jeudi 8 novembre 2012

Des cimetières et des vies minuscules

Je suis descendu chercher le livre dans l'étagère du bas. Au feutre violacé, la date est inscrite : 8 janvier 97, La Châtre. Qu'est-ce qui me reste de cette lecture ? Quelles impressions alors ? Si j'ai oublié presque tous les détails des histoires, je n'en ai pas oublié l'essentiel, la pulpe acide, violente de ces Vies minuscules.

"Pierre Michon est né en 1945 dans la Creuse." Voilà, c'était dit avant de commencer, avant la dédicace à Andrée Gayaudon, avant la citation liminaire d'André Suarès. Ces vies, il me semblait les reconnaître, la Creuse c'est le pays d'à côté, le pays aux entours du mien, ça commençait à cent mètres de la maison familiale, le tiers des enfants de l'école venait des communes creusoises environnantes, Measnes, Lourdoueix Saint-Pierre, La Forêt du Temple. Et puis quelques-uns dans la famille avaient pris racine là-bas, avaient passé la frontière. Parmi eux, Robert Briandet, oui, celui dont j'ai retrouvé la tombe avant-hier à Crozon, mort tragiquement là-bas, sur les pentes trop raides pour les engins mécaniques. Là-bas à Saint-Amand-Jartoudeix.
Alors quand je lus la Vie des frères Bakroot, quatrième des huit Vies minuscules, il y eut comme une déflagration à l'instant où je tombai sur ce passage :

"Il n'y a pas de cimetière à Saint-Priest-Palus, c'est trop petit ; nous dûmes nous transporter à Saint-Amand-Jartoudeix, patelin jumeau dont les fermettes naufragées naviguaient aussi parmi des rocs ; sous son chapeau de neige, il y avait au milieu du cimetière une petite église écrasée comme j'imagine qu'on en voit dans le Borinage, à La Drenthe ou Nuenen, au pays des tableaux et des tourbes."
Oui, je pensais à ça quand j'ai écrit ce petit compte rendu de visite de cimetière, et j'avais été tenté de pousser l'évocation jusque là, mais j'ai pensé dans le même temps que je m'écartais de mon propos, de mon enquête sur les frères Picaut, et que j'y reviendrai bientôt. C'est là que l'ami Jean-Claude m'a devancé, et dans un commentaire a rappelé ces visites de cimetière qu'il fit lui-même sur les traces des frères Bakroot. Je le reprends ici (sur Blogger il faut cliquer pour voir les commentaires, et l'internaute est souvent pressé et négligent...) pour lui donner sa pleine mesure :

Ce christ bien émouvant n'est pas un objet industriel. Usé par le vent ? Probablement, mais on peut aussi, à ce qu'il me semble, y repérer une facture artisanale naïve. Qu'on se réfère aux sculptures des maçons creusois, telles les statues de François Michaud au village du Magot ... Et comme les pérégrinations du faiseur d'alluvions l'emmènent jusqu'à Saint Amand Jartoudeix, je revois ce cimetière, cimetière arpenté plusieurs fois à la recherche non d'un descendant de la famille Picaut, mais de la tombe de celui des frères Backerot dont le narrateur décrit le dernier transport. En effet, dans une de ces "vies minuscules" écrites par Pierre Michon, , c'est dans une ferme de Saint Priest Palus qu'un salut aux couleurs est effectué devant le cercueil que l'on transportera au cimetière de Saint Amand Jartoudeix : la commune de St Priest ne possède pas (ou plus ?) de cimetière. Particularité autre, quand on veut traverser le village , par la D 58, on ne voit rien d'autre qu'une ancienne école transformée en mairie. Le village est blotti en contrebas, complètement caché. Et le drapeau tricolore me cache encore le nom du quidam dont Pierre Michon a tiré une vie minuscule tragiquement arrêtée. Car, en réalité, seuls les témoins cités sont réels ...

Jean-Claude n'est pas le seul visiteur de cimetière à la recherche de la geste michonienne. Cherchant sur Google Michon + Saint-Amand -Jartoudeix, j'avais atterri sur la page du Notulien Philippe Didion. Le spinalien assez amoureux de la Creuse pour venir y passer ses vacances plusieurs années de suite, ainsi en août 2009.

LUNDI.
Lecture. Vies minuscules (Pierre Michon, Gallimard, nrf, 1984; 212 p., 16,10 €). En Creuse, lisons creusois. Limousin plutôt, tant la parenté semble grande entre Michon le Creusois et son voisin corrézien Bergounioux qu'on lisait ici même l'an passé. Issus tous deux d'une terre déshéritée où, à les en croire, rien n'a changé entre le néolithique et l'arrivée du chemin de fer, voire de la télévision, Michon et Bergounioux, s'ils ont lutté pour s'en arracher et échapper au destin promis par leurs origines, ne peuvent s'empêcher de se retourner vers leur passé et leurs racines. Pour Michon, ce sera dans une galerie de portraits, des gens de son village, un voisin de lit d'hôpital, un prêtre, des grands-parents, une compagne, une sœur tôt disparue, des humbles aux vies minuscules qu'il s'emploie à magnifier par la seule arme dont il dispose, l'écriture. 

Le dimanche suivant, le lecteur se mue en pèlerin (attention, longue citation, mais je ne me résous pas à couper dans ce magnifique passage/hommage):


DIMANCHE.
Tourisme littéraire. Le temps est gris aujourd'hui, propice à une excursion sur les terres des Vies minuscules de Pierre Michon. C'est une autre Creuse que celle qui nous abrite, c'est au-delà de Bourganeuf, vers Limoges, une Creuse qui tutoie la Haute-Vienne, sillonnée par les minuscules vermicelles blancs de la carte Michelin, aussi tortueux que les noms des patelins, tous ces "bleds aux noms impossibles". J'ai pris des photos, les mêmes que d'habitude, des publicités pâlies peintes aux murs des maisons, des bistrots borgnes, des pancartes, des cimetières, des tombes, des noms, des monuments aux morts où sont alignées des vies minuscules brutalement interrompues. J'ai vu ce qui reste des cafés de Châtelus, Saint-Goussaud, Mourioux où Fiéfié Décembre chanta l'odyssée américaine d'Antoine Peluchet, j'ai vu, dans son église déserte, saint Goussaud - un de ces "saints frustes, guérisseurs de bestiaux" comme l'est peut-être saint Frion - et son taureau couché, piqué "des mille épingles que les filles rieuses, éplorées, maladroites, y plantent en faisant vœu de trouver l'amour", j'ai vu Marsac et son école "où mes parents étaient en poste", j'ai raté le cimetière de Châtelus-le-Marcheix où reposent les grands-parents de Michon et sans doute sa mère. J'ai vu Pierre Michon, aux Cards où je m'étais aventuré comme je m'étais aventuré l'an passé aux Bordes en redoutant les ferrailles torturées que Pierre Bergounioux n'allait pas manquer de balancer sur ma carrosserie, oui, j'ai vu Pierre Michon et je m'en excuse auprès de lui, Pierre Michon devant sa maison, intrigué par les aboiements de son chien au passage de l'auto qui manœuvrait péniblement au fond du cul-de-sac. Je suis passé devant lui la tête dans les épaules, l'air d'un abruti qui a perdu sa route soit, en gros, mon air de tous les jours, et j'ai mesuré le chemin parcouru entre Les Cards et les tables des libraires, accompli, et c'est ça le plus important, sans oublier ni renier d'où l'on vient et ce que l'on doit à ceux qui n'en sont jamais partis, j'ai sillonné le cimetière de Marsac, ma foi fort pentu, à la recherche de la tombe de la petite morte, je ne l'ai pas trouvée parce qu'elle doit être ailleurs mais j'ai pris en photo celle du curé qui l'enterra devant "l'auditoire de mangeurs de raves", j'ai sans doute vu, au Châtain, la ferme des Peluchet et à Mourioux la maison où la grand-mère gardait leur trésor et j'ai cru voir, dans le cimetière de Saint-Goussaud, la place vide d'Antoine où Michon veut être enterré. J'ai lu, à la recherche d'un Jumeau, les noms du monument aux morts de Mourioux, juste devant l'église, là où l'abbé Bandy avait garé sa moto avant de célébrer sa première messe qui devait tant remuer Marie-Georgette. J'ai compris pourquoi "il n'y a pas de cimetière à Saint-Priest-Palus", c'est trop petit, et pourquoi Rémi Bakroot a dû être enterré à Saint-Amand-Jartoudeix, vêtu de son uniforme de Saint-Cyrien, "dans le peuple anonyme des paysannes à chapeaux noirs, à fichus, à frisettes de chef-lieu de canton", j'ai cherché sa tombe, j'ai vu des Jeu, des Poulidor mais pas de Bakroot, j'avais oublié que "les Bakroot n'avaient pas de caveau" et puis qui, à part moi, croit à ces histoires ? Alors je suis revenu devant l'église, "une petite église écrasée comme on en voit dans le Borinage, à La Drenthe ou Nuenen, au pays des tableaux et des tourbes", et j'ai relu les pages de Michon sur l'enterrement de Rémi Bakroot, "un enterrement comme tous les autres, dans Courbet, dans Greco, à Saint-Amand-Jartoudeix", j'ai relu ces pages et je ne dirai pas l'émotion qui m'a alors envahi, je dirai juste le regret que j'ai eu d'avoir vécu si longtemps sans les connaître.

Je rebondis sur cette mention du Borinage, de la Drenthe ou Nuenen. A quoi Michon fait-il allusion ? Je n'aurais sans doute pas eu la réponse à la question si je n'étais pas allé la semaine dernière à Amsterdam, à l'Hermitage qui abrite pour quelques mois le musée Van Gogh. Vincent a en effet passé deux ans de sa vie au Borinage, dans ce pays minier, où il est engagé comme prêcheur. Il est bouleversé par la misère qui règne là, et, démis rapidement de ses fonctions, il dessine, dessine ces ouvriers, ces paysans écrasés par le labeur :



"Au Charbonnage, dessin accompagnant la lettre à Théo, de Laeken, faubourg de Bruxelles, le 15/11/1878.
"...Mon petit dessin Au charbonnage n'a vraiment rien d'extraordinaire. Si je l'ai fait machinalement, c'est qu'on voit ici bien des gens qui manipulent du charbon. ce sont vraiment des types caractéristiques. cette maisonnette se trouve près du chemin de halage : au fait, c'est un petit estaminet où les ouvriers viennent manger leur pain et boire un verre de bière à l'heure du casse-croûte.(...) "
"Mon vieux, si j'avais du demeurer encore un mois à Cuesmes, je serai tombé malade de misère. Ne t'imagine pas que je vis à présent dans l'aisance, car ma nourriture consiste principalement en pain sec et pommes de terre, ou en marrons comme on en vend au coin des rues...

Je crois que j'ai tout enduré durant ces deux années passées dans le Borinage : ce ne fût pas un séjour d'agrément."

La Drenthe est une autre région néerlandaise où Van Gogh passa quelques mois, seul, en 1883.
 Enfin Nuenen est la ville du presbytère familial, dans le Brabant, où il retourne en décembre 1883.

Bon, en relisant l'histoire des frères Bakroot, je m'aperçois a posteriori que Michon avait été plus explicite (page 102) :

Ils étaient bien de l'hiver. Et leur nom boueux et têtu ne mentait pas : ils étaient aussi, sans doute, par l'ascendance lointaine qui m'importe peu, et bien davantage par la gueule et par l'âme qui s'y lit, ils étaient aussi profondément des Flandres. Les frères Bakroot étaient les rejetons égarés d'une sorte de folie médiévale, terreuse et pour tout dire flamande ; ma mémoire les tire vers ce nord, ils y cheminent indéfiniment à la rencontre l'un de l'autre sur une terre de tourbes, d'étendue vaine que la mer de part en part étreint, de polders et de patates naines sous un ciel colossalement gris dans la manière du premier Van Gogh (...).
Pas de Bakroot au cimetière de Saint-Amand-Jartoudeix, a constaté Philippe Didion, et Jean-Claude a prévenu : "seuls les témoins cités sont réels". Michon n'a-t-il  inventé les frères Bakroot que pour susciter ces fortes images flamandes, cette folie médiévale que la terre creusoise ne peut seule faire advenir ? Revient dans deux passages le mot de tourbes, qui dit tout ensemble la terre boueuse, le trouble et le tourbillon limoneux. Il y a comme une passion, une rage de peinture dans ce livre, et ce n'est sans doute pas un hasard si le dernier ouvrage de Pierre Michon, Les Onze, évoque l'histoire d'un peintre nommé Corentin, et que l'essentiel du livre est une description d'un grand tableau représentant les onze membres du Comité de salut public, tableau sensé être exposé au Louvre, alors qu'en réalité le peintre et le tableau sont purement imaginaires*.

Achevons ce périple cémétérial avec un dernier tableau de Van Gogh, la vieille tour du cimetière de Nuenen (1885).


Il donna à cette toile un titre français : le "Cimetière de paysans".
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* Je vais chercher Les Onze dans la bibliothèque, je l'ouvre, presque au hasard, et voici ce qui me tombe sous les yeux : "Comme je voudrais le voir, là - les voir tous les trois (comme à cet instant nous voyons Les Onze), elles et lui, arrêtés sur la levée, un peu par en dessous, comme si j'étais en contrebas un Limousin sous une hotte de boue, dans la boue de Loire jusqu'aux cuisses, tout à ma besogne de ténèbres sous le soleil de juillet ; comme un Limousin regarderait un tableau, si les Limousins et les tableaux se rencontraient." (p. 70)

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