mercredi 12 août 2009

Se retourner, oublier

Depuis plusieurs mois, j'ai décidé de lire chaque soir trois poètes différents, quelques poèmes de chaque pris dans un recueil de façon linéaire. J'ai commencé avec Ferrements d'Aimé Césaire (Points/Seuil), Le paysan céleste de Georges-Emmanuel Clancier et La terre nous est étroite, de Mahmoud Darwich (Poésie/Gallimard tous les deux). Dès que l'un des recueils est terminé, je le remplace par un autre, en gardant pour contrainte d'avoir toujours un poète étranger. C'est ainsi que je suis passé à Tomas Tranströmer (Baltiques, Poésie/Gallimard encore), puis à Jean-Claude Pirotte (Le promenoir magique et autres poèmes, La Table Ronde) et dernièrement, Philippe Jaccottet avec ses Poèmes (1946-1967).
A l'issue de chaque lecture, j'extrais un passage que je recopie dans un petit carnet acheté à Prague dans le quartier juif, au Zidovské Muzeum. Je compose ainsi une sorte d'anthologie, que je relis de temps à autre afin de revivifier le souvenir de ces lectures.
Pour être honnête, je ne pratique pas cet exercice tous les soirs. Passé minuit, je ne m'estime plus assez réceptif pour apprécier la poésie, et parfois,, requis par d'autres activités ou d'autres travaux d'écriture, je renonce à me plonger dans ces trois volumes installés à demeure sur ma table de chevet.

J'en parle aujourd'hui parce que, depuis avant-hier, je constate un étrange effet de synchronisation entre les trois derniers recueils. Le 10 août, je remarque que le verbe se retourner est présent chez mes trois auteurs. Ce n'est pas un mot rare, j'en conviens, mais il y a quelque chose là qui m'amuse, aussi, contrairement à mon habitude de n'élire chaque soir qu'un seul des trois poètes, je choisis de recopier les trois passages concernés :

"Mais pas moyen. Il ne faut pas que l'étranger
qui marche se retourne, où il serait changé

en statue. On ne peut qu'avancer. (...)"

Philippe Jaccottet (in Les nouvelles du soir, p. 32)

"Là-bas, on a le droit de se retourner. Là-bas, on a la permission de porter le deuil."

Tomas Tranströmer (in Coin de forêt, p.235)

le vent blême des provinceslâche ses meutes nocturnes
j'écoute le volet grince
l'arbre effaré se retourne

Jean-Claude Pirotte (in 18, avenue Gambetta, p. 472)

Cette synchronie aurait pu rester unique, mais il se trouve qu'hier, rebelote, nouvelle coïncidence autour du verbe oublier, encore un verbe commun, c'est vrai, mais tout de même...

"et sur Rethel givré la lune coulera
l'écume de son lait
l'avenue Gambetta

frémira sous le gel
comme elle aura frémi

dans mes hivers d'exil
qui seront oubliés "


Jean-Claude Pirotte (in 18, avenue Gambetta, p. 480)

"(...) Nous avons pourtant vécu tant de choses nouvelles, nous nous en souvenons, et aussi de ces heures où nous ne valions pas grand chose (quand, par exemple, nous faisions la queue pour donner notre sang au colosse bien portant - il avait ordonné une transfusion), des situations qui auraient dû nous séparer si elles ne nous avaient rapprochés, et des situations que nous avons oubliées ensemble - mais elles ne nous ont pas oubliés ! Elles se sont muées en pierres claires et obscures. Pierres éparpillées d'une mosaïque.(...)"

Tomas Tranströmer (in Funchal, p.236-237)

"Malgré le chemin fait, nous restons à l'orée
et ce n'est pas ces mots hâtifs qu'il nous faudrait,

ni cet oubli, lui-même oublié tôt après (...)"
Philippe Jaccottet (in Agrigente, 1er janvier, p. 35)


Le plus étrange reste à venir. Après avoir consigné ces extraits dans le carnet, je suis revenu à la lecture de Machina memorialis, l'ouvrage de Mary Carruthers sur Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Age (sous-titre du livre). Page 45, dès le premier paragraphe, la résonance est énorme :

"Tant que la memoria est restée la "machine" à penser, l'on n'a cessé d'analyser les limites qu'elle imposait au savoir humain et de s'en inquiéter : "En moi-même, déclare saint Augustin, dans ce grand palais de ma mémoire [...] le ciel, la terre, la mer, et tout ce que j'ai pu y remarquer s'offrent à moi aussitôt que je veux, hormis les choses que j'ai oubliées " (nous soulignons). Dans cette acceptation spontanée, et presque joyeuse, que manifeste ici Augustin se lit une différence essentielle entre le monde du Moyen Age et celui d'aujourd'hui. Avoir oublié est, pour nous, l'indice d'un échec du savoir et constitue une bonne raison de se méfier de la mémoire ; mais dans la culture d'Augustin, oublier certaines choses était une condition nécessaire pour se souvenir d'autres."

Enfin, page 52, on trouve un écho direct au poème de Tranströmer :

"L'expression [memoria rerum] implique que, tel des éclats de pierre dans une mosaïque (métaphore courante), les res memorabiles s'inscrivent à l'intérieur d'une combinaison qui les rend à la fois mémorables, susceptibles d'être inventées et génératrices d'invention."

Belle "mosaïque" que cette constellation de textes surgie l'espace de deux soirs. Notons en dernier lieu que le binôme se retourner/oublier, ces deux verbes courants, exprime en somme une opposition : dans l'acte de se retourner, il y a l'idée d'un retour vers le passé, d'une remémoration, antinomique bien sûr à l'acte d'oublier.

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