lundi 20 mai 2013

Le vertige des fractales

Éric Chevillard. Écrivain virtuose. Méconnu bien entendu. Dont chaque jour ou presque je lis les trois notes quotidiennes sur son blog, L'Auto-fictif. Déjà 1924 publications à ce jour (je crois bien qu'il n'a interrompu que quelques jours, à la mort de son père). Et il réussit l'exploit d'être presque toujours surprenant, drôle, parfois émouvant, l'imagination toujours flamboyante, d'un rien vous basculant dans un vertige où la logique côtoie l'absurde de façon inextricable. L'apparence du site - qu'il n'a pas changé depuis l'ouverture - lui importe peu et même pas du tout. Une démarche inverse de celle de Philippe de Jonckeere, qui avec son site du Désordre, compose une véritable œuvre en elle-même.

Éric Chevillard continue d'écrire des livres, tous publiés chez Minuit (ses notes de blog sont par ailleurs rassemblées en volume chaque année, et publiées chez l'Arbre Vengeur). Le dernier en date est L'auteur et moi, emprunté donc l'autre jour à la médiathèque. Que je ne résumerai pas. Parce qu'un livre de Chevillard ne se résume pas.

Il commence ainsi, dans un Avertissement : "Mon imagination est source de colle, confiait Léon Bloy, et l'auteur des pages qui suivent pourrait faire sien cet aveu. Pour conduire et endiabler ses récites, il compte sur les accélérations délirantes que favorise son goût du discours logique poussé jusqu'à ses ultimes conséquences et conclusions, bien au-delà de celles auxquelles, avec sagesse, avec prudence, avec sa sagesse ennuyeuse et sa mesquine prudence, s'arrête la raison. Mais il lui faut un prétexte pour commencer ; n'importe lequel ; la qualité première d'un prétexte est d'être indifférent."

Mon prétexte, pour convoquer ici (oh comme il sonne grandiloquent ce verbe convoquer, disons plutôt inviter, c'est ça : inviter) le roman de Chevillard, c'est mon obsession de la coïncidence. Que j'ai encore traqué tout récemment avec Sylvie Gracia et Chantal Montellier. Que je ne suis pas allé chercher loin, puisqu'en page 14, au bas de la huitième page de cet Avertissement, je pouvais lire :

Tout se recoupait merveilleusement.
Miracle de la coïncidence que tous les écrivains connaissent.
Coïncidence qui resurgit dès la deuxième page du roman proprement dit, où le personnage apostrophe une demoiselle :

En deux mots, mademoiselle, pardon si je vous importune, on importune toujours les demoiselles et d’ailleurs que faire avec les demoiselles sinon les importuner,pourquoi des demoiselles si ce n’est pour qu’on les importune, je vous le demande,mademoiselle,[...] s’il vous plaît, j’aimerais d’abord que vous m’écoutiez,ce ne sera pas long, deux mots, j’ai besoin de parler et vous êtes là, une demoiselle, tant mieux, et joliment tournée, si vous me permettez, mais ce n’est qu’un hasard heureux, je me serais adressé aussi bien à un gros monsieur si un gros monsieur s’était trouvé là à votre place, [...] j’aurais pareillement
importuné un monsieur gros et gras, j’espère que cela lève pour vous toute ambiguïté sans en susciter une autre, n’allez pas soupçonner chez moi quelque inclination maniaque pour les messieurs gros et gras, ma préférence va aux demoiselles, il paraît que vous en êtes une, la coïncidence m’étonne tout le premier dans cette conjoncture pour moi si défavorable, mais encore une fois, vous ou une autre, ou un autre, pourvu qu’il ait les oreilles creuses et qu’il ne soit pas trop mobile et je le harponnais de la même façon[...]
Ce personnage - dont l'auteur se plaît à se démarquer en des notes de bas de page parfois plus longues que la page elle-même -, est ulcéré : il a commandé une truite aux amandes, on lui sert un gratin de chou-fleur, à qui il voue une exécration absolue. Il en fait donc part à cette demoiselle, et l'on a droit à l'une de ces accélérations délirantes qu'affectionne l'auteur. Et c'est à un endroit de ce délire que surgit le point de départ d'une autre coïncidence :

       Car je voyais clair dans son jeu. Elle comptait bien que j'allais m'abîmer dans le vertige des fractales et piquer du nez malgré moi dans mon assiette - le crucifère en effet est égal à lui-même à chaque étage de sa structure, la partie semblable au tout, si bien que la moindre efflorescence du chou-fleur est un chou-fleur encore ! L'enfer de la répétition, le piège du labyrinthe qui se referme sur moi, mon nez inutilement doté de flair se fracassant sur chaque degré de cet escalier en spirale et moi, de plus en plus petit et misérable, m'enfonçant irrémédiablement dans l’écœurant mystère gigogne et la fuite impossible - au bout de la perspective, derrière l'horizon, le chou-fleur encore !
       Au secours !
Le délire d'Éric Chevillard  s'appuie sur une réalité mathématique incontestable : le chou-fleur est un très bel exemple de ce que l'on nomme un objet fractal.
Bon, je venais juste de lire ce passage un matin de la semaine dernière lorsqu'une nécessité pressante me conduisit (je tiens à être scrupuleux dans le détail de l'anecdote, tant pis pour le glamour) aux toilettes. En ce moment, j'y poursuis (l'endroit prédispose admirablement à la lecture), de manière donc très fragmentée, la lecture d'un essai de Pierre Berloquin, Codes (Ponts-Sciences). Or, je tombai précisément sur un nouveau paragraphe intitulé Le code actif des fractales, où l'auteur évoque la figure de Benoît Mandelbrot, chercheur français d'origine polonaise, qui développa à la suite des travaux ignorés de Gaston Julia une théorie et une pratique d'une géométrie entièrement nouvelle :

"Les fractales rendent justice aux principes de Pythagore d'une manière inattendue. De même que pour Platon et Pythagore le microcosme du corps humain est similaire au macrocosme de l'univers - la partie est similaire au tout, concept proche du nombre d'or -, de même chaque partie d'une fractale, aussi fine soit-elle, est similaire à l'ensemble de la fractale." (p.77)




Enfin, cette même matinée, à partir de ma newsletter quotidienne de Scoop it (Your Scoop.it Daily Summary), je débouche sur un article du site Artcotedazur.fr évoquant le premier numéro, en 1990, d'une revue nommé Alias, revue qui contenait un texte de Mandelbrot sur la théorie des fractales.


L'article provenait du scoop it de caravancafé, le blog tenu par Carol Shapiro. J'y trouve cet extrait de Siri Hustvedt avec lequel j'ai le plaisir de conclure ici :

Le moi est plus vaste que le narrateur qui dit Je.
Autour et en dessous de l’île de ce narrateur conscient de lui-même, s’étend un vaste océan d’inconscient – fait de ce que nous ne savons pas ou que nous avons oublié.
Une vérité étonnante faite de brume et de brouillard et du fantôme non reconnaissable de la mémoire et du rêve – une vérité qui ne peut être tenue dans mes mains, car elle est toujours en train de s’envoler et de s’échapper, et je ne peux pas dire si c’est quelque chose ou rien.
Je la poursuis avec des mots. Même si elle ne peut être capturée.
Et parfois, de temps en temps, j’imagine que je m’en suis approchée.

Siri Hustvedt. La femme qui tremble.

mardi 14 mai 2013

Conscience de la perte

De la médiathèque, avec L'insoumise, j'avais rapporté deux Minuit, Un notaire peu ordinaire, de Yves Ravey et le dernier opus d’Éric Chevillard, L'auteur et moi, (je reviendrai bientôt sur ce dernier), et enfin Le livre des visages de Sylvie Gracia. Elle n'était plus une inconnue pour moi depuis que j'avais lu en 2009 La parenthèse espagnole, qui avait été l'occasion d'une synchronicité, aussi en avais-je tiré matière d'un billet ici-même.

Ce livre est particulier, c'est un journal facebookien, tenu en 2010 et 2011 : "Durant une année, Sylvie Gracia s’astreint à publier régulièrement sur facebook une photo prise avec son téléphone portable, puis écrit la réaction spontanée que cette image fait naître en elle. S’invente alors au jour le jour une nouvelle forme du Journal littéraire où le plus intime surgit d’un étonnement, d’un éclat de colère, d’une peur d’être dévoilée, d’un désir soudain avoué. Ici, c’est le fragment, si consubstantiel à notre modernité, qui dévoile le réel, et la poésie la plus délicate comme la critique la plus féroce peuvent en naître. Ici l’instant est roi. Qu’il s’agisse du regard d’une femme de cinquante ans sur son propre corps, de la tendresse d’une mère pour ses filles, de l’appartement familier, d’un paysage urbain mais aussi d’idéologie ou de politique, l’œil est comme neuf, lavé, et même l’épreuve de la maladie, grâce à ce processus de distanciation, pourra peut-être se vivre autrement." (Quatrième de couverture).

J'aime beaucoup les journaux d'écrivains ; mais le plus souvent il s'écoule un laps de temps parfois très long entre l'écriture et la publication, alors est-ce qu'une chronique presque au jour le jour, dans l'immédiateté des sensations, peut tenir le coup, soutenir la comparaison, dévoiler autre chose qu'un badinage superficiel ? Facebook est-il un lieu où peut s'épanouir la littérature ? Étonnant comme ce réseau dit social cristallise de sentiments mêlés, de répulsion et d'enthousiasme, de crainte et de parano. Il me semble que la plupart des écrivains s'en détournent violemment mais certains l'investissent, s'en servent de caisse de résonance, y bavardent souvent comme tout un chacun. Avant, parfois, de le quitter avec fracas ou sur la pointe des pieds, comme échaudés. Comme si on ne saurait s'y installer, comme si on n'y était que de passage, pour voir, tester. Je ne déroge pas à la règle, j'y suis, par curiosité, par intérêt pour ce qui passionne mes contemporains, enfin qui passionne... c'est un grand mot là, je ne pense pas en fait que Facebook passionne vraiment, c'est une fenêtre sur le monde qu'on finit par ouvrir de façon presque addictive et c'est comme si, au lieu de voir le monde, on avait vue sur une arrière-cour d'immeuble. Pas réjouissant. Et je me serais retiré depuis longtemps si justement il n'y avait, de temps à autre, quelques fulgurances dans ce morne paysage, quelques "amis", rares il est vrai, avec qui un dialogue est possible, enfin dialogue, c'est encore un grand mot, disons clins d'oeil, connivences, c'est déjà pas mal.

Et Sylvie Gracia réussit cet exploit, dans ce contexte, d'écrire de la littérature . Par sa sincérité, sa liberté, son ouverture à ce qui advient du monde qu'elle croise chaque jour, à ce désir qui parfois monte en elle si impérieusement, si crûment et qu'elle ne dissimule pas. Sylvie Gracia est vivante, même si menacée par la maladie et la solitude, et c'est cette vie tout entière, avec ses crêtes et ses abîmes, ses pics et ses mornes plaines, qui s'infuse dans son écriture.

Heureux de cette lecture, je le fus encore plus de découvrir comme le prolongement de mon premier billet : à la date du 18 janvier, 9 h, métro ligne 3, voici qu'elle écrit, page 146 :

Que j'ouvre dans le métro le roman de Mathieu Riboulet, Avec Bastien, ce troisième mardi de l'année, après avoir pour la troisième fois commencé mon mardi par une séance matinale chez le kiné, relève d'une de ces coïncidences qui me réjouissent. Quand un livre vient à point s'enrouler à un moment de vie, sa liane accroche ses fleurs parfois vénéneuses sur le mur de nos préoccupations.
D'autant plus que Mathieu Riboulet s'est invité ici, en janvier, avec son dernier roman, Les Oeuvres de miséricorde. Mais revenons au livre :

"Le matin du 18 janvier, donc, je casse la couverture jaune vif du livre, assise sur la banquette du métro, en route pour le boulot, et je lis l'incipit : "Au moment où sur lui mon regard se fixe pour toujours..." Pendant la demi-heure précédente, couchée sur la table du kiné, j'ai étudié par coups d’œil brefs son visage, pendant qu'il s'occupait de mon bras droit, atteint de tendinite. [...] C'est un homme jeune, autour de 35 ans. Corps massif, épaules et mains larges, bras musculeux, visage carré, mais ses traits sont d'une finesse de femme : petites lèvres, yeux pâles, peau blanche. Dès la première séance, c'est ce contraste entre la puissance de ses gestes et leur douceur qui me trouble. [...] Ce mardi matin, face à lui, je pense soudain qu'il pourrait poser pour un de ses calendriers de rugbymen déshabillés façon pin-up. Le kiné travaille consciencieusement mes muscles tendus comme des flèches (il me dit : vous devriez faire de la boxe), et je cherche à l'imaginer nu, je le vois nu et plus nu encore quand, une demi-heure plus tard, dans le métro, Riboulet m'impose ses propres visions, ces "obscénités délicieuses dont nous tapissons nos mémoires en prévision des jours moins fastes qui nous attendent." Comme moi, Riboulet a atteint la cinquantaine, il sait le corps vieillissant. Comme moi il prend conscience que nous devenons peu à peu invisibles, quittant les rives délicieuses de ces regards échangés au coin des rues, furtifs ou appuyés. Mais dans cette conscience de la perte, sans doute renforçons-nous nos points sensibles. Nous regardons toujours, nous désirons sûrement encore plus, et nous osons l'affirmer."






dimanche 12 mai 2013

Coeurs sur la main

J'avais fini le dernier billet sur la dame de cœur et les cartes à jouer où Jean-Jacques Rousseau écrivait ses Rêveries du promeneur solitaire, comme ce huit de cœur conservé au Musée de Neuchâtel. Et une synchronie de cœurs récemment notée m'était alors revenue en mémoire.
Le 27 avril, j'avais reçu un message d'une collègue, une amie partie exercer à Helsinki, message qui n'avait rien d'intime, puisque je n'en étais que l'un des 74 destinataires. Comme bien souvent, cette amie, B., y narrait avec humour les tribulations que la malchance et une belle tête de linotte la faisaient traverser avec une admirable régularité. Ainsi, lors d'un séminaire à Prague, elle s'était fait subtiliser son portefeuille dans un tram. Heureusement, "Mes collègues, écrit-elle, eurent le cœur sur la main. Une enveloppe a circulé à mon insu et j'ai pu ainsi payer mon passeport provisoire, mes repas et mon taxi pour aller à l'aéroport. Car j'étais vraiment démunie." En fait, c'était inscrit ainsi :
B. raffole des smileys, dont elle truffe chacun de ses courriels. Dans celui-ci, l'émoticône (parlons français) cœur se retrouva employé à moult reprises. Par exemple :

B. ne se vante pas, je la connais, elle est d'une vraie générosité. Je lui répondis d'ailleurs un petit mot où je lui disais en passant que nous avions dormi tout récemment en terre basque, à Bayonne, où vivent maintenant ses grands enfants et où elle rêve de pouvoir enfin s'installer un de ces jours.

Bon, là-dessus, je me rends à la médiathèque, où j'étais un peu en retard pour mes retours d'emprunt. Je régularise et ressors avec quelques livres (dont j'aurai à reparler) et une bande dessinée de Marie-José Jaubert et Chantal Montellier, L'insoumise. Dont je commence la lecture dès mon retour à la maison.
"Portrait de Christine Brisset, militante exceptionnelle qui devient la "passionaria des pauvres", en prenant la tête d’une petite armée de volontaires (étudiants, ouvriers et femmes du monde...) qu’elle transforme en squatters. Elle fonde l’association des "Castors angevins" puis se fait conductrice de logements sociaux, d’écoles, de centres commerciaux, d’un cinéma et même d’une église. Cette héroïne des "Actualités françaises" est poursuivie et condamnée quarante-neuf fois par le tribunal correctionnel." Source.
Bien avant l'abbé Pierre, cette femme de caractère avait lutté contre la misère et l'indignité des conditions de vie des plus pauvres. Le traitement graphique de Chantal Montellier est remarquable : la silhouette de Christine Brisset, bien campée sur ses deux jambes, illustre sa ténacité en la désignant aussi comme femme à abattre et femme de cœur.



 C'est ce petit cœur qui me rappelait opportunément le courriel de B., d'autant plus que - détail biographique important - Christine Brisset, travaillant en 1940 à Hossegor dans un centre d'accueil d'enfants de la banlieue ouvrière de Paris, se retrouve hospitalisée d'urgence en mai à Bayonne, pour y subir une importante opération, un problème d'ulcères à l'estomac dont elle aura à souffrir toute sa vie.

Je retrouve aujourd'hui une double page où elle est littéralement figurée en dame de cœur par Chantal Montellier :


Il me faut maintenant évoquer une autre dame de cœur.

mercredi 8 mai 2013

La puissance discrète du hasard

Le délicieux dessin de Sempé qui orne la couverture en reflète l'incipit : le livre de Denis Grozdanovitch commence au bord d'une rivière. L'auteur lit la biographie du poète Robert Browning par Chesterton lorsqu'il entend de menus remuements dans son dos, qu'il attribue aussitôt à son chat Ricardo avant de s'apercevoir qu'il s'agit d'un écureuil. Après l'avoir observé quelques minutes sans bouger, il se retourne à la seconde même où un couple de martins-pêcheurs rase la surface de la rivière, "à une vitesse intersidérale". Puis il reprend sa lecture, et la page qu'il découvre s'harmonise merveilleusement avec l'enchaînement des micro-événements qu'il vient de vivre.

C'est le début d'une remarquable série d'anecdotes brillamment racontées, illustrant ces "mystérieuses conjonctions du hasard", dont je me plais à relever ici les occurrences dans ma propre existence. Pas étonnant dès la page 15 de retrouver cité W.G. Sebald, maintes fois évoqué ici, "autre saint patron, écrit Denis Grozdanovitch, de mon imaginaire littéraire." La sérendipité, la synchronicité, concepts essentiels, déjà rencontrés, sont exposés simplement, dans leurs origines et leurs applications, et c'est un bonheur de les voir en lumière grâce à un vrai écrivain, et non à un tâcheron du prétendu développement personnel qui va essayer de vous vendre ça comme une nouvelle Jouvence de l'Abbé Soury.

Il faudrait bien des pages pour développer toutes les facettes du hasard présentées dans ce livre. J'y reviendrai certainement. Je dois maintenant avouer que je ne l'ai pas complètement aimé de bout en bout, que j'ai des réserves. Au fur et à mesure de ma lecture, le sentiment d'éblouissement du début s'est érodé. Les anecdotes se faisaient plus rares, remplacées par des digressions philosophiques, non pas sans intérêt, mais animées par une vision que je pense contestable de la science et de la technique. Denis Grozdanovitch exagère aussi, me semble-t-il, la force de la rationalité dans nos comportements.
Son plaidoyer pour le lâcher-prise et l'intuition, que je puis aisément comprendre, et que je soutiens d'une certaine manière, me paraît fondé sur une méconnaissance partielle de nos fonctionnements cognitifs. La découverte récente des travaux de Daniel Kahneman m'a conforté dans cette perspective.

Pour l'heure, je finirai sur une autre coïncidence. Cherchant sur le net une image du livre pour illustrer ce billet, je découvre sur la page de Google images la couverture d'un autre livre de Denis Grozdanovitch (que je ne connaissais pas), intitulé Brefs aperçus sur l'éternel féminin. Or, j'ai déjà signalé la coïncidence d'achat, le 27 mars de cette année, entre le livre dont je parle aujourd'hui et le roman de Makine, Le livre des brèves amours éternelles.



Outre que les deux adjectifs antonymes, bref et éternel, sont présents dans les deux titres, il y a dans les couvertures de ces ouvrages, tous les deux publiés au Seuil, une remarquable parenté des visages, paupières baissées de ces deux belles figures féminines. On a l'impression d'une carte à jouer où la reine de cœur se décline de chaque côté de la diagonale. On me dira que le même graphiste a peut-être composé ces deux pages. Peut-être.


Mais voici que la page où j'ai puisé cette image de Judith prolonge ce billet de manière inattendue. Riverland, se nomme-t-elle. Et le premier texte qui s'y donne à lire est celui-ci :
Chaque été, je retrouve la rivière de mon enfance. Je pèche, je nage. J’étudie les mœurs des nautonectes. L’eau est froide. Comme on dit, elle saisit les chairs. On se souvient qu’on a un corps.
Et le second paragraphe évoque Gracq évoquant Nerval :
Julien Gracq, dans les Eaux étroites, ouvrage qu’il consacre à l’Evre de son enfance, cite l'un des plus beaux poèmes de Nerval, superbe précipité de l’imaginaire romantique : [Il s'agit de Fantaisie]
Or, quel est l'écrivain cité par Grozda (surnom affectueux donné à Denis Grozdanovitch), en exergue de ce premier chapitre se déroulant au bord d'une rivière : oui, Gracq lui-même.
Mais continuons à suivre la blogueuse dans sa promenade :
Je me redis maintenant à mi-voix, les vers de Nerval, ajoute Julien Gracq. Leur charme sur moi est puissant ; leur son grêle et frileux est celui des instruments à clavier très anciens : l’épinette, le virginal élisabéthain surtout [...] et voici qu’un poème de Rimbaud, sans effort, enchaîne ici dans ma mémoire et vient prendre le relais de cette magie blanche, champêtre et toute naïve :

... la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes...
Rimbaud, Soir historique, in Illuminations, Oeuvres, BnF
C'est ainsi que la dérive l'entraîne jusqu'à la Dame de Cœur, Judith, la reine-mère d'Alice au pays de Merveilles  et puis Rousseau qui "écrivait ses Rêveries du promeneur solitaire au dos de vieilles cartes à jouer, qu’il conservait dans ses poches. Neuf de ces cartes sont exposées au musée de Neuchâtel."


Il me revient que j'ai vu de ces cœurs dans un autre livre, un message récent. Autres coïncidences. Pour un autre jour. A suivre, comme on dit.

lundi 6 mai 2013

Cette France qu'on oublie d'aimer

Pour écrire le billet précédent, j'ai ressorti des rayonnages le petit livre de Makine, Cette France qu'on oublie d'aimer, et j'ai eu envie de le relire. [Recherchant une image du livre, je tombe sur cet entretien sur BibliObs entre Murielle Lucie Clément et Andreï Makine, datant d'avril 2010]



La photo de couverture d'abord. Église romane, qui évoque le premier chapitre de l'essai, où l'auteur s'interroge sur un creusement dans la dalle d'une vieille église vendéenne, témoin du passage des fidèles vers le bénitier, aujourd'hui asséché. Elle ressemble au prieuré de Villesalem, dont parle Robin Plackert dans Fragments de géographie sacrée.


La photo a été prise par Franck Horvat. Aucune importance, sauf que ce photographe, que je ne connaissais pas voici un mois, a fait l'objet d'un article sur le blog parallèle à celui-ci des Misérables 62. Bref.

A relire donc Makine, j'ai un sentiment ambigu, la très nette impression que l'écrivain, s'il aime la France, et la langue française - ceci est indéniable -, en revanche n'aime guère les Français. La façon dont il ironise sur un couple mixte qui le reçoit somme toute avec cordialité est bien symptomatique de sa posture. Il a beau jeu d'épingler la bien-pensance et les bons sentiments forcément de gauche, comme si ce couple était le parangon de toute la classe moyenne française.

Révélateur d'ailleurs le moment où il sort de la vieille église : "Je quitte à regret la fraîcheur de Sainte-Radegonde. Dehors, le bruit et la puanteur du nœud coulant d'un embouteillage qui se resserre autour de l'église, des visages hargneux, l'abrutissant cognement de la techno, des chauffeurs qui se défient, et plus loin, dans la rue du village, l'extrême laideur de la foule engourdie par la chaleur, par la promiscuité recherchée, le vacarme. Et cette terre où, dans un tombeau, veille un soldat au garde-à-vous, ces anciens champs et pâturages qui disparaissent sous la carapace hideuse des maisons de vacances, toutes pareilles dans leur médiocrité rose-beige de constructions sans âme. De longs siècles de chevalerie pour en arriver là ?"

Puanteur, extrême laideur, hideuse, médiocrité... Il n'y a, semble-t-il, pas de mots assez forts pour stigmatiser cette France d'aujourd'hui. Rien ne trouve grâce à ses yeux. Et il y a cette phrase finale, étourdissante, si l'on veut bien y réfléchir : De longs siècles de chevalerie pour en arriver là ?

Autrement dit, la chevalerie était la France incarnée, la grandeur et la sublimité mêmes, l'impalpable quintessence (il aime bien ce mot) de ce pays  et tout n'est plus que décadence, laideur et mesquinerie de l'âme. La féodalité comme nostalgie profonde de l'esprit makinien. Et pourtant, dieu sait que j'aime le Moyen Age, que je ne considère pas cette période comme ce long purgatoire obscurantiste qu'on nous a présenté si longtemps, oui, dieu sait la passion que je porte par exemple à l'art roman, mais de cette estime et de cette passion, je n'infère pas la bassesse de notre temps.

Makine finit son petit opuscule par l'évocation de cette stèle inscrivant les noms des morts de la Grande Guerre, sur le mur de cette même petite église Sainte-Radegonde. Morts pour la France. Et l'on sent bien, même si ce n'est pas clairement dit, que la gloire était au rendez-vous. Jeunes paysans qu'on a envoyés au brasier par millions, vous avez bien mérité de la patrie. De la chevalerie encore, ça ?

Rien n'est simple. Le livre des brèves amours éternelles ne relève pas de cette même idéologie (car oui, il me semble que c'est de l'idéologie qui s'exhalait là, et non de la littérature) : dans ce roman, la lumière fuse, monte de la douleur et des souffrances des personnages. Nulle part donnée au mépris. Non, rien n'est simple.

Saint-Germain de Confolens







jeudi 2 mai 2013

Enigme dont on ne désespère pas de trouver le mot

Une longue éclipse, comme ce site en connaît régulièrement depuis qu'il est ouvert. Rien ici depuis le 13 février.
Il faut dire que j'ai déménagé. La maison occupée depuis dix ans vendue. Et pour l'instant, retour en appartement.
Déménager. Ceux qui l'ont vécu - et rares sans doute ceux qui n'ont pas vécu un tel événement - savent ce que cela implique. D'effort, de fatigue, de démarches, bon, je n'insiste pas. Bien installé maintenant, merci. La vie de l'esprit, qui n'a cessé de cheminer souterrainement tous ces jours passés, reprend ses aises. A vrai dire, depuis deux ou trois semaines, j'aurai pu écrire ici, mais je différais, et les notes s'accumulaient d'autant, et je ne savais plus par où commencer. Je ne sais toujours pas plus, mais j'y vais, je me lance, il faudra peut-être que je m'y reprenne à deux fois. On verra.
Je dois revenir en arrière, revenir à cette journée du mercredi 27 mars où nous avons signé la vente, avenue des Marins. Rien pu manger de la journée. Je suis passé une dernière fois à la maison, salué les voisins, mon boulanger, ma boulangère. Dans l'après-midi, en allant à l'Inspection académique pour une réunion, je suis passé rue Grande devant la librairie Arcanes et je n'ai pu résister au désir d'entrer. Et j'ai acheté deux livres : Le livre des brèves amours éternelles d'Andreï Makine et La puissance discrète du hasard de Denis Grozdanovitch.
Le premier m'avait été chaudement recommandé par Murielle Lucie-Clément, que j'ai rencontrée à la fin de l'Assemblée générale du Manteau d'Arlequin à Cluis. Docteur es lettres, écrivain, metteure en scène, elle vit maintenant dans la campagne cluisienne, et organise depuis quelques années des colloques internationaux autour de l’œuvre de Makine, dont elle est une exégète confirmée. Or, après quatre éditions à Amsterdam, voici qu'elle projette d'organiser un colloque à Cluis même, dont le thème est "Andreï Makine versus Gabriel Osmonde et les autres écrivains" (Gabriel Osmonde étant un double de Makine).
Je ne cache pas qu'il y avait quelque chose d'étonnant dans cette rencontre, la Russie, Amsterdam, l'Europe entière croisant à Cluis, cela me rendait rêveur et presque incrédule. De Makine, je n'avais même pas lu son prix Goncourt, seulement un tout petit livre en poche, mais qui avait finalement quelque chose de prémonitoire, Cette France qu'on oublie d'aimer. Je dis prémonitoire en ce sens que la France qu'il exalte dans ce court texte, c'est, comme l'écrivit Jacques Julliard dans le Nouvel Observateur, "une France des saveurs, des odeurs, des terroirs et de la sagesse."


Je n'avais pas plus lu le second auteur choisi ce mercredi-là : Denis Grozdanovitch, même si j'avais parcouru quelques textes ici et là, et que je  connaissais quelques détails de sa biographie, champion de tennis reconverti dans l'écriture. Mais le volume qui s'offrait à mes regards à travers la belle illustration de Sempé avait un titre qui m'allait droit au cœur : La puissance discrète du hasard. Et la quatrième de couverture, que je recopie ici paresseusement, acheva de me convaincre :
"Découvertes inattendues, rencontres singulières, coïncidences troublantes : au cours de nos vies, l'essentiel arrive souvent par hasard. Dans une promenade où se croisent les souvenirs familiaux, les exploits sportifs et un riche bagage littéraire, Denis Grozdanovitch nous invite à desserrer les contraintes d'un esprit trop rationnel. Depuis les prouesses au tennis de Roger Federer jusqu'aux présages dont semblent parfois porteurs les animaux - que ce soit dans nos rêves ou dans la réalité -, en passant par la réapparition d'objets que l'on croyait perdus, l'auteur sait mélanger la grande histoire et l'anecdote, le plus anodin et le plus profond.
Avec humour, il nous initie à ces curieux concepts que sont la sérendipité, art des trouvailles inopinées, l'happenstance, don d'être au bon endroit au bon moment, ou encore le lâcher-prise, secret de certains champions, grands scientifiques et autres joueurs d'échecs. Alliant l'impertinence du franc-tireur et les merveilles d'une libre érudition, il nous invite à d'autres raisons de vivre que celles que nous offre un monde stérilisé par la technique."
"Découvertes inattendues, rencontres singulières, coïncidences troublantes : au cours de nos vies, l'essentiel arrive souvent par hasard." Que fais-je ici, sinon traquer sans relâche les advenues de ce hasard ? Cette rencontre de livres, au cours de cette journée si importante de ma vie, allait être elle-même marquée par une coïncidence troublante, une coïncidence au carré dirais-je même, puisque c'est sur le fait même de la coïncidence que les textes coïncidèrent.


Incipit du livre de Makine, ouvert le soir-même : "Depuis ma jeunesse, le souvenir de cette coïncidence revient, à la fois insistant et évasif, telle une énigme dont on ne désespère pas de trouver le mot."

Nouvelle vue (du bureau)