jeudi 25 octobre 2012

Autour du cinq neutre

"Je suis revenue travailler à Beauséjour et j'ai découvert que le mot Pentateuque désignait à la fois l'Ancien Testament et aussi une division médicale savante des différentes maladies. On peut par exemple s'amuser à mettre en relation la Genèse, premier livre du Pentateuque qui en comporte cinq comme son nom l'indique, avec la première division des cinq maladies (appelée aussi pentateuque) les plaies, l'Exode avec les ulcères. C'est une découverte un peu étrange.
Il y en a de plus heureuses comme le mot quinconce donné par l'ami Patrick Bléron sur son blog et qui renvoie au jardin clos, celui des méditations claustrales mais aussi de la joie d'amour au verger. J'ai à mon tour dessiné un carré de 5 X 5 sur le carnet et y ai disposé des arbres et des fleurs comme dans le jardin du roi Salomon, lys blancs et grenadiers mais aussi cerisiers et pommiers."
Sylvie Durbec, en résidence à Rennes, me fait ainsi le plaisir d'un écho au billet sur le quinconce et le jardin de Chenecé de Jean-Paul Goux. Ceci me donne incidemment l'occasion de ricocher car, à propos du cinq, je songe que j'ai oublié de rapporter une autre résonance à ce nombre dans le roman de Modiano, Du plus loin de l'oubli, que j'ai déjà évoqué ici à plusieurs reprises :

"Avant notre rencontre, ils avaient commencé par le casino d'Enghien et deux ou trois autres casinos de petites stations balnéaires normandes. Et puis, ils s'étaient fixés sur Dieppe, Forges-les-Eaux et Bagnoles-de-l'Orne. Ils partaient le samedi et revenaient le lundi avec une somme qu'ils avaient gagné et qui ne dépassait jamais mille francs. Van Bever avait trouvé une martingale "autour du cinq neutre" - comme il disait, mais elle ne pouvait être fructueuse que si l'on jouait de modestes sommes à la boule." (p. 17)

Les Molles - 2008
En recherchant sur le net d'éventuelles allusions à cette martingale du cinq neutre, je suis tombé sur le site du Réseau-Modiano, sous-titré le site pour lire entre les lignes De Patrick Modiano. L'article reprenait un chapitre d'un livre de Paul Gellings, Le Fardeau du nomade. Poésie et mythe dans l’œuvre de Patrick Modiano (éditions Minard Lettres Modernes, Situation 55). J'ai observé sans réelle surprise, mais comme une nouvelle confirmation, que l'étude se déployait autour de cette thématique du vide qui ne cesse d'affouiller nos rives :

Les héros « poétiques » de, par exemple, Giraudoux, Aragon, Paulhan - et aujourd'hui donc de Modiano - n'ont plus du tout d'identité substantielle. Ils constituent au contraire un regard (souvent narcissique) sur le monde, un vide à travers lequel l'on voit se dérouler une « intrigue-prétexte ». Dans cette perspective, les autres personnages ne sont plus que des ombres, des parcelles de la vision de la figure principale, des satellites chimériques.
Je ne suis rien», constate le narrateur de Rue des boutiques obscures dès le départ. Phrase d'ouverture éloquente, reprise à la page 105 (cf. aussi la fin du livre: «Elle [Gay Orlow, petite fille] s'éloigne. Elle a déjà tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d'enfant »). Ainsi, Modiano crée des personnages «poétiques» plutôt que des êtres humains réels ou psychologiquement analysables. Personne, en vérité, n'y échappe: protagonistes, personnages secondaires - tous correspondent au modèle du «regard» (généralement un je-narrateur) ou du «vide» qui «fait le plein du texte».
N'être rien, voilà qui explique le motif de l'ombre qui couvre la plupart des personnages. «Qui es-tu, toi voyeur d'ombres?» - cette épigraphe empruntée au poète Dylan Thomas est placée en ouverture de Villa triste, mais elle vaut pour l’œuvre entière : l'univers modianien est peuplé de chimères : >« J'ai eu peur que Denise ne soit pas au rendez-vous et j'ai pensé pour la première fois que nous pouvions nous perdre dans cette ville, parmi toutes ces ombres qui marchaient d'un pas pressé. »

Paul Gellings évoque un peu plus loin Du plus loin de l'oubli, il cite même le Gérard Van Bever de la martingale (avec une petite erreur sur le prénom) :

Dans cet épisode, l'anonymat du protagoniste (amnésique) - son vide - est ensuite souligné par le fait qu'il ne se souvient pas comment il s'appelait «ce soir-là» (RB, 154). Deux noms sont possibles: Pedro McEvoy et Jimmy Pedro Stern. Dans les passages relatifs à l'Occupation, comme c'est le cas dans Rue des boutiques obscures, ce motif présage, bien entendu, le sort de tous les êtres massacrés ou disparus pendant la guerre: l'Holocauste tel que le métaphorise et le poétise Modiano.En même temps, il se sert de l’ombre comme figure de dislocation plus générale. D'où son usage intensif de mots comme silhouettes, fantômes ou de mots plus neutres, donc encore plus imprécis, disloquants, comme passants, gens, etc. Dans Du plus loin de l'oubli, un personnage important (Jacques Van Bever) a pour tout signe distinctif «un manteau en tissu à chevrons, trop grand pour lui» (PL, 15). Il est en quelque sorte son manteau.

mercredi 24 octobre 2012

D'où vient qu'un verger clos de murs

Dans Les Hautes Falaises (pages 182 à 184) : cette seule phrase interrogative, longue, très longue, où apparaît le verger de Chenecé.

Si souvent je suis incapable sur le moment, lorsque quelque chose m'advient, d'éprouver quoi que ce soit, incapable de discerner d'emblée ce qui ne me paraîtra qu'après coup avoir été alors tellement intéressant ou riche de sens ou émouvant - et s'agissant de ces heures passées avec Bastien à faire le tour de l'île, de ses bâtiments et de ses jardins, c'est bien encore ce qui m'est arrivé puisqu'il m'a fallu attendre de me retrouver seul, le lendemain matin, d'aller marcher au pied de la falaise et de m'asseoir dans l'une de ses petites grottes voûtées en cul-de-four comme une absidiole, je vais vous dire -, si souvent je en sais rien et ne vois rien de ce qui bientôt saura me toucher puissamment, que les choses qui parviennent à m'émouvoir aussitôt qu'elles m'apparaissent ajoutent à leurs qualités propres celles du ravissement : ce n'est pas d'hier que m'émerveillent ces escaliers où les grands architectes des prémontrés ont poussé la science de la taille de pierres et la science des forces contraintes à un sublime degré de maîtrise et de beauté, du moins leurs parfaites œuvres d'art ne sont pas sans rapport avec les intérêts de mon métier, mais d'où vient qu'un verger clos de murs, avec sa porte au fond prise dans l'épaisseur du mur et qui a un linteau comme une porte intérieure, d'où vient que m'émerveille toujours dès qu'elle m'apparaît cette chose si simple : une étendue bien plane d'herbe verte qui forme un carré ou un rectangle dans l'enceinte de ses murs de pierre, quelques travées d'arbres fruitiers rangés en ligne, et cette porte, au fond, tellement troublante, cette porte du clos qui a les dimensions d'une porte de chambre et qui donne pourtant accès au-dehors, à un champ, à un bois, à cette autre partie du jardin dont elle isole le clos -, cette petite porte du clos qui est peut-être tellement troublante par le fait qu'elle bouleverse les catégories communes de l'intérieur et de l'extérieur, soit que l'on considère qu'étant déjà dehors dans le verger, il y a derrière la porte un autre dehors, un extérieur plus extérieur encore, soit que, pris qu'on est dans l'enceinte intérieure du clos, sa porte vous donne à penser que vous êtes dedans tout en étant dehors, sous le ciel extérieur et à l'intérieur du verger dont vous pouvez ou non sortir ? [C'est moi qui souligne]

D'où vient qu'aux images suscitées par le roman se mêlent, et souvent s'imposent, celles de La Font du Four ? Je pose la question mais je crois connaître la réponse.

lundi 22 octobre 2012

Le plein de vide

De Jean-François Billeter, j'avais acheté lors d'un passage à Bayonne en avril 2011, les passionnantes Leçons sur Tchouang-Tseu, parues aux éditions Allia. Dès que j'ai appris la parution d'un nouveau petit volume du savant sinologue, désespérant de retourner au Pays basque avant longtemps, je l'ai aussitôt commandé (en même temps que Le Jardin de Cyrus, de Thomas Browne). J'ai donc reçu Un paradigme, aussi noir de couverture que les Leçons étaient blanches, et il me fut impossible de ne pas entrer immédiatement en lecture, ne fut-ce que quelques pages, me suis-je dit, bien que d'autres ouvrages entamés m'attendaient et que le démon de la dispersion pointait son vilain mufle. Mais, dès la deuxième page, mes scrupules furent balayés. Il n'y avait point de hasard : ce concept de vide que je ne cesse de rencontrer ces derniers jours était une nouvelle fois au rendez-vous.
Billeter commence son étude en parlant de son plaisir à s'installer dans un café pour y réfléchir et laisser les idées s'épanouir : "Dans cet endroit où je ne possède rien, écrit-il, mais dont je prends discrètement possession en disposant à ma guise les quelques objets que j'admets sur ma table, je renoue avec moi-même. C'est un plaisir aristocratique."
C'est dans le paragraphe suivant que se fait le lien avec le vide :

"Quand j'atteins cette souveraine disponibilité, un vide se crée. De ce vide presque invariablement, au bout d'un moment une idée surgit. Je la note si le mot juste se présente. Ces moments sont un plaisir essentiel, dont je ne voudrais être privé pour rien au monde. Quand une idée m'est venue et qu'elle est notée, j'ai le sentiment que, quoi qu'il arrive, la journée n'aura pas été vaine."
En reparcourant rapidement les Leçons, redécouvrant les passages que je soulignai alors au crayon de papier, je m'aperçois que la réflexion sur le vide était déjà présente. Ainsi, pages 141-142 :

" Un artiste, un écrivain est nécessairement un expérimentateur - non seulement dans la mise au point de ses moyens, mais aussi (et tout d'abord) dans sa façon de sentir, de percevoir et de se représenter le monde. Ce caractère expérimentateur est plus ou moins conscient, plus ou moins marqué selon les cas. Il est très prononcé chez Proust et chez Michaux par exemple. Mais cette faculté de défaire et de refaire le monde est universelle. Elle est présente en chacun de nous, et nous est indispensable. Il est vital que nous sachions faire retour à la confusion et au vide quand notre activité consciente est dans un cul-de-sac, qu'elle s'est laissé enfermer dans un système d'idées fausses ou dans des projets irréalisables. Notre salut dépend alors de notre capacité de faire marche arrière, d'aller "évoluer à proximité du début des phénomènes", de retrouver "le vide où s'assemble la Voie". Il faut savoir faire le vide pour produire l'acte nécessaire. L'incapacité de faire le vide comme je l'ai dit, engendre la répétition, la rigidité, voire la folie." [C'est moi qui souligne]

"Le geste joue un rôle central dans nos vies" J.F. Billeter. Ici, mon ami Lionel Tonda me fait une démonstration, en me forgeant une simple cuiller dans son atelier de Montlouis-sur-Loire.


samedi 20 octobre 2012

Je n'ai plus de repos

Je n'ai plus de repos
je déroule inlassablement ma poulie
mais le fond se perd
je sens bien que je ne l'atteindrai pas

contre les parois du noir
mon cerceau s'entrechoque

je n'ose plus me pencher
l'écho m'engloutirait
les os rompus des rêves
reviendraient me hanter

prisonnier de l'axe
de l'invisible espoir de l'eau
je n'ai plus de repos

Châteauroux, printemps 2012

Aubrac - août 2012

Du vide toujours

J'écrivais hier à un ami que Facebook me servait surtout de caisse de résonance. L'attracteur étrange (et malicieux) me prend au mot. Voici donc aujourd'hui un exemple de synchronicité facebookienne :


vendredi 19 octobre 2012

Du vide encore

J'en reviens une nouvelle fois au vide. Dans Les Hautes Falaises, de Jean-Paul Goux, Simon, le personnage principal, sort tout juste de la dépression, et c'est une sensation de vide qui domine en lui :

Dans ces jours-là où il était en train de terminer sa dactylographie, ce qui s'imposait à lui c'était la même sensation délicieuse qu'on éprouve dans une convalescence, après une maladie douloureuse, lorsque le corps a décidé pour vous de vous laisser en paix et qu'il n'est plus sensible que par les signes de son effacement. Car il se sentait merveilleusement vide, et léger, soulagé - vide, c'est-à-dire de nouveau disponible par ce vide même attirant et appelant à lui ce qui viendrait l'emplir et le combler à nouveau. Ce qu'il se disait aussi, lorsqu'il cherchait à nommer ces impressions si proches de la convalescence par la puissance de leurs effets physiques, c'était que, changeant de registre, adoptant celui d'un administrateur de biens qui vous adresse son contrat de location, il venait de renouveler son bail avec la vie. Et Bastien lui avait téléphoné. (p. 13, c'est moi qui souligne)
Il peut sembler assez paradoxal de donner une valeur aussi positive au vide. Mais c'est sans doute qu'il ne s'agit pas de confondre le vide avec le néant, avec le rien. Le vide est le champ ouvert à tous les possibles, et non pas la négation de tout existant. Ceci me rappelle une passionnante conférence de Jean-Pierre Boutinet, le 18 octobre 2004 au lycée des Charmilles, à Châteauroux. Il y interrogeait le concept de projet. Pour lui, le projet avait besoin du vide. Pour qu'il y ait projet, disait-il, il faut créer du vide. C'est bien en s'appuyant sur le vide nouveau en lui que Simon, de par le formidable appel d'air qu'il suscite, peut reprendre langue avec la vie, retrouver son ami Bastien, puis plus tard accepter sa proposition de s'occuper de la propriété de l’Épine pour y entreprendre tout ce qu'il jugerait bon pour qu'elle demeure dans sa beauté. Car Simon est architecte, et l'art de l'architecte n'est-il pas au suprême degré l'art de construire autour du vide ?

Sans doute est-ce un même vide qu'évoque  Nicolas Bouvier à la fin de L'usage du monde  ? Dans lequel il voit paradoxalement notre moteur le plus sûr. J'ai retrouvé l'expression "cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme" dans le petit texte de La guerre  à huit ans : il en donne la source, ce qu'il n'a pas fait curieusement dans L'usage du monde, il s'agit d' Antonin Artaud, dont il salue la justesse cruelle.

Aubrac - Haut-lieu du vide



mercredi 17 octobre 2012

Porte Océane

Les Hautes Falaises de Jean-Paul Goux est le deuxième volet de la série Les Quartiers d'hiver, précédant le Séjour à Chenecé. J'effectue donc une lecture à rebours, qui ne me semble pas poser de difficultés, car les personnages sont distincts, l'unité étant plutôt donnée par les lieux, et en première instance par l’Épine, cette ancienne abbaye qui est dans cet opus la place du rendez-vous final, des retrouvailles quarante ans plus tard entre Bastien et Simon, dont l'amitié fut brutalement interrompue à la fin des années lycée.

Amitié qui prit naissance au Havre, dont le nom n'est pas donné mais qu'il est aisé de reconnaître : "Mon père était comme Chéronnet dans l'équipe de Perret qui continuait à reconstruire la ville en grande partie bombardée par les Alliés à la fin de la guerre."(p. 15)
Le petit Simon, huit ans, se remémore l'itinéraire qui le conduisait de la maison au collège :
"On regarde vers la gauche, du côté de la mer qu'on ne peut pas voir mais qui est là, au bout de la logue avenue rectiligne, juste derrière les deux tours en vis-à-vis dressées de part et d'autre de l'avenue, qui forment ainsi une Porte qu'on nomme Océane. On a tourné la tête vers la gauche quand le feu est passé au rouge, le vent a vidé l'avenue qu'il occupe seul, la double ligne des réverbères creuse un tunnel de lumière jusqu'à la Porte fermée sur le ciel lisse et noir, puis on a tourné la tête de l'autre côté où la longue avenue toute droite vient buter contre la Gare à peine distincte sous le ciel qui s'éclaircit, ni gris ni bleu, léger et pâle comme le matin qui commence là-bas." (p. 16)

La Porte Océane
La Porte Océane, la Gare, où les avais-je vus récemment ? Je ne suis jamais allé au Havre, et personne de mon entourage ne m'en a jamais parlé. Cela venait d'une lecture, bien sûr. Et l'évidence vint : c'était dans le Modiano, Du plus loin de l'oubli.

"Je ne voulais pas tout de suite revenir quai de la Tournelle. J'ai monté les escaliers de la gare et j'ai débouché dans la salle des Pas Perdus. Beaucoup de gens se dirigeaient encore vers les quais des trains de banlieues. Je me suis assis sur un banc, la valise entre les jambes. J'avais peu à peu l'impression d'être moi aussi un voyageur ou un permissionnaire. La gare Saint-Lazare m'offrait un champ de fuite plus étendu que la banlieue et que la Normandie vers lesquelles partaient les trains. Prendre un ticket pour Le Havre, la ville de Cartaud. Et au Havre, disparaître n'importe où, dans le vaste monde, par la porte Océane..."(p. 69)
 *

A propos de disparition, plus prosaïquement, j'ai retrouvé les lunettes. Elles n'étaient pas à la médiathèque, mais bien à la maison, dans les toilettes, où je les avais remises dans l'étui après avoir lu quelques pages du Tigre. Saleté de Tigre. Avec ses petits caractères, pas moyen de lire ça sans lorgnons. Je me suis traité d'imbécile et de crétin, mais j'ai retrouvé la pêche et je me suis senti si en accord avec le monde que j'ai même visionné la fin du match des Bleus contre l'Espagne. Et le miracle a perduré puisque ces idiots-là ont égalisé à la dernière seconde.
J'ai ensuite, a contrario de ce que j'avais donc annoncé, entamé la lecture du petit Zoé de Nicolas Bouvier, et cela m'a amusé - parfois il m'en faut peu-, de retrouver mention du tigre dans le premier texte intitulé "Souvenirs, souvenirs".
"Il faut aussi parfois beaucoup de temps pour que le vin se fasse dans la tonne et il se peut qu'on sollicite cette mémoire, vingt ans ou plus après ce qu'on a vécu. Lorsque, l'âge venant, elle flanche ou se mite (au Québec, on dirait qu'elle se morpionne), on la fait travailler comme un dompteur qui tire encore quelques cabrioles d'un tigre moribond."
J'aime beaucoup la comparaison. Mais aussi, un peu plus loin, à l'évocation des aspects qu'il nomme positif ou négatif de l'enfance : "Chaque âge a d'ailleurs sa forme de sottise mais, malgré la leur, les enfants ne tardent pas à percer celle des adultes. Cependant ce bourdon perçant et incessant, cette manie masochiste d'aller chercher le châtiment aussi loin qu'il se trouve rend parfois la compagnie des enfants détestable : on fouille des yeux - comme le suggère Henri Michaux - l'horizon, en quête d'un tigre qui pourrait "vous arranger ça" ne fut-ce qu'un après-midi."

Je me suis demandé à quelle œuvre de Michaux Nicolas Bouvier faisait allusion. J'ai pensé que c'était dans Poteaux d'angle. Je n'y ai pas trouvé l'horizon, mais deux passages où le mot tigre est employé, dont celui-ci :

« Seigneur tigre, c'est un coup de trompette en tout son être quand il aperçoit la proie, c’est un sport, une chasse, une aventure, une escalade, un destin, une libération, un feu, une lumière. Cravaché par la faim, il saute. Qui ose comparer ses secondes à celles-là ? Qui en toute sa vie eut seulement 10 secondes tigre ? »
Il existe d'ailleurs, je viens incidemment de le découvrir, un blog qui porte ce nom Dix secondes tigre, et qui déroule une iconographie intéressante.

mardi 16 octobre 2012

Comme une eau, le monde vous traverse

Je reviens de la médiathèque, où j'ai assisté à une conférence (non, pas une conférence, ça ne se voulait pas tel, ça n'avait ni la structure, ni l'ambition d'une conférence), une causerie alors (non, pas une causerie, car ce fut plutôt un monologue, même s'il y eut quelques questions), alors quoi ? une évocation, dira-t-on, de Nicolas Bouvier, par Marlyse Pietri, qui fut son éditrice aux éditions Zoé, en Suisse.

Ce que j'aime dans Nicolas Bouvier, ce n'est pas tellement son côté écrivain-voyageur, c'est très réducteur ce truc  là, il aurait pu raconter une randonnée dans le Valais, une excursion dans le Jura, une flânerie sur les berges du Léman, je pense que j'aurais lu avec le même plaisir, mais surtout il ne la ramène pas, au contraire de ces voyageurs pas trop écrivains même s'ils se voudraient tels qui, tout exaltés de leurs aventures inoubliables, vous font bien sentir combien vous êtes petits, racornis et frileux à vivre vos pauvres vies sédentaires. Le voyage, pour Nicolas Bouvier, est-il vraiment le lieu de l'accomplissement ? Il a pris pour lui souvent un autre visage. La page de L'usage du monde dont j'ai le plus grand souvenir, c'est celle où il compare la mouche européenne avec la mouche asiatique, c'est tout à la fois drôle et terrible, il décrit l'enfer et c'est un vrai bonheur de lecture. Vous avez honte de rire de tels supplices, mais c'est plus fort que vous, votre nature cruelle est par là démasquée.

Pas pu m'empêcher d'acheter un livre pour le souvenir, mais j'en ai pris un tout petit, des éditions Zoé bien sûr, à trois euros quatre-vingts, La guerre à huit ans. Mais je ne le lirai pas ce soir en tout cas. Car j'ai égaré mes lunettes. Je pense qu'elles ont glissé de la poche interne de mon blouson que j'avais retiré le temps de la conférence (non, pas la conférence, j'ai dit), et qu'elles sont donc restées dans l'auditorium. Enfin c'est ce que j'espère, elles ne sont pas à la maison en tout cas. Juste avant de partir, je m'en étais servi pour décrypter les dernières analyses de mon sang pompé ce matin de bonne heure. Saleté de cholestérol. C'est incroyable comme ça me fiche le bourdon, cette perte. Je me sens infirme, je plisse les yeux pour lire sur cet écran. Ça m'a même coupé l'appétit. Je sais qu'il faut attendre demain pour en avoir le cœur net. Et si elles n'étaient pas là-bas ? Avoir deux paires, c'est mieux, c'est ce que je me dis depuis un moment, mais je n'en ai rien fait, c'est pas malin.

Sur l'écran, ça va, je fais CRTL +, les caractères s'agrandissent. Saleté de presbytie. Je veux changer l'image du bureau, ça n'a rien d'urgent évidemment, mais on se raccroche à ce qu'on peut, je vais donc sur le tableau de bord de mon Tumblr, Alluvions-1960, et décide de prendre une des images qui foisonnent sur les sites auxquels je suis abonné. Je tombe d'emblée sur un Charly Brown tout à fait raccord avec mon état d'âme.


Marlyse Pietri a lu quelques poèmes et extraits de prose de Nicolas Bouvier. Et entre autres, la fin de L'usage du monde.  Ça parle du vide fondamental, ça va bien avec le vide de Sebald et de Modiano évoqués naguère, ça finira bien le billet de ce soir :

"Comme une eau, le monde vous traverse, et, pour un temps, vous prête ses couleurs. Puis, se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr."

lundi 15 octobre 2012

Vincent

Je regardais le générique du film de Resnais défiler doucement au rythme de la chanson de Sinatra, plongé dans l'état intermédiaire de celui qui ne sait pas trop bien si ce qu'il a vu pendant presque deux heures lui a donné du plaisir ou de l'ennui. Cette virtuosité filmique, tous ces acteurs de talent, et au bout du compte une sensation d'artifice, d'embaumement. Mais pas complète, non, c'est là où les choses deviennent difficiles, retorses : certaines images échappent au huis-clos du mausolée construit par le film, comme cette brève scène à la fin, où le dramaturge se jette dans un étang. La caméra le suit, d'assez loin, le perd de vue à cause des branchages touffus qui cernent la rive, et puis l'on entend le plouf (qui m'a bien sûr fait penser à celui de Javert). La mort sans doute après la fausse mort mise en scène un peu plus tôt. C'est par des énigmes comme celle-ci, qu'évoquent à peine les critiques, que l’œuvre résiste, tient mon jugement en suspens.
Bref. Je regardais donc ce générique lorsque je lus ce nom. Vincent Chatraix. Nom de l'acteur qui jouait le père d'Orphée dans la jeune compagnie de la Colombe (factice, j'ai lu qu'elle avait été inventée pour l'occasion), dont l'Eurydice est filmée par Bruno Podalydès.

Vincent, Pierre, Denis et les autres.

Ce nom me disait quelque chose, je connaissais ce nom. Il me fallut quelques secondes pour mettre un visage dessus. Je ne l'avais pas reconnu pendant le film, il était barbu et je ne l'avais jamais vu avec la barbe. Lui, Vincent Chatraix, le lignièrois. Qui joua dans la première pièce que j'ai monté à Cluis, dans les ruines de la forteresse, La Fille du Capitaine, d'après Pouchkine. Qui devait jouer en 2000 le rôle de Coco-Lacour, le secrétaire félon de Vidocq, mais qui reçut cet été-là (mais pas sur le site) un coup de pied de cheval en pleine mâchoire, et que je dus donc remplacer (par Bertrand Duris, qui devint lui aussi professionnel) . Vincent, qui avait une belle rage de théâtre, un enthousiasme parfois débridé, Vincent que l'on perdit de vue à la suite de cet accident, et dont j'ignorais ce qu'il était devenu.

A la maison, je vérifiai que c'était bien lui. Vincent Chatraix googlisé. Vincent qui n'oublie pas son pays natal.


Ravi vraiment, Vincent, de te voir à si belle enseigne.

dimanche 14 octobre 2012

Les fantômes vinrent à sa rencontre

J'ai rendu Séjour de Chenecé à la médiathèque, et emporté à la place les deux seuls romans de Jean-Paul Goux qui dormaient dans les rayonnages. Mais auparavant, je suis allé faire une petite visite comme toujours dans le rayon de la bande dessinée, et j'ai emprunté deux albums, le tome 2 de Quai d'Orsay, les Chroniques diplomatiques de Christophe Blain et Abel Lanzac et Aller-retour de Frédéric Bézian, dessinateur dont j'aime beaucoup le graphisme.

Revenu à la maison, c'est par le Bézian que j'ai commencé. Une sorte de faux polar, trois pages en couleur, puis du gris, du gris, et encore du gris (en trames fines), pour finir sur trois pages à nouveau en couleur. Basile Far, un soi-disant détective pour une compagnie d'assurances, enquêtant sur une disparition dans un petit village bâti en cercles concentriques autour de son église. Aller-retour en train, aller-retour dans le passé, entre l'aujourd'hui et la France de De Gaulle, chronique mélancolique, très modianesque pour le coup, énigmatique donc, avec une voix off omniprésente qui, à l'arrivée nocturne et solitaire dans la gare du village, invoque par de discrets guillemets le souvenir du Nosferatu de Murnau :


Bézian adapte en effet le célèbre carton qui a place dans le film à l'arrivée de Hutter (le Jonathan Harker du roman) sur les terres du comte Orlock (Dracula) : Dès que Hutter eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre , en allemand « Kaum hatte Hutter die Brücke überschritten, da ergriffen ihn die unheimlichen Gesichte ».


Quelques heures plus tard, je me rends à l'Apollo pour voir le dernier film d'Alain Resnais, Vous n'avez encore rien vu. Je ne savais rien de l'histoire, construite autour de la disparition d'un dramaturge, Antoine d'Anthac, dans lequel il faut reconnaître la figure de Jean Anouilh (la plupart des réserves faites sur le film dans les critiques lues ensuite portent précisément sur ce choix). Convoqués par son majordome, une poignée d'acteurs et d'actrices très connus, jouant leur propre rôle (Azéma, Arditi, Piccoli, entre autres) se retrouvent dans l'immense maison de leur ami, à vrai dire peu chaleureuse et même glaciale, conviés à visionner la captation cinématographique de l'une des pièces de l'auteur, Eurydice, jouée par une jeune compagnie, La Colombe. Ils se prennent au jeu, reprennent les répliques, puis se retrouvent carrément à rejouer la pièce dans de nouveaux décors. Pas de réalisme là-dedans, bien entendu, comme toujours chez Resnais. Je dois avouer que je ne partage pas l'unanimité des critiques et que je suis resté quelque peu perplexe devant ce film (léger sentiment de saturation aussi devant une énième confrontation Azéma-Arditi). En tout cas, le mot-clé semble être mise en abyme :


Sabine Azéma et Pierre Arditi, complices fidèles d'Alain Resnais, jouent « Eurydice » dans une mise en abyme vertigineuse et ludique où Alain Resnais évoque les fantômes du souvenir, l'héritage et l'amour du jeu. (Sophie Avon, Sud-Ouest)
A 89 ans, Alain Resnais signe un malicieux «Vous n’avez encore rien vu». Cette formidable mise en abyme de l’«Eurydice» de Jean Anouilh réconcilie cinéma et théâtre en les transcendant. (Norbert Creutz, Le Temps)
Intimement mêlées, les deux pièces d’Anouilh ici utilisées (Eurydice et Cher Antoine ou l’Amour raté) servent essentiellement de support à une brillante mise en abyme où des personnages s’observent, se poursuivent, se perdent et se retrouvent avant de se perdre à nouveau et pour jamais dans un récit en forme d’obsédant jeu de miroirs où l’on ne parvient jamais à distinguer le vrai du faux. Car Resnais complique l’affaire avec délectation en précipitant son spectateur dans une situation de dormeur éveillé « gouverné tout entier dans son imagination par des impressions matérielles contre lesquelles, privé qu’il est de mouvement et de contrôle, il se trouve sans défense ».
(le club des cinéphiles incorrigibles)
La citation de ce dernier blogueur  est de Julien Gracq (Les yeux bien ouverts », in Préférences, Œuvres complètes, Gallimard, 1989, p.843.) Gracq qui, soit dit en passant, était un fervent amateur de Nosferatu, au point d'écrire une préface pour un livre qui lui était consacré. Je précise ça parce que le célèbre carton décalqué par Bézian, je l'ai retrouvé dans le film de Resnais, à peine modifié là aussi, à l'arrivée des amis d'Antoine d'Anthac :
"Quand ils eurent passé le pont, les fantômes vinrent à eux… ».



Deux fois à quelques heures d'intervalle, dans deux œuvres différentes, la coïncidence était fameuse. L'attracteur étrange s'en donnait à cœur joie. Mais je n'étais pas au bout de mes surprises. Le générique de fin allait m'en procurer une nouvelle, à moi aussi vint un fantôme. (A suivre)

samedi 13 octobre 2012

Schneider a été tué cette nuit

Dans L'herbe des nuits comme dans Du plus loin de l'oubli, une jeune femme trouble est au centre du livre. J'ai repris ce mot trouble à l'un des commentateurs. Trouble indique le flou, l'incertitude, le malaise aussi qui règnent autour de la figure de cette femme. De Jacqueline, dans le roman que j'ai lu, le narrateur, pas plus que le lecteur, ne sait rien ou si peu de chose. Son origine, son histoire avant la rencontre resteront inconnues. Le mot amour n'est pas même prononcé, et l'on ignore la nature exacte des sentiments qui la lie au narrateur. Ils fuient tous les deux à Londres, y vivent au départ misérablement  avant de vivre d'autres rencontres qui feront basculer leur vie. Et puis un jour elle ne revient plus à l'appartement qu'on leur a prêté :

Elle ouvrait doucement la porte. Je faisais semblant de dormir.
Et puis, au bout d'un certain nombre de jours, je veillais jusqu'à l'aube, mais je n'ai plus jamais entendu son pas dans l'escalier.
Voilà. Le passage suivant se déroule le samedi 1er octobre 1994. Rien n'est raconté du retour en France. Nous sommes passés d'un seul coup de 1964 à 1994, trente ans enjambés sans coup férir. Le narrateur, rentrant chez lu par le métro, croit reconnaître Jacqueline. Il la suit mais n'ose l'aborder, de peur qu'elle ne se souvienne plus de lui. Au lendemain, premier dimanche de l'automne, prend place le passage que j'ai cité dans le billet précédent.

La page suivante, nouveau saut dans le temps :

"Il y a quinze ans, je m'en souviens, j'avais déjà le même état d'esprit. Un après-midi d'août, j'étais allé chercher, à la mairie de Boulogne-Billancourt, un extrait d'acte de naissance. J'étais revenu à pied par la porte d'Auteuil et les avenues qui longent le champ de courses et le Bois. J'habitais provisoirement une chambre d'hôtel, vers le quai, après les jardins du Trocadéro. Je ne savais pas bien encore si je resterais définitivement à Paris ou bien si, poursuivant le livre que j'avais entrepris  sur les "poètes et romanciers portuaires", je ferais un séjour à Buenos-Aires, à la recherche du poète argentin Hector Pedro Blomberg dont certains vers m'avaient intrigué :
 Schneider a été tué cette nuit
Dans le bistrot de la Paraguayenne
Il avait les yeux bleus et le visage très pâle..."

Intrigant également ce passage, où l'on retrouve ce vide d'août, étudié par Sébastien Chevalier, avec cette mention soudaine d'un poète argentin inconnu mais bien réel. Unique mention, car il n'en sera plus jamais question par la suite. Buenos-Aires, l'Argentine, la mort de Schneider, tout cela évoque bien sûr La mort et la boussole de Borgès.

Héctor Pedro Blomberg
Sur Musicme, La que murio en Paris, une de ses chansons les plus célèbres, dont l'histoire est racontée sur un site argentin :

Sobre “La que murió en París”, otra de sus más famosas letras de tango, diremos que nació de otro viaje. Cuando fue corresponsal en París del diario La Razón, lo acompañó una chica en el rol de secretaria. Una muchacha muy preparada, egresada de filosofía y letras, que se encargaba de difundir por todos los medios las notas que Blomberg escribía sobre el tango. Durante esa estadía la muchacha enferma y muere muy pronto. Así es que Blomberg se inspiró y le dedicó ese recordado tango. Ella se llamaba Alicia Elsa French, y se cuenta que era descendiente del prócer de la Revolución de Mayo Domingo French.


Correspondant du journal La Razón, Blomberg (qui écrivit aussi par ailleurs des scénarios sur mesure pour Eva Peron) était accompagné à Paris d'une jeune femme, fort lettrée, qui avait entrepris de rassembler les notes que le poète écrivait au sujet du tango, mais elle tomba brusquement malade et mourut. Blomberg en fit une chanson mise en musique par Enrique Maciel.




La mort, l'oubli, Paris, les jeunes femmes, oui, vraiment intrigant tout cela... (A suivre)


vendredi 12 octobre 2012

Brèche

Ce n'est pas d'aujourd'hui que le mot brèche, dont on a vu l'importance chez Modiano, possède pour moi une aimantation particulière. Déjà, en 1981, dans un recueil de poèmes manuscrits, intitulé Braises (mais qui, hantant donc mes tiroirs depuis trente ans, devrait plutôt se nommer Cendres), je me fendais d'un poème d'un seul mot et d'une seule syllabe, qui était précisément Brèche.

Je n'étais pas peu fier de moi, j'avais fait plus fort qu'Apollinaire avec son monostique, son One-line poem, comme disent les Anglais : Chantre
Et l'unique cordeau des trompettes marines
dans Alcools. Le mot brèche, placé ainsi au mitan de la page, faisait brèche dans le blanc de la feuille.

jeudi 11 octobre 2012

Les brèches du temps

J'ai dévidé la pelote des correspondances apparues avec le livre de Christian Garcin sur Borges ; cela m'a conduit à relire Sebald et Borges ; le récit de Jean-Paul Goux est venu se greffer sur l'ensemble ; les figures du quinconce et du losange se sont imposées. L'attracteur étrange avait-il épuisé ses forces dans ce tourbillon de lectures ?

Pas tout à fait, semblait-il, puisque le 7 octobre, Sébastien Chevalier du blog Norwich publiait un nouveau billet titré Dimanche d'octobre (vide d'août (2)). Prolongeant donc le billet d'août que j'ai cité le lundi 8 octobre (mais j'avais écrit l'article deux jours avant et planifié sa publication à cette date du lundi), il met en parallèle le récit sébaldien avec le dernier roman de Patrick Modiano, L'herbe des nuits (que je n'ai pas lu):

"Ce n’est pas dans Dimanches d’août, mais aux premières pages de L’herbe des nuits, son dernier roman, que j’ai trouvé chez Modiano l’expression la plus proche du vide créateur dont je parlais il y a quelques semaines à propos des récits de Sebald. Là aussi, comme dans le troisième récit des Émigrants, le vide invite le narrateur à la marche et à l’exploration de zones incertaines – banlieues abandonnées de Manchester chez Sebald, quartier de « l’arrière-Montparnasse »,
le long de terrains vagues, de petits immeubles aux fenêtres murées, de tronçons de rues entre des piles de gravats, comme après un bombardement
chez Modiano – sur le point de disparaître avec les années 60 du siècle dernier."
Si la méthode, l'écriture des deux écrivains sont très différentes, il reste que la quête, la recherche obstinée d'un passé qui se dérobe, d'un souvenir qui tout à la fois s'offre et se refuse est fondamentalement semblable :

"Et même si, contrairement à Sebald, Modiano procède par petites touches – une rue, une façade, un nom, des notes dans un carnet en cuir noir - plutôt que par grands aplats érudits ou longues digressions exotiques, c’est par la même embrasure, en suivant les mêmes traces, qu’il ouvre la brèche."
Ce mot brèche me semble important, crucial même. Je l'ai retrouvé dans le seul livre de Modiano que je possède, donné par mon ami Gary en mai 2008, mais que je n'avais toujours pas lu. Du plus loin de l'oubli, un roman de 1996, dédié à Peter Handke. Sur une soudaine impulsion, je l'ai commencé hier à minuit et achevé en fin d'après-midi. Comme si ce livre allait me donner une clé pour la suite de l'enquête (mais quelle enquête ?).

Page 134, le mot brèche : "Et aujourd'hui, premier dimanche de l'automne, je me retrouve sur la même ligne, dans le métro. Il passe au-dessus des arbres du boulevard Saint-Jacques. Leurs feuillages se penchent sur la voie. Alors j'ai l'impression d'être entre ciel et terre et d'échapper à ma vie présente. Rien ne me rattache plus à rien. Tout à l'heure, à la sortie de la station Corvisart qui ressemble à une gare de province avec sa verrière, ce sera comme si je me glissais par une brèche du temps et je disparaîtrais une bonne fois par toutes."

C'est en cherchant sur Google, Modiano + brèche, que je tombe sur un article de Jean-Claude Raspiengeas, dans La Croix, qui reprend dans son titre cette même expression, que je souligne ici, pour chroniquer L'herbe des nuits :  "Modiano, tel qu’en lui-même, inchangé. Musique d’automne, aux mots feutrés, d’un arpenteur aux longues foulées, géomètre des lignes de fuite, appliqué à dresser le cadastre des zones d’ombre." Mais je m'avise, en lisant un autre article, celui de Claire Devarrieux dans Libération, que la brèche du temps a sauté d'un livre à l'autre, de 1996 à 2012 : "Il feint de partir sur les traces d’un secret : il se préoccupe surtout de rendre perceptible le brouillard. Il ramène le passé dans le présent, et vice-versa, se faufilant par«les brèches du temps»." Bernard Quiriny enfonce le clou :
"Jusqu'à cette formule qui résume à peu près tout et résonne comme une sorte de profession de foi fataliste : « J’écris ces pages pour trouver des lignes de fuite et m’échapper par les brèches du temps ». En nous prenant avec lui."


Patachou
Bal chez Temporel

Si tu reviens jamais danser chez Temporel
Un jour ou l'autre
Pense à ceux qui tous ont laissé leurs noms gravés
Auprès du nôtre

Chanson évoquée par Modiano dans la vidéo de l'article de Bernard Quiriny. Belles paroles de ce poète que j'aime profondément, un autre amoureux de Paris, de ses femmes et de ses mystères : André Hardellet.

Grille - Château de Bouges - septembre 2012.

mercredi 10 octobre 2012

Losange et tétragrammaton

Le losange est au cœur de la nouvelle de Borges, La mort et la boussole, écrite en 1942 et incluse dans le recueil intitulé Fictions. Le détective Eric Lönnrot, enquêtant sur un triple meurtre survenu dans les nuits du 3 décembre, 3 janvier et 3 février, parvient à deviner "la secrète morphologie de la sombre série" et donc à prévoir le jour et le lieu du dernier crime. Il ignore cependant qu'il en sera la victime et il tombera sous le feu de Red Scharlach qui, sur son honneur, avait juré sa mort.

Les trois premiers lieux meurtriers sont l'Hôtel du Nord, une vieille boutique de marchands de couleur dans un faubourg désert à l'ouest de la ville ("Sur le mur, au-dessus des losanges jaunes et rouges, il y avait quelques mots à la craie"), Liverpool House, un cabaret de la rue de Toulon, à l'est de la ville, où un certain Gryphius aurait disparu après s'être acoquiné avec des arlequins masqués ("Une des femmes du bar se rappela les losanges jaunes, rouges et verts").

Le commissaire Franz Treviranus chargé de l'affaire reçoit ensuite dans la nuit du premier mars une lettre d'un certain Baruj Spinoza ainsi qu'un plan de la ville. Les trois lieux du rime y étant désignés comme les trois sommets d'un parfait triangle équilatéral, il n'y aurait donc pas de quatrième meurtre. Ce que Lönnrot, étudiant le document, interprète justement comme un mensonge. En effet, chaque fois, on avait retrouvé un message disant qu'une lettre du Nom avait été articulée. Pour Lönnrot, il ne fait pas de doute que ce Nom est le Tétragrammaton, le nom secret de Dieu, l'imprononçable YHWH, composé donc de quatre lettres. Un quatrième meurtre est donc programmé et il suffit alors d'un compas pour le situer au midi, dans la propriété de Triste-le-Roy.

Losange emprunté à Rémi Schultz, qui relève d'autres coïncidences autour de la nouvelle sur son blog Quaternité.
Lönnrot pénètre dans cette villa qui abonde "en symétries inutiles et répétitions maniaques", l'explore longuement puis finit par monter au mirador par un escalier en spirale : "La lune ce soir-là traversait les losanges des fenêtres ; ils étaient jaunes, rouges et verts. Il fut arrêté par un souvenir stupéfiant et vertigineux".

"Rien ne nous sera révélé, précise Christian Garcin, pages 95-96,  sur ce "souvenir stupéfiant et vertigineux". Néanmoins, les losanges de couleur apparaissent là aussi au moment où la révélation (mais laquelle ?) survient. Et Red Scharlach abat son double Lönnrot (tous deux onomastiquement placés sous le signe du rouge - sang ?) au moment même où affleure à la conscience ce "souvenir stupéfiant et vertigineux"."

mardi 9 octobre 2012

Verger et quinconce

A S. qui depuis douze ans...

L'une des grandes occupations d'Alexis Chauvel, l'ermite de Chenecé dans le livre de Jean-Paul Goux, fut la restauration du verger clos. Les photos anciennes retrouvées dans les tiroirs de l'armoire montraient cinq rangées d'arbres parfaitement alignées, pommiers et cerisiers. Il décida tout d'abord d'établir un plan précis :

Sur une feuille de papier quadrillé, j'ai porté les lignes d'un carré de dix unités par côté ; à l'intérieur de ce carré, j'ai porté un second carré, distant d'une unité et j'ai marqué d'un rond l'emplacement des arbres qui allaient former seize carrés, larges chacun de deux unités. Mais en regardant toujours les photos du vieux verger, il m'a semblé que ces cinq allées que formaient les arbres sur chacun de ses quatre côtés seraient plus belles encore si une allée médiane venait enrichir le jeu des diagonales, si j'ajoutais au milieu de chacun des seize carrés de mes vingt-cinq arbres, exactement au milieu, un autre arbre, et ce serait ainsi quarante et un arbres qu'il me faudrait planter. J'ai taillé quarante et un petits piquets pour marquer l'emplacement des cerisiers et des pommiers, seize cerisiers et vingt-cinq pommiers. (p. 64-65)
 J'ai suivi le descriptif et tracé à mon tour le plan du verger, que voici :


En tirant les diagonales, il tomba sur des restes de souches, qu'il recueillit pieusement, "dans le bonheur des preuves" : il y avait bien eu un arbre au milieu des seize carrés.
Cette sorte de plantation est dite en quinconce, mais Jean-Paul Goux n'emploie jamais le terme.
Or, dans Les Anneaux, Sebald, lors de son évocation de Thomas Browne, cite son étude sur le quinconce :

C'est ainsi que dans sa dissertation sur le jardin de Cyrus, il traite du quinconce, figure constituée par les angles et le point d'intersection d'un carré. Cette structure, Browne la découvre partout, dans la matière vivante ou morte, dans certaines formes cristallines, (...) mais aussi dans le jardin du roi Salomon, dans l'ordonnance des lys blancs et des grenadiers qui y sont alignés au cordeau." (p. 34)

En regard de ce passage, Sebald a reproduit l'image du quinconce qui orne le livre de Browne (ici à gauche) :


C'est juste après que Sebald évoque Borges et son Livre des êtres imaginaires.

Un autre terme est important, me semble-t-il, c'est celui de losange, qui apparaît donc dans le titre du livre de Thomas Browne. La plantation en quinconce dessine en effet des losanges. Or Christian Garcin présente le losange comme une figure récurrente dans l’œuvre borgésienne, "avec chaque fois une signification bien précise, toujours en rapport avec ce qui se dissimule derrière le voile qu'elle constitue, souvent lié à l'enfance."(p. 94)

(A suivre)

lundi 8 octobre 2012

Du vide et du balcon

Dans son article "Vide d'août", Sébastien Chevalier évoque le vide par lequel Sebald introduit beaucoup de ses récits, et il en donne plusieurs exemples, que je me permets ici de reprendre :
"Vertiges, p.35:
En octobre 1980, partant d’Angleterre, où je vis depuis près de vingt-cinq ans dans un comté la plupart du temps enfoui sous les nuages gris, j’étais allé à Vienne, dans l’espoir qu’un changement de lieu me permettrait de surmonter une passe particulièrement difficile.
Vertiges, p.36:
C’est un vide d’une qualité particulière qui s’installe lorsque dans une ville étrangère on compose en vain un numéro pour tenter de joindre quelqu’un au bout du fil.
Les Émigrants, p.184 :
Les dimanches, dans l’hôtel abandonné, j’étais en ce qui me concerne envahi d’un tel sentiment de vacuité et d’inutilité que pour me donner au moins l’illusion d’avoir un but, je me rendais en ville, marchait au hasard parmi les immeubles monumentaux du siècle dernier.
Austerlitz, p.9 :
Dans la seconde moitié des années soixante, pour des raisons tenant en partie à mes recherches et en partie à des motivations que moi-même je ne saisis pas très bien, je me suis rendu à plusieurs reprises d’Angleterre en Belgique, parfois pour un jour ou deux seulement, parfois pour plusieurs semaines.

 C’est un vide avide, en expansion, qui colonise le temps, l’espace,
Les Anneaux de Saturne, p.304:
Cet idéal d’une nature s’inscrivant dans le vide
p.307:
Le vide torricellien qui environnait les grandes maisons de campagne à la fin du XVIIIe siècle.
leur donnant une profondeur infinie et l’acoustique d’une chambre d’échos."


On songe bien sûr, chez Jean-Paul Goux comme chez Sebald, ainsi qu' Aliette Armel le suggérait, à la Chambre des Cartes du Rivage des Syrtes (José Corti, 1951):

« (…) le désœuvrement des premiers jours tendait à s’organiser malgré moi autour de ce que je ne pouvais hésiter plus longtemps à reconnaître comme un mystérieux centre de gravité. Un secret m’attachait à la forteresse, comme un enfant à quelque cachette découverte dans des ruines. Au début de l’après-midi, sous le soleil cuisant, le vide se faisait dans l’Amirauté avec l’heure de la sieste ; à travers les chardons, je longeais le fossé sans être vu jusqu’à la poterne. Un long couloir voûté, des escaliers disjoints et humides, me conduisaient au réduit intérieur de la forteresse, - j’entrais dans la chambre des cartes. »
Je songe aussi à la maison-forte d'un autre grand roman de Gracq, Un balcon en forêt, où l'aspirant Grange attend l'ennemi pendant la "drôle de guerre", en 1940. "Un balcon en forêt, écrit Fabio Fusco, peut se lire comme l’expérience de l’attente et l’attente d’un destin. L’attente de Grange est d’ailleurs tant réduite à sa plus simple expression, que l’attente est tout le long du récit toujours plus « pure et aveugle », sans nul horizon se dévoilant. "

Un balcon en forêt, image du film de Michel Mitrani (1978) adapté par Julien Gracq lui-même. On reconnaît Jacques Villeret. Grange était interprété par le futur producteur Humbert Balsan, qui s'est suicidé en 2005.
Il écrit aussi :

Devant le vide qui se fait jour au dehors, il ne reste qu’une solution : attendre. Le balcon est en ce sens un lieu de guet, pas seulement l’endroit où les soldats ont pour mission d’observer les mouvements de l’ennemi, mais plus profondément une zone d’attente, un espace d’espoir. A l’aube du 13 mai, domine « une attente pure qui n’était pas de ce monde, le regard d’un œil entr’ouvert, où flottait vaguement une signification intelligible », et l’on pourrait soutenir que rendu à son état le plus authentique, le plus nu par l’angoisse qui le saisit, Grange accomplit l’activité originelle de regarder/attendre. Grange porte son regard au loin dans le même mouvement qui le fait espérer, et croire. Ici, la question n’est pas de savoir ce qu’espère Grange, et en quoi il croit. L’activité du regard est la source même de l’espoir et du sacré, le balcon l’espace sacré du templum où l’essence de l’homme s’accomplit dans le regard sur l’être, et dans l’espoir de voir l’inconnu.
 Le balcon est cette position de surplomb léger sur le monde, qui permet sa contemplation. A Chenecé, c'est la pointe de l'île qui joue cet office :

"(...) le chemin du douanier s'arrête sur un mur, il y a une baie vide aux dimensions d'une porte, on la franchit, on était dans le triangle de l'éperon, un muret arrondi à la pointe fait un garde-corps devant l'étendue des vagues vertes qui tombent du proche horizon couronné d'arbres. Nous nous sommes assis sur le muret, jambes ballantes au-dessus de la falaise et nous avons senti la présence de l'île derrière nous, son énorme masse de roches émergées de la terre, nous avons pu croire qu'elle allait se mettre en mouvement et commencer à fendre l'herbe calme en glissant doucement." (p. 50-51)
 C'est cette même position de surplomb que relève Sébastien Chevalier, sur un sommet artificiel, sur une hauteur imaginaire, située sensiblement au-dessus du reste du monde, lors de l'évocation sebaldienne du tableau de Jacob Van Ruysdael, Vue de Haarlem.

 
 "La plaine s'étendant en direction de Haarlem est vue d'en haut, depuis les dunes, comme il est généralement admis ; cependant, l'impression de perspective aérienne est si accusée qu'il eût fallu, pour l'obtenir, que les dunes fussent des collines, voire de petites montagnes. En réalité, ce n'est pas sur une dune que Van Ruysdael a planté son chevalet mais bel et bien sur un sommet artificiel, sur une hauteur imaginaire, située sensiblement au-dessus du reste du monde. Ainsi seulement, il a pu voir toutes choses à la fois, l'immense ciel nuageux occupant les deux tiers du tableau, la ville qui, mise à part la cathédrale Saint-Bavon surplombant les autres maisons, ne se présente jamais que comme une sorte de ligne d'horizon échancrée, les sombres buissons et bosquets, la ferme au premier plan et le champ lumineux où des draps blancs ont été mis à sécher et où s'affairent sept ou huit figures à peine hautes d'un demi-centimètre." (p .114-115, édition Folio).
Une autre vue de Haarlem, par van Ruysdael.

Mais la liste des échos entre Goux et Sebald ne s'arrête pas là. (A suivre)

dimanche 7 octobre 2012

Immenses sont les trésors de l'oubli

J'ai bien sûr acheté le livre de Christian Garcin, Borges, de loin, et dévoré les premiers chapitres. Puis je fis une pause pour, d'une part, relire comme je l'ai dit l'autre jour le premier chapitre des Anneaux de Saturne de Sebald, et d'autre part découvrir le court récit de Jean-Paul Goux, Le Séjour à Chenecé ou Les Quartiers d'hiver (3), Actes Sud, 2012. Je l'avais emprunté à la médiathèque une semaine auparavant et c'était la première fois que je lisais cet auteur, que j'avais vu souvent cité, en particulier dans les Carnets de Pierre Bergounioux.

Première surprise : je ne l'avais pas relevé en le choisissant, mais les citations en exergue du livre étaient l'une de Stifter, l'autre de Sebald :

Mais quand tout sera blanc, comment les écureuils feront-ils pour savoir où ils ont caché leurs provisions ? Oui, comment les écureuils le savent-ils, et que savons-nous au juste, et comment faisons-nous pour nous souvenir, et que de choses ne déterrons-nous pas en définitive ?
Ce passage consonne étrangement avec ce passage de Browne, prétendument traduit par Borges, et qui ne figurerait pas, selon Javier Marias, dans l'original anglais :

Immenses sont les trésors de l'oubli, et innombrables sont les masses de choses dans un état proche de la nullité ; il y a plus de faits ensevelis sous le silence que de faits constatés, et les volumes les plus copieux ne sont que les épitomés de ce qui s'est passé. La chronique du temps commença avec la nuit et l'obscurité la sert encore ; certains faits ne connaissent jamais la lumière ; nombreux sont ceux qui ont été dévoilés ; beaucoup plus nombreux ceux qui ont été dévorés par l'obscurité et les cavernes de l'oubli. Combien de faits sont restés dans le néant, et ne seront jamais révélés, de ces temps reculés où les hommes se rappelaient à peine leur propre jeunesse et ressemblaient plus à des antiquités qu'à des hommes de l'Antiquité, quand ils étaient plus éternels de leur vivant que maintenant dans nos mémoires.
 Mais entrons maintenant dans le récit, dont le narrateur se présente dès l'incipit :

Je suis Alexis Chauvel, pauvre d'esprit, comme ils disent, depuis plus de quarante ans gardien de l'Epine, comme nous disions, gardien de Chenecé ou gardien de l'Abbaye, comme je préfère dire, comme je me le dis à moi-même, puisque ici nous sommes dans l'ancienne abbaye de Chenecé, maisons de Prémontrés, achetée en grande partie ruinée par notre ancêtre Chéronnet à la liquidation des biens nationaux et depuis lors appelée l'Epine sous prétexte, selon ce qu'ils disent, qu'elle est posée sur une sorte d'île en forme de fuseau, aux falaises coupées net, comme surgie d'un bloc à vingt mètres au-dessus des vagues moutonnantes des prés et des bois. (p. 9)
Ce manuscrit que nous lisons a été déposée par le narrateur dans un tiroir de la sacristie de Chenecé, mais il préfère dire l'armoire, pièce quasi secrète où, dès l'enfance, il aimait à se retirer pour échapper à l'agitation de la famille envahissant les lieux à chaque période de vacances. Pour qualifier ce qu'il faisait dans ce lieu clos, oublié des autres, il avait forgé deux termes, armoirer et nébuler, dont le second avait peu à peu absorbé les acceptions du premier : "On pourrait dire qu'armoirer et nébuler c'était ne rien faire, ne penser à rien, dans un espace et dans un temps où il n'arrivait rien, je crois tout au contraire que j'y faisais l'épreuve du temps puisque précisément rien n'arrivait mais qu'il advenait cependant quelque chose, un état, une manière d'être qui s'installait, s'imposait, une profonde passivité à laquelle il m'était impossible de ne pas accoler le mot d'heureuse, une envahissante passivité heureuse. Mais nébuler pouvait aussi désigner des activités propres à l'armoire et beaucoup plus concrètes. Ainsi par exemple quand, assis le dos contre la trappe, je m'intéressais au spectacle changeant du ciel encadré par la fenêtre du clos (...)." (p. 18)


Dans une chronique du livre intitulé Eloge de l'attente, Aliette Armel met en évidence la proximité de Jean-Paul Goux avec Julien Gracq, écrivain à qui il a consacré d'ailleurs plusieurs études :

Tout livre de Jean-Paul Goux est une construction puissante : de « hauts lieux » imaginaires et évocateurs qui se retrouvent de livre en livre (comme cette abbaye, l’Epine, propriété de la famille Chéronnet, où se déroulait déjà une partie des Hautes Falaises), d’une syntaxe qui architecture la phrase, de thèmes touchant aux extrêmes, magnifiant l’attente, explorant le vide, interrogeant la possibilité de l’homme de « trouver », d’intervenir dans l’histoire et dans l’Histoire.

Cet œuvre résonne profondément d’un autre, celui de l’aîné que Jean-Paul Goux n’a jamais cessé de reconnaître comme l’écrivain fondamental : Julien Gracq. La lecture de l’un me ramène toujours à celle de l’autre. En fermant Le Séjour à Chenecé, j’ai repris Le Rivage des Syrtes en ayant l’impression de remonter le même fil philogénétique(1).J’ai parcouru la route d’Orsenna à Sagra comme celle du village de Roncenay à l’Abbaye, je suis entrée dans la chambre des Cartes comme dans l’armoire de Chenecé, j’ai expérimenté l’attente et l’approche du chaos final comme un risque pour tout homme et aussi pour toute civilisation, mais qui permet peut-être d’accéder à un autre état :

« Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres : rejoindre l’univers minéral, c’est accéder à l’éternel » (Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes).
L'expérience du vide d'Alexis Chauvel résonne aussi profondément avec celle que Sebald inaugure également dès l'incipit  de ses ouvrages, comme le montre bien le rédacteur de Norwich. (A suivre)



samedi 6 octobre 2012

Coïncidence faramineuse

Dans Fragments de géographie sacrée, Robin Plackert évoque à plusieurs reprises "les écrivains de la coïncidence", qui sont à ses yeux l'américain Paul Auster, l'espagnol Enrique Vila-Matas, l'allemand W.-G. Sebald et le français Christian Garcin. Ce quatuor possède en commun une même attention aux collisions étranges du destin, à ce que Marguerite Yourcenar appelait les carambolages du hasard. J'ai maintes fois ici relevé, transcrit des exemples de synchronies étonnantes, qui semblent chaque fois en appeler à une sorte de volonté malicieuse d'un ordre invisible ou d'une logique supra-naturelle. J'ai parfois fait appel pour en parler à la théorie du chaos, en reprenant de façon métaphorique le concept d'attracteur étrange pour désigner cet emballement des rapports autour d'un thème émergent. En effet, j'ai le plus souvent observé qu'une coïncidence en entraînait d'autres dans son sillage, tissant rapidement tout un faisceau de relations serrées, une constellation de micro-événements gravitant autour d'un même topos. Sans qu'il y ait volonté de forçage de ma part, recherche volontaire du rapport signifiant, non, il me semblait chaque fois que les choses advenaient d'elles-mêmes, se plaçaient comme par enchantement dans une trame donnée, d'où une certaine sensation d'émerveillement, de participation à une réalité porteuse d'un sens et d'une direction. D'ailleurs cela ne dure jamais, au bout d'un moment plus ou moins long, l'attracteur semble faiblir ainsi que le ferait une tempête tropicale, et la vie "normale" reprend son cours, comme si rien ne s'était passé. Et l'on garde pour soi le souvenir de cet éblouissement momentané.

Il y avait donc un peu de temps que l'attracteur ne s'était pas montré lorsque j'ai ouvert sur l'étal d'une librairie le nouveau livre de Christian Garcin, Borges, de loin, publié dans la belle collection L'un et l'autre, chez Gallimard. Or, je l'ouvre sur la page 40, début du chapitre III, intitulé "Parenthèse a posteriori, en forme de "coïncidence faramineuse".
De quoi s'agit-il ? Ce chapitre a été ajouté après la rédaction du livre, tout entier consacré à Borges, écrivain-référence pour Christian Garcin, non pas étude savante, mais plutôt approche labyrinthique, tournoyante, de l’œuvre et de l'auteur. Garcin raconte que deux mois après avoir remis à l'éditeur le manuscrit du présent livre, il relut Les Anneaux de Saturne de Sebald, dont il avait tout oublié ou presque. Il se trouve que dès le début il est question de Sir Thomas Browne, et il faut savoir que c'est grâce à un article de l'espagnol Javier Marias évoquant une curieuse traduction borgésienne de l'auteur anglais (il aurait traduit un passage absent du texte original) que Christian Garcin s'est plongé dans l’œuvre de l'auteur argentin. "Or, explique-t-il, par une sorte de coïncidence qui n'en est peut-être pas vraiment une, voici que tout de suite après avoir évoqué Browne, Sebald se met à citer Borges - et ce, non en référence à sa traduction du chapitre V de Burial Urns, mais à propos de son Libro de los seres imaginarios (Livre des êtres imaginaires), dans lequel il évoque Baldanders, un être protéiforme présent dans le livre VI du Simplicissimus de Grimmelshausen." Se reportant à son édition de Simplicissimus, Garcin ne trouve pas trace de livre VI et il croit un instant à une autre supercherie littéraire, ce qui au final ne sera pas avéré. Il conclut ainsi :

"J'ajoute enfin que le fait que cette coïncidence multiple (en l'espace de quelques minutes, Sebald mentionne Browne qui me fait penser à Borges qui alors cité par Sebald, évoque Grimmelshausen et un possible principe de supercherie qui me renvoie à Browne traduit par Borges), m'ait été révélé par l'intermédiaire d'un auteur comme Sebald, si attentif aux collusions étranges et inattendues, ne laisse pas de m'enchanter. "Dans l'esprit faramineux d'une telle coïncidence, écrivait-il dans Vertiges, il croit voir à l’œuvre une loi inaccessible à toute pensée, si claire soit-elle, et à laquelle il par conséquent il se soumet." Et dans Les Anneaux de Saturne : "J'ai beau me dire [...] que de tels hasards se produisent par conséquent bien plus souvent qu'on le croit en général, il n'en reste pas moins vrai que ma raison ne peut rien contre les fantômes de la répétition qui me hantent de plus en plus fréquemment." On en saurait être plus borgésien."
J'ajoute pour ma part que le fait d'ouvrir ce livre sur cette notation de coïncidence, mettant en scène des auteurs déjà repérés comme des "experts" de la coïncidence, ne laisse pas également de m'enchanter. Ceci me conduisit d'ailleurs à relire le premier chapitre des Anneaux de Saturne, que j'avais tout autant oublié que Christian Garcin, fors le souvenir du bonheur de lecture que j'y avais trouvé au printemps 2003.

Premier chapitre qu'évoquait récemment Norwich l'excellent blog consacré au temps et aux lieux chez Sebald (et quelques autres).
Puis un autre livre, d'un auteur jusque là encore inexploré, prolongea la coïncidence faramineuse. (A suivre)

Ciel depuis la fenêtre de ma chambre


jeudi 4 octobre 2012

marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté

Descartes m'ennuyait, son cogito me laissait presque indifférent, je n'avais jamais vu en lui un philosophe susceptible de me remuer l'âme, et ce que je connaissais de lui ne m'avait pas donné envie d'en lire plus. C'était bien injuste car, de fait, je n'avais rien lu. Il a fallu la rencontre d'un livre avec ce titre qui m'a tout de suite accroché : Dans le milieu d'une forêt. Sous-titré, Essai sur Descartes et le sens de la vie.


Qu'est-ce que Descartes avait à voir avec le milieu d'une forêt ? Avec la recherche du sens de la vie ? La philosophie en terminale m'avait tellement déçu, précisément parce que j'y cherchais confusément, à dix-sept ans, quelques réponses sur le sens de la vie et qu'aucune ne me fut donnée. J'avais abandonné la voie scientifique, à l'époque le fameux bac C , pour pouvoir mieux me consacrer à cette discipline de pensée, et puis insensiblement tout s'était racorni, dilué dans l'étude de textes et de thèmes qui ne me paraissaient pas aller à l'essentiel, qui ne m'aidaient en rien à choisir le chemin à suivre.
J'étais sans doute trop exigeant, trop radical comme on l'est souvent à cet âge-là. Trop peu subtil aussi pour ne pas voir ce qu'il y avait de fort et de percutant dans ce qui nous était proposé à la réflexion. Notre professeur n'a pas allumé la lumière dans nos têtes, dans la mienne en tout cas. J'ai assez vite cherché d'autres voies, particulièrement dans la littérature.
Le livre de Denis Moreau effectue comme une réparation.

Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées: imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d'un côté tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils le désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c'est une vérité très certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables; et même qu'encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu'aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques unes, et les considérer après, non plus comme douteuses en tant qu'elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d'agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu'ils jugent après être mauvaises.
        Discours de la Méthode, troisième partie, seconde maxime.

C'est ce passage cité en exergue que Denis Moreau développe tout au long de son étude.

Ciel sur la route d'Ambrault

lundi 1 octobre 2012

Le culte de l'émotion

"Notre vie intérieure est formée par les alluvions, les dépôts laissés par les émotions ressenties au contact du monde : un échange de regards avec un être aimé, une musique écoutée avec ravissement, un moment d'abandon voluptueux à la beauté d'un jardin, une étreinte passionnée ou l'attendrissement éprouvé devant des enfants en train de jouer. La vie intérieure est, en quelque sorte, le prolongement de ces impressions, la condensation de ces émotions raffinées qui continuent de retentir en nous après que leur objet a disparu. La richesse intérieure est la réverbération des "moments de qualité" où l'on a su se rendre disponible. Une alchimie psychologique a métabolisé en joyaux intérieurs leur scintillement."

Michel Lacroix, Le culte de l'émotion, Flammarion 2001, réédition Marabout 2012.