser sur les eaux de l'Yèvre puis sur des canaux de traverse, sinuant entre les parcelles privées où jardins, cabanes et pelouses recèlent parfois de petits bijoux d'art brut ou d'art modeste. Je dis canoë, car c'était le club de canoë-kayak de Bourges qui organise des virées sur l'onde et voulait se faire mieux connaître, mais le moyen de transport le plus fréquent ici, c'est la barque bien sûr, qu'on achète parfois en même temps que la parcelle. 






mercredi 17 avril 2024

Et la reine fit voiler les miroirs

Le 11 avril, je venais de relire l'article Miroir dans le miroir, du 4 février 2021, qui s'ouvrait donc sur les fantômes et se concluait sur l'évocation d'Otto Spiegel, le personnage principal d'Otto, l'homme réécrit de Marc-Antoine Mathieu, et la pièce de musique d'Arvo Pärt, Spiegel im Spiegel pour violoncelle et piano. Spiegel désignant en allemand le miroir. Je passai ensuite sans transition à la consultation de mon fil Facebook, où s'afficha en premier lieu le dernier post d'André Markowicz, que voici : 


"L’Amour des trois oranges
à quoi bon ça dans ces temps de misère...
Aujourd’hui, ça commence comme ça :
« Dans un grand royaume au bord de la mer, il y avait un palais tout orné de miroirs reflétant les couloirs, les galeries et les salles dallées de marbre. L’écho des pas y résonnait comme si l’univers était vide et le cœur se creusait comme si ce vide était déjà en lui.
Autrefois, il y avait eu là des fêtes avec bals à la cour, et les miroirs reflétaient alors des soieries bleues et roses, des bougies tremblant sur fond de porcelaine et des menuets dansés jusqu’aux lueurs de l’aube.
Le vieux roi était mort, la reine avait voilé les miroirs. (...)" (C'est moi qui souligne)

Je fus aussitôt saisi, sans compter que cette ouverture de conte me rappelait à l'évidence celle de Tlön Uqbar Orbis Tertius, la nouvelle de Borges dont j'avais traité en février dernier : "C'est à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie que je dois la découverte d'Uqbar. Le miroir inquiétait le fond d'un couloir d'une villa de la rue Gaona à Ramos Mejia ; l'encyclopédie s'appelle fallacieusement The Anglo-American Cyclopoedia (New York, 1917)."

Le motif du fantôme venait juste d'apparaître et déjà un autre motif s'imposait. Miroirs et fantômes fondaient sur moi dans un même mouvement. Aujourd'hui, ayant pris un peu de recul par rapport à ce premier surgissement, je me suis avisé que les deux motifs n'étaient pas sans rapport (me revient en mémoire cette scène du Bal des vampires de Roman Polanski, quand l'un des héros réalise que les danseurs ne se reflètent pas dans les immenses glaces de la salle de bal), je googlai alors les deux termes et dénichai une étude de Julien BonhommeRéflexions multiples. Le miroir et ses usages rituels en Afrique centrale, paru en 2007 dans la revue en ligne Images re-vues. Incroyable, elle s'ouvrait sur une citation de la même nouvelle de Borges :« Bioy Casarès se rappela alors qu'un des hérésiarques d'Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables parce qu'ils multipliaient le nombre des hommes »... De même, dès les premières lignes, je retrouvais mon fidèle vertige : "Si le miroir excite autant les imaginations, c'est qu'il est un objet étrange. Cette étrangeté provient du double paradoxe de la perception spéculaire : d'une part, le reflet de soi dans le miroir dédouble le sujet ; d'autre part, l'espace du reflet est perçu comme le prolongement de l'espace réel au-delà du miroir. Le double spéculaire ouvre sur des vertiges identitaires, l'espace spéculaire sur des vertiges ontologiques." Le premier chapitre s'intitule Miroir spectral : réfléchir les fantômes. Très tôt associé à la traite des esclaves sur la côte atlantique, le miroir est un objet très recherché et en même temps considéré comme dangereux : "Au Gabon et au Congo, on retourne les glaces dans la maison d'un mort, de même qu'on ne regarde pas dans le rétroviseur d'un corbillard, de peur d'être tourmenté par le fantôme du défunt et de mourir soi-même. Il ne faut pas se regarder la nuit dans un miroir de peur d'y être happé par des fantômes. Au Nord Gabon, la sorcellerie du Kong userait d'une boîte sertie de miroirs : lorsque le visage de l'envoûté y apparaît, ce dernier, désormais captif de l'image spéculaire, se trouve transformé en zombie servile au service du sorcier. Non seulement le miroir reflète les fantômes, mais il menace de transformer le sujet lui-même en fantôme."

Julien Bonhomme précise que cette "association menaçante entre miroir et mort se retrouve dans le folklore européen. Il faut voiler les glaces dans la maison d'un mort, de peur que l'âme du défunt ne reste dans le foyer ou que celui qui s'y mire n'y perde la sienne ou ne meure." C'est bien ce qu'on voit dans le conte rapporté par André Markowicz, L'amour des trois oranges, où la reine fait voiler les miroirs à la mort du vieux roi.

Je n'en avais pas fini avec les miroirs. Le même jour, je reprenais la lecture de la très belle bande dessinée Au pied des étoiles, co-réalisée, textes et dessins,  par Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage (Futuropolis, 2024). 
 

Ces étoiles ce sont celles que l'on voit en premier lieu dans les Alpes (le projet de l'album est tout d'abord celui de José Olivares, professeur de physique dans un lycée de Grenoble, dont le rêve est d'emmener ses élèves voir les étoiles dans le désert d’Atacama, au Chili, son pays d'origine, là où se trouvent les plus grands observatoires sur terre). Contrariée plusieurs fois par le covid, l'expédition finit tout de même par avoir lieu, en deux temps. Le désert d'Atacama sera la destination d'un second voyage auquel Baudoin ne participera pas. J'avais repris ma lecture à la page 174, et à la page suivante, voici que les miroirs me faisaient à nouveau signe :



On pourrait penser qu'avec ces miroirs de haute technologie nous sommes bien loin des croyances du vieux continent, mais la bande dessinée n'oublie pas que dans ce désert d'Atacama si merveilleusement propice à l'observation du cosmos la mort fut aussi très présente. Ainsi les membres de la petite expédition visitent-ils peu après l'ancienne ville de Chacabuco, à l'origine dédiée à l'exploitation du salpêtre, abandonnée à l'orée des années 40, à cause de l'apparition du nitrate synthétique, puis reconvertie en camp de concentration par Pinochet après le coup d'état de 1973 : "Au Chili, le passé et le présent sont profondément imbriqués, les plaies restent béantes."

Elles restent tout aussi béantes au Rwanda, après le génocide de 1994. A la médiathèque, où je me rendis l'après-midi pour rechercher le manga évoquant Funiculi Funicula, une table était réservée à des livres sur la tragédie de cette année-là. Je vis alors celui d'Atiq Rahimi : son titre ne pouvait que me faire signe : L'invité du miroir (P.O.L, 2020). Mohammed Aïssaoui en donnait une chronique dans Le Figaro en février 2020. Extrait :

Né à Kaboul, il a vécu la guerre en Afghanistan et la peste des talibans. Son frère a été assassiné. Lui est un rescapé qui a trouvé l’asile en France. 
Son nouveau titre, L’Invité du miroir, est un ovni, sur la forme et dans le fond. Sur la forme, il mêle récit, recueil de poésie et carnet de voyage dessiné. Sur le fond, on se demande, avant d’ouvrir le livre, ce qu’Atiq Rahimi est allé faire au Rwanda. Une fois fermé, le lecteur reçoit les mots de l’écrivain comme un uppercut. On est sonné.
Il est rare qu’un homme touché par une tragédie sur penche sur une autre. On se souvient d’André Schwarz-Bart, l’auteur du Dernier des Justes (un autre Goncourt, en 1959) auquel on a reproché de faire un pont entre la Shoah et l’esclavage. Atiq Rahimi a été touché par le roman de Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du Nil (Renaudot 2012). La rescapée du massacre des Tutsis évoque, à travers la vie de lycéennes au début des années 1970, ce qui allait devenir en 1994. Rahimi en a fait un film (sortie : le 5 février). Et de son tournage est né L’Invité du miroir. « Non, ce n’est ni par hasard ni par nécessité si je me trouve ici, au Rwanda, pour tourner un film sur les prémices du génocide. Il y a autre chose. Un autre élan. Indéfinissable », écrit-il. Ce drôle de livre est un bijou littéraire qui a, en effet, quelque chose d’indéfinissable. Rahimi narre la rencontre avec une mystérieuse femme en robe bleue, sans nom ni mémoire, un homme « plus ivre que le vent », des pêcheurs et une fille qui nage dans le lac Kivu. « Il y a eu, qu’il n’y ait plus », dit le conteur. 

Le miroir là encore a partie liée avec la mort :

"Je ferme les yeux,
songe à mon rêve qui 
ne cesse  de me réveiller  depuis que je suis ici, au pays des mille collines
Je ne vois plus mon image dans aucune glace.
J'essuie les miroirs,
tous les miroirs,
toute la nuit,
jusqu'à ce qu'ils m'invitent à l'intérieur, 
d'où je ne peux sortir qu'à l'aube, au réveil,
découvrant
tous les miroirs
brisés, maculés de sang.

Moi, 
immaculé.

Invité du miroir,
je demeure donc 
toujours dehors, 
même dans mes propres cauchemars.
(p. 96-97)

 

lundi 15 avril 2024

I am the ghost

Que la chanson Funiculi Funicula soit connue au Japon, nous en avons une preuve dans le manga Hôzuki le stoïque, de Natsumi Eguchi. Le fait était signalé dans la notice de Wikipedia, et j'ai pu retrouver l'exemplaire concerné (volume 1, chapitre 6)  à la médiathèque. L'origine napolitaine de la chanson, son lien au funiculaire du Vésuve sont clairement indiqués.


Il faut croire que la publicité est dans son ADN, car en voici une version japonaise adaptée pour la promotion d'une certaine Oda City :


Bon, on est loin de Jeanne Moreau.

Tout cela c'était pour information. Plus intéressant, me semble-t-il, est le commentaire que déposa Monsieuye Am Lepiq le même jour, à 16 h 39, c'est-à-dire avant la publication de l'article. Commentaire au bas d'un article ancien, Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre, du 9 janvier 2020 : "Je lis depuis hier ce livre de Daniel Sangsue, "Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres" (La Baconnière), et je me dis incessamment qu'il est fait précisément pour vous. Amicalement..." Je ne connais pas du tout Daniel Sangsue, mais cette préconisation amicale m'a intrigué de suite, et j'ai commandé le livre un peu plus tard.

Ensuite je m'aperçus qu'un autre article ancien, Miroir dans le miroir, du 4 février 2021, était deuxième au top 10 des articles les plus consultés (et il l'est toujours à ce moment précis). Or, il s'ouvrait sur cette citation d'Hélène Cixous, extrait d'Une autobiographie allemande : "Il faut que vivants, morts, fantômes, personnages de rêve soient doués d'une parole frappante, soient des fabricants d'étincelles."
(p. 51), ainsi que sur ce paragraphe :

Eve, la mère d'Hélène Cixous, était au coeur d'Hyperrêve. Morte à cent trois ans, elle continue d'exister pour sa fille. Dans l'entretien de Libération, elle se dit "convaincue qu’elle est par là. Elle est assise avec mes chats". Et quand on lui fait la remarque qu'il y a beaucoup de morts dans ses livres, et s'il y a lieu de parler de "fantômes", elle dit que le problème, c’est de ne pas avoir les bons mots : "Quand on parle de fantômes, on se dit que ce sont des morts. Mais pour moi, ce sont des vivants. J’entends tout à fait ma mère me commenter certaines choses et intervenir dans mon existence. Il n’y a pas qu’elle bien sûr. Je fonctionne de cette manière."

Les chats et les fantômes étaient par là aussi associés. Bon, dès lors je suis en alerte, les fantômes semblaient faire une entrée en force dans mon petit quotidien. A la médiathèque, après avoir déniché le manga funiculien, je ne peux bien sûr m'empêcher d'emprunter plusieurs nouveautés, dont le dernier récit d'Hélène Cixous, Incendire. Mais aussi le dernier opus d'Olivier Rolin, auteur hautement apprécié, Jusqu'à ce que mort s'ensuive. Sous-titré "Sur une page des Misérables". Et c'est sur ce livre que j'ai d'abord jeté mon dévolu. Normal, pour quelqu'un qui, en 2012, a réalisé  pour la forteresse de Cluis-Dessous le spectacle  Les Misérables 62, histoire d'une adaptation du célèbre roman hugolien par un village berrichon (j'avais même ouvert un blog pour l'occasion, voir le lien).

Cette fameuse page des Misérables, je ne l'avais pas traitée dans le spectacle, et pour cause, elle ne se situait même pas en 1832, l'année de l'insurrection qui occupe le coeur du roman. Victor Hugo opère un flash forward et se transporte en juin 1848, où deux barricades s'opposent : « La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple », l'une commandée par l'ex-officier de marine Frédéric Cournet, l'autre par l'ouvrier Emmanuel Barthélémy. Deux hommes qui se retrouveront à Londres en 1852, pistolet à la main, pour le dernier duel mortel de l’histoire anglaise, Englefield Green, un pré dans les environs du château de Windsor (Rolin y est allé, il est sûr à 98 % que c'est bien là que s'est déroulé l'événement). A l'auberge de Barley Mow, une inscription rappelle encore le duel : c'est là que Cournet fut transporté et où il mourut quelques heures plus tard.

"Le patron de l'auberge, ou celui que je juge tel, est un grand costaud à barbe et à moustache blond-roux ressemblant assez au marin dont la tête ornait autrefois, entourée d'une bouée de sauvetage, les paquets de cigarettes Player-s Navy Cut. Il me sert a stone bass (maigre, ou courbine, en français) dont je n'ai pas à me plaindre, accompagné d'un verre de pinot grigio (deux, soyons honnête : un pour le poisson, un pour Cournet). [...] En partant, le marin de Player's me dit qu'il n'a jamais rencontré le fantôme de Cournet et ma lenteur d'esprit fait que c'est seulement une fois dehors sous la pluie qui s'est remise à tomber et fait briller le vert de l'herbe, que je songe que j'aurai dû lui répondre : "I am the ghost, c'est moi le fantôme." (150-151)


Dans un bel article d'AOC sur le livre de Rolin, Laurent Demanze commence par ces mots : "Écrire la lecture : Olivier Rolin s’est donné pour ainsi dire le programme esquissé par Roland Barthes dans S/Z et trop peu réalisé aujourd’hui. « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? » Jusqu’à ce que mort s’ensuive est précisément cet afflux d’associations et cette enquête rêveuse dilatant à force de recherches et d’hypothèses une page des Misérables pour lui donner 200 pages d’ampleur.

C'est à un pareil afflux d'associations que je fus témoin en ces jours d'avril. Le motif des fantômes n'était que le premier d'une suite de thèmes récurrents, jusqu'à un événement tout à fait surprenant que je narrerai plus tard. 

mercredi 10 avril 2024

Funiculi Funicula

Le mode d'action typique de l'attracteur étrange : un thème vous obsède depuis très longtemps, vous ne cessez d'en répertorier les apparitions de loin en loin, et puis soudain c'est l'explosion, la supernova, le brusque étoilement des coïncidences, jusqu'à ce que l'onde de crue s'apaise et que le monde se replie dans l'ordinaire des jours. Ainsi du vertige, motif central, majeur pour moi, qui s'exalte à la découverte de cet essai de l'anthropologue Emmanuel Grimaud, Metavertigo, qui sonne comme du Hitchcock transcendé. Le sous-titre est éloquent, il enfonce le clou : Vertiges de l'humain augmenté par ses vies antérieures. Et puis voilà qu'un film en répercute l'écho : La Bête de Bertrand Bonello. Les vies antérieures, le vertige y trouvent place. A-t-on atteint le climax ? Non, voici que peu après un livre m'échoit. Je ne l'ai pas choisi, celui-ci. C'est F. , un des détenus de la centrale de Saint-Maur que j'accompagne dans le cadre de Lire pour en sortir, qui l'a retenu dans le catalogue : Tant que le café est encore chaud, du dramaturge japonais Toshikazu Kawaguchi. Un best-seller au Japon, vendu à près d'un million d'exemplaires, traduit dans trente pays. Le genre d'annonces qui ne me fait ni chaud ni froid. Je ne le connaissais pas du tout, et sans doute ne l'aurais-je jamais lu sans la décision de F.


De quoi s'agit-il ? Eh bien d'un petit café, le Funiculi Funicula, perdu dans une ruelle de Tokyo, et qui ne devrait guère séduire le chaland car il est situé au sous-sol et qu'il est sans fenêtre. Sauf qu'on raconte qu'il est possible d'y retourner dans le passé, le temps de la dégustation d'un café. Attention, si vous ne quittez pas la place avant que le café soit complètement froid, vous deviendrez un fantôme. Ce n'est là qu'une des règles qui régissent le lieu. Il faut savoir aussi que même si vous retournez dans le passé avec succès, le présent ne s'en trouvera pas changé pour autant. A quoi bon alors ? C'est la question que se pose chacun de ceux qui tentent l'expérience. Sans pour autant que cela les retienne d'essayer.

On voit bien sûr le lien avec Metavertigo : il s'agit là aussi de régression dans le passé de la personne. Ce n'est pas l'hypnose ici qui conduit le patient, mais un dispositif très précis, une chaise (pas n'importe laquelle, celle qui est occupée presque en permanence par une femme vêtue d'une robe blanche et lisant un livre (le voilà notre fantôme, il faut attendre qu'elle aille aux toilettes pour prendre sa place)), un café versé lentement avec une bouilloire en argent.

"Un filet de vapeur s'éleva de la tasse pleine. Kei eut la sensation qu'elle-même ondulait. D'un coup, son corps devint léger et le paysage autour d'elle se mit à défiler de haut en bas, comme des images en stéréoscopie.
Normalement, Kei aurait réagi comme une enfant dans un parc d'attractions et ses yeux se seraient mis à briller. Mais elle n'était pas en état de s'émerveiller, malgré la magie de l'expérience.
Elle s'apprêtait à rencontrer son enfant, grâce à la chance unique que lui offrait Kazu. Se laissant aller à la sensation de vertige, elle repensa à son enfance." (p. 298, c'est moi qui souligne)

Dans chaque plongée dans le passé, le vertige est associé. Comme dans l'expérience hypnotique, les sensations corporelles sont modifiées. Nous sommes ici dans une pure fiction mais tout fonctionne comme dans la réalité d'une séance. Et certes, comme promis, le présent n'en est pas affecté, mais quelque chose néanmoins a changé,  et c'est le "coeur des hommes". La réalité est la même, mais la façon de la regarder, de l'envisager, de la comprendre a évolué. Ainsi comme la séance d'hypnose permet parfois la résolution de traumas, l'échappée hors des phobies, ce bref retour dans l'hier permet aux personnages du roman de Kawaguchi de vivre mieux par la suite.

On ne trouve pour ainsi dire aucune analyse critique de ce livre. Les best-sellers ne déclenchent pas de passion herméneutique. Je me suis tout de même posé une question que je n'ai vu posée nulle part : pourquoi ce nom de Funiculi Funicula ?

La réponse m'a surpris : rien à voir avec le Japon, il s'agit d'une chanson napolitaine, Funiculì funiculà, 
dont la musique fut composée par Luigi Denza en 1880 sur des paroles  du journaliste  Giuseppe Turco. Une chanson publicitaire écrite pour commémorer l'inauguration du funiculaire du Vésuve qui avait eu lieu un an plus tôt. De multiples chanteurs l'ont interprétée, dont Luciano Pavarotti :


Aucun écho à cette histoire dans le roman. Mais continuons : la chanson a été adaptée en français par Armand Silvestre en 1889, avec le titre L'amour s'en vient, l'amour s'en va (voir sur Gallica). Mais les paroles de Silvestre n'ont rien à voir avec l'original.


Une autre chanson, avec le même titre, créée par Paul Misraki et Claude Marcy, fut chantée par Jeanne Moreau en 1953.


Le premier enregistrement de Jeanne Moreau fut celui d'une autre chanson du duo Marcy/Misarki, J'ai choisi de rire, qui prenait place dans la pièce L'heure éblouissante, jouée donc en 1953. Robert Kemp en donnait une critique élogieuse dans Le Monde du 19 janvier :

"Je ne sais vraiment pas si la comédie de Mme Anna Bonacci - adaptée de l'italien par M. Albert Verly et dialoguée par Henri Jeanson - est aussi éblouissante que son titre le promet. Mais deux tableaux sur quatre l'ont été hier au soir grâce à deux jeunes comédiennes extraordinaires : Suzanne Flon et Jeanne Moreau. Nous connaissions bien leurs talents, faits de dons naturels et d'un instinct presque infaillible ; et leur passé, si court, nous les a rendues chères. Elles se sont surpassées. Y a-t-il eu entre elles an match, un duel, une course d'obstacles ? Je les classerais ex æquo. Mlle Jeanne Moreau a joué avec une virtuosité, une féminité et soudain une émotion secrète qui évoquaient la gracieuse, fière et pétulante maîtrise de Madeleine Renaud, Suzanne Flon, gênée par la grippe, ou par une laryngite légère, a montré une pénétration psychologique, une intensité d'expression, une " grandeur " de jeu qui, par éclairs, touchaient au tragique. Double émerveillement ! Si l'Heure éblouissante peut conserver cette interprétation elle en a pour longtemps. Elle est une " curiosité " dramatique."


Or - malignité de l'attracteur étrange - il se trouve que cette pièce, L'heure éblouissante, est présentée en ce printemps par la compagnie de la Vieille Prison, à Châteauroux. L'information m'a été transmise récemment par l'un des acteurs, Arnaud de Laitre, avec qui je dois jouer cet été dans Moby Dick.


Arnaud y doit incarner le capitaine Achab...

lundi 8 avril 2024

Rosso come il cielo

"L'oeil (en général) superficiel, l'oreille profonde et inventive. Le sifflement d'une locomotive imprime en nous la vision de toute une gare."

Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Folio, 1975, p. 81.

J'avais terminé Le karma de La Bête avec la réflexion de Bertrand Bonello sur les pouvoirs suggestifs du son. Je réalisai alors qu'il était temps pour moi de visionner le film que Nunki Bartt m'avait laissé il y avait une semaine ou deux : le Rouge comme le ciel, de Cristiano Bortone, sorti en 2006, mais qui bénéficie actuellement d'une nouvelle diffusion. C'est l'histoire de Mirco Mencacci, qui perd la vue à l'âge de dix ans, à la suite d'un accident domestique. Contraint d'intégrer un institut spécialisé à Gênes, loin de sa famille (l'école italienne n'accueillant pas à l'époque les non-voyants), il se rebelle et refuse dans un premier temps d'apprendre le braille. Le salut viendra de la découverte d'un vieux magnétophone à bandes : la richesse des paysages sonores qui l'environnent conduit Mirco à imaginer des histoires, auxquelles, petit à petit, il conviera à participer ses camarades d'infortune. Le film se terminera sur le spectacle de fin d'année (autrefois triste enfilade de saynètes indigentes) où les parents écouteront, les yeux bandés, ravis, le conte savamment élaboré par les enfants. 

Inspiré de la propre vie de Mirco Mencacci, ingénieur du son très réputé en Italie, c'est un film d'enfants enthousiasmant et jamais mièvre.


Ne m'éloignais-je pas ainsi de la piste que j'avais empruntée avec l'hypnose régressive de Metavertigo, l'essai d'Emmanuel Grimaud ? Il ne me semble pas, car voici ce qu'on peut lire à la fin du second chapitre : "L'hypnose impose dans un espace intimiste une nuit artificielle. Le noir est la condition du vertige." C'est bien parce qu'il ferme les yeux, parce qu'il accepte de s'abstraire pour un temps du monde qui l'entoure, que le patient de Trupti Jayin peut, aidé par sa voix, nous livrer un récit souvent foisonnant et débridé. La caméra dans l'expérience ne voit rien, "n'a accès qu'aux remous en surface de la profondeur la plus profonde, elle ne récolte que l'écume du cinéma intérieur du psychonaute, mais il n'y a pas de meilleur lieu pour faire la grammaire de nos vertiges dans toutes leurs variantes."(p. 47)

Nous avons bien lu : la grammaire de nos vertiges. Qui dit grammaire dit syntaxe, autrement dit un ordre (grec suntaxis, "avec ordre"), des règles de composition entre les mots ou entre les propositions. L'expression est donc presque un oxymore, le vertige caractérisant plutôt ce qui échappe à l'ordre, la déviation, la rupture d'équilibre. Comment concilier tout cela ? 

Ajoutons pour l'instant un élément de vertige : peu après son arrivée à l'institut génois, Mirco, solitaire dans la cour, s'approche de la fenêtre de la concierge, attiré par le son d'une radio. Francesca, la fille de la concierge, lui lance des petits cailloux sans réussir à le faire fuir. Il est passionné par ce qu'il entend :  une adaptation de Moby Dick d’Herman Melville. 


Mirco et Francesca vont devenir amis à la suite de cette rencontre. La petite fille, vive et astucieuse, sera son indéfectible alliée contre les rigueurs de l'institut et son austère directeur. "L’histoire d’Herman Melville, peut-on lire dans le dossier pédagogique des films du Préau, forte en aventures, réunit Mirco et Francesca. Les enfants (et pas seulement les enfants) ont besoin d’écouter - de lire de voir - des histoires. Ces histoires ne sont pas de simples passe-temps pour eux, elles cohabitent avec leur quotidien, les relient au présent. L’extrait cité de Moby Dick est celui où Achab promet à son équipage une récompense en pièce d’or... L’intonation du comédien jouant Achab, grossière et poussée à l’extrême, résonne comme un écho à « la philosophie » de la carotte et du bâton prônée par le directeur de l’institut."

Je l'ai dit, Rouge comme le ciel m'avait été prêté par mon ami Nunki Bartt peu de temps avant. Or, c'est lui également qui m'a donné en janvier 2018 le gros volume de Moby Dick des éditions Phébus, dans la traduction d'Armel Guerne.

Et il se trouve que je vais interpréter le rôle de l'armateur Peleg dans l'adaptation que Béatrice Barnes a écrite pour Cluis-dessous en juillet prochain.