jeudi 30 août 2012

De Sylvie à Sophie

Continuons de dévider le fil de l'araignée villanienne. Suivons le cours de cette intuition qui nous a poussés à mêler dans le même billet mathématique et littérature, équation et imagination, Andrew Wiles et Sylvie Germain. C'est en consultant la notice Wikipédia de Pierre de Fermat, le mathématicien du XVIIe dont Wiles résolut le théorème en 1995, que j'ai eu une belle surprise :
"Un théorème important de Sophie Germain résout la conjecture pour 5, et Legendre en déduit une généralisation, portant sur une famille entière de nombres n premiers."
Sophie Germain, autrement dit une quasi homonyme de Sylvie Germain, née le 1er avril 1776 à Paris, est une des premières mathématiciennes françaises. Elle s'enthousiasme pour les maths à l'âge de treize ans, après avoir lu une biographie de la vie d'Archimède. Elle étudie seule la théorie des nombres et du calcul, et son père qui lui confisquait ses chandelles pour qu'elle ne travaille plus la nuit, comprenant qu'il ne parviendrait pas à décourager sa vocation, finit par la soutenir moralement et financièrement. "Elle se procure les cours de l’École polytechnique, réservée aux hommes, en empruntant l’identité d’un ancien élève, Antoine Auguste Le Blanc. Elle envoie ses remarques à Joseph-Louis Lagrange, qui finit par découvrir l’imposture en la convoquant du fait de ses brillantes réponses. Il devient l’ami et le mentor de la jeune fille."

Elle correspondit également avec le grand mathématicien Carl-Frédéric Gauss.

" Une de ses contributions majeures est le théorème dit « de Sophie Germain », qui énonce une condition suffisante, portant sur un nombre premier p, pour que si trois entiers relatifs x, y, et z forment une solution de l’équation xp + yp = zp, alors l’un au moins des trois soit divisible par le carré de p. Cette condition est vraie en particulier pour tout nombre premier de Sophie Germain, et Sophie Germain vérifia qu’elle l’est aussi pour tout nombre premier inférieur à 100. Sa preuve du théorème, qu’elle décrivit pour la première fois dans une lettre à Gauss, est relativement importante car elle permet de réduire le nombre de solutions du dernier théorème de Fermat."

Ce qui est encore plus étonnant, c'est de trouver dans le seul écrit philosophique connu de Sophie Germain, Considérations générales sur les sciences et les lettres, une réflexion somme toute très proche de celle que j'évoquais dans le même billet précédent sur les rapports de la raison et de l'imagination :

Sans doute, l’impression produite par la lecture d’un ouvrage d’imagination ne ressemble pas à celle qui résulte de l’étude d’un traité de géométrie. Sans doute aussi, certains esprits admirateurs des riantes images, s’abandonnant uniquement à ce goût, deviendront tout à fait incapables d’application ; tandis que d’autres, exclusivement livrés à la contemplation de la vérité démontrée, demeureront distraits ou incertains lorsqu’ils ne rencontreront pas une évidence complète. Ne nous pressons pourtant point de conclure qu’il n’existe aucun lien commun entre des œuvres qui semblent d’abord si différentes. Assistons à leur création, et nous reconnaîtrons bientôt que l’esprit humain est guidé dans toutes ses conceptions par la prévision de certains résultats, vers lesquels se dirigent tous ses efforts.
A la lire, exposant les tribulations du poète ou du géomètre forgeant leur ouvrage, on retrouve d'une part cette idée de la quête du chercheur comme un long chemin tout en rebonds et en méandres, d'autre part cette idée de la mise au jour de rapports inaperçus, de la découverte soudaine d'une sorte d'harmonie préexistante.

Et, en effet, un trait de génie, un trait d’éloquence, dans les sciences, dans les beaux-arts, dans la littérature, nous plaisent par une seule et même raison : ils dévoilent à nos yeux une foule de rapports que nous n’avions pas encore aperçus. Nous nous trouvons tout d’un coup transportés dans une haute région, d’où nous découvrons un ordre inattendu d’idées ou de sentiments. Le plaisir de la surprise émeut notre âme ; elle rend un hommage involontaire à son bienfaiteur, et cet hommage même est encore pour elle un plaisir nouveau.
Voyons d’abord quel est le caractère des premiers essais.
Le sujet est choisi ; les idées se présentent en foule à l’imagination du poète ; il reste quelque temps incertain ; une multitude de ressorts différents semblent pouvoir donner la vie à sa composition ; il en suit le développement, puis il y renonce. Il fait un choix nouveau, son mécanisme se complique ; il n’en n’est pas content, il s’arrête, il revient sur ses pas. Du milieu de cette lutte tumultueuse entre des projets contraires surgit enfin une idée simple. Soit qu’elle ait déjà été entrevue, soit qu’elle se présente à lui pour la première fois, l’auteur sent que cette idée est celle qu’il avait poursuivie.
Une remarque, un fait inattendu donne-t-il lieu à des recherches nouvelles ? Le géomètre après avoir mûrement examiné tout ce qui, dans la science déjà faite, peut lui prêter secours, circonscrit le sujet qu’il va traiter. Bientôt il entrevoit des résultats qu’il ne peut encore atteindre ; son imagination s’élance, pour les saisir, dans les routes qu’elle s’est frayées ; il craint de s’être égaré, il doute de ses premiers aperçus, il rétrograde et cherche à ressaisir les indications qui l’avaient d’abord guidé ; un grand nombre d’idées se sont jointes à celles qui furent les premières ; elles compliquent le sujet, partagent l’attention et suspendent le jugement. Mais, à travers ce chaos de pensées, le génie distingue une idée simple ; son choix est irrévocablement fixé, il sait que cette idée sera féconde.

Ces paragraphes ne sont pas seulement remarquables par leur justesse descriptive, ils le sont aussi par la qualité de l'expression, le rythme et la vivacité du récit.
L'éclair d'un instant, je me suis même demandé si Sylvie Germain n'était pas un pseudo en son honneur...


Beaumont de Lomagne 2007 - Porte

mercredi 29 août 2012

Foi et intuition

A la fin de l'article précédent sur Cédric Villani, je parlais de l'intuition, de son rôle primordial dans le cheminement intellectuel. Revenant un peu plus tard sur les vidéos que l'on peut dénicher sur le web mettant en scène notre médaillé Fields (et elles sont assez nombreuses), j'en ai épinglé une autre qui ne le concerne pas, racontant la trajectoire assez incroyable d'un autre mathématicien (qu'il cite d'ailleurs dans son récit), le britannique Andrew Wiles, qui démontra le théorème de Pierre de Fermat (qu'il est plus juste de nommer conjecture). Une des énigmes mathématiques sur laquelle on se cassait les dents depuis plus de trois cents ans.



Elle est saisissante, l'émotion qui saisit encore Wiles à l'évocation du moment où il comprit comment il allait dépasser l'ultime difficulté qui se dressait sur son chemin, une émotion qui le laisse sans voix, interdit, devant le souvenir de cette intuition lumineuse qui allait changer le cours de sa vie.

Dans le livre que je lis en ce moment, Rendez-vous nomades, de Sylvie Germain, j'ai rencontré hier aussi cette notion d'intuition, dans une réflexion qu'elle conduit sur les rapports de la foi et de la raison, deux concepts que certains veulent croire étrangers et opposés l'un à l'autre :

"La raison, qui se veut la sage, la sensée du logis au regard droit, patient, n'a pas accès à tout, précisément parce qu'elle connaît ses limites et qu'au-delà de l'horizon du sensible, de l'expérimentable, du démontrable, elle sait que son fonctionnement n'est plus valable. L'imagination, elle, se permet des privautés avec l'inconnu ; elle part à l'aventure, elle flâne, elle fouille, elle glane, elle flaire, elle intuitionne. Puis elle soumet ses glanures à la raison. Il y a beaucoup de rognures, mais toujours du grain à moudre. L'imagination n'est pas seulement pourvoyeuse d'illusions, elle l'est aussi d'intuitions."
Pour Sylvie Germain, la foi est en-deçà de l'imagination, comme son soubassement le plus profond. Elle n'en procède pas. Pour moi qui n'ai pas la foi, ou du moins qui pense ne pas l'avoir, son questionnement est troublant :

" La foi n'est ni sage, ni folle, et cependant l'une et l'autre ; en fait elle se situe en marge de ces catégories, en deçà, au-delà. Elle est une intuition fondamentale - ou, plus exactement, un don que l'on intuitionne. Elle défie la raison, elle la met à l'épreuve, tout en exigeant de faire alliance avec elle. Elle a à voir avec la capacité d'invention propre à l'imagination, mais sans se confondre avec celle-ci dont elle n'est aucunement le produit. Elle précède et ecède tant la raison que l'imagination. Elle est un sens indéfinissable, on pas un "sixième", mais un sens originel, inchiffrable." (p. 99)

Photo prise en 2007 à Beaumont de Lomagne, ville natale de Pierre de Fermat. J'avais été saisi par sa décrépitude, ses façades rongées, la lèpre de ses portes.

lundi 27 août 2012

Exploration par marche au hasard

Difficile de revenir, de reprendre pied dans ce petit coin de réalité après la grande déferlante théâtrale, difficile de trouver un point d'appui, un angle d'attaque quand, en somme, ne vous taraude que le besoin d'écrire, sans savoir vraiment quoi écrire. Tais-toi, dirait l'autre, si tu n'as rien à dire. Cela semble tellement évident, mais ce n'est pas si simple, car si j'ai quelque chose à dire, ce quelque chose ne m'apparaît pas clairement, il est au bout de mon chemin d'écriture, dans une pénombre encore inexplorée. Et c'est bien l'espoir de rejoindre ce quelque chose qui sera pour moi-même une surprise, c'est cet espoir-là qui me conduit à cet effort, même si je sais qu'il est souvent déçu.

Partons donc de l'une des lectures de ce mois d'août, du livre le plus récemment dévoré, Théorème vivant (un lapsus a failli me faire écrire "Testament vivant", et j'en frémis presque après coup, ne voulant pas plus que ça interroger ce que cela révèle de trouble dans mon inconscient), le récit du mathématicien Cédric Villani, qui, depuis la Médaille Fields qui lui fut décernée en 2010, a réussi à maintenir sur lui l'attention des médias (toutes proportions gardées, car un mathématicien même auréolé internationalement sera toujours moins connu par le grand public qu'un people starisé par la télévision - par exemple, Google affiche 136 000 résultats pour Cédric Villani quand il en affiche 821 000 pour Eve Angeli, dont le QI doit être inversement proportionnel à l'avance de notoriété). Et l'on pourrait malgré tout s'en agacer, si le bonhomme, qui a bien compris la logique médiatique et se prétend lui-même la Lady Gaga des maths, avec un look tout à fait singulier, le plus souvent lavallière et broche en araignée, n'affichait pas en même temps une sorte de fraîcheur désarmante, un enthousiasme communicatif devant les beautés de la science.



Cédric Villani ou la poésie dans l'équation par telerama

Son récit, selon ses propres mots, "suit la genèse d’une avancée mathématique, depuis le moment où l’on décide de se lancer dans l’aventure, jusqu’à celui où l’article annonçant le nouveau résultat - le nouveau théorème - est accepté pour publication dans une revue internationale. Entre ces deux instants, la quête des chercheurs, loin de suivre une trajectoire rectiligne, s’inscrit dans un long chemin tout en rebonds et en méandres, comme il arrive souvent dans la vie. "


Ce qui est très surprenant avec ce livre, c'est que d'une part il lève le voile sur une discipline, un monde, finalement très mal connus du grand public, en en montrant l'aspect proprement humain à travers les sinuosités de la recherche, les sentiments qu'elle développe sur un spectre très large allant du désespoir à l'illumination, et, d'autre part il est tout à fait étranger à l'idée de vulgarisation, rempli qu'il est de formules mathématiques incompréhensibles pour le commun des mortels. On n'en sait guère plus long à la fin du bouquin sur la mécanique des fluides, mais on a approché d'un peu plus près le mystère de la génération de la théorie mathématique. J'aime cette idée d'une approche non linéaire, qui fait confiance au hasard, comme Cédric Villani le rappelle à la page 201 du livre :

"Dans les années 1950, une révolution scientifique s'est produite quand on a compris que, pour explorer un système trop riche en possibles, il est souvent préférable de s'y déplacer au hasard, plutôt que le quadriller méthodiquement ou d'y choisir des échantillons successifs de manière parfaitement aléatoire. C'était l'algorithme de Métropolis-Hastings, c'est aujourd'hui tout le domaine des MCMC, les Monte Carlo Markov Chains, dont l'efficacité déraisonnable en physique, en chimie, en biologie, n'a toujours pas été expliquée. Ce n'est pas une exploration déterministe, ce n'est pas non plus une exploration complètement aléatoire, c'est une exploration par marche au hasard."
Ce passage a produit sur moi comme un effet  libératoire, comme s'il justifiait après coup ma propre démarche erratique dans presque tous les domaines. Je note qu'il distingue l'aléatoire et le hasard, ce qui peut sembler surprenant à première vue, mais je le comprends en tant que le hasard fait intervenir l'intuition, cette voix intérieure qui vous dit d'aller ici ou là, alors même qu'aucune démonstration ne peut être faite du bien-fondé de votre décision. C'est l'intuition qui guide, appuyée sur une "ferme croyance en la recherche d'harmonies préexistantes" (p. 147), et c'est là aussi une des leçons de ce récit, c'est le soupçon d'harmonies cachées qui motive la recherche, en tout cas celle de Cédric Villani, en profondeur.

On peut encore retrouver le curieux animal (ses compagnons de l'ENS l'avaient surnommé le Marsu) sur France-Culture.

Image finale qui n'a rien à voir en apparence, une porte de grange sur le plateau de l'Aubrac, avec son massif encadrement de granit, et deux petits chats tigrés apparaissant au fenestron. Fragilité et jeunesse contrastant avec la rusticité minérale des lieux.