jeudi 2 janvier 2014

Au nom de l'aloi

La bonne surprise du 31 décembre, c'était ce paquet dans la boîte aux lettres. A l'intérieur, l'édition en Points Seuil de Trente mille jours de Maurice Genevoix. Un cadeau d'une amie rennaise, Anne. Il me semble que rien ne pouvait me faire plus plaisir ce jour-là. Je cherchais ce livre depuis plusieurs semaines. Après avoir lu l'immense Ceux de 14, j'avais envie de relire l'unique ouvrage de Genevoix que je connaissais avant lui, ces mémoires écrites peu de temps avant sa mort, en 1980. Ce n'est même pas moi qui l'avait acheté, non, c'était ma mère, et ce devait être avec une sorte d'abonnement style France-Loisirs. Genevoix, secrétaire perpétuel de l'Académie française de 1958 à 1974, ce n'était pas la bonne carte de visite pour la jeunesse de l'époque. Et pourtant j'avais lu ce livre, et l'avais apprécié, sans que cela ne me porte à découvrir le reste de l’œuvre. Il a fallu effectuer un vaste détour dans le labyrinthe de l'existence pour revenir sur ces traces, et enfin reconnaître le génie du poète.

Je l'avais cherché dans ma bibliothèque, mais il était resté introuvable. Peut-être avait-il été victime du dernier désherbage intensif lors du récent déménagement ? J'en doutais, mais je vérifiai tout de même à Aigurande, à la maison familiale où j'avais entreposé tout un tas de bouquins dont je ne tenais plus à appesantir mes étagères. Et là aussi, j'avais fait chou blanc.

Et voilà qu'il était dans mes mains, venu de Bretagne. Et je n'attendrai même pas le terme de l'année pour y jeter un regard. Et même beaucoup plus qu'un regard.

Je ne veux ici aucunement chroniquer ces pages merveilleuses, ni en faire, ô pauvre entreprise, un résumé, mais donner juste à voir la singularité de l'auteur à travers un mot, un seul. De même que l'autre jour je m'interrogeai sur l'ignoble galetas, je veux scruter un peu les atours de ce mot, ce simple mot : aloi.

On ne le connaît guère que dans l'expression, de bon ou de mauvais aloi. Qui signifie en général "de bonne ou de mauvaise qualité", ou "conforme au bon goût ou au bon sens, mesuré " (Wikipédia) en ce qui concerne le bon aloi. Le mauvais aloi, c'est pour le roi Jean du dessin animé :


Il se trouve maintenant que Genevoix n'emploie pas aloi avec ces expressions connues. Non, il l'emploie pour lui-même. Ainsi, page 27 :

"(...) je veux avoir dit, et pour ne pas y revenir davantage, le dessein et le souhait profond qui m'assistent en ces rencontres et m'encouragent à les poursuivre : partager, n'aller ainsi au-devant de moi au fil des jours qui m'ont été donnés, n'y poursuivre ma ressemblance que pour marquer une dernière fois, pendant qu'il en est temps encore, l'aloi du témoignage qu'auront laissé mon passage et ma vie."

Et il me souvint que dans sa préface à la dernière édition de Ceux de 14, en 1949, l'écrivain avait aussi employé ce même mot :

"Le parti que j'ai pris, quant à moi, lorsque j'ai décidé d'écrire cette suite de volumes, je l'ai pris par souci d'une sorte de fidélité non certes plus aisée, mais d'un aloi qui m'a semblé plus sûr. Je l'ai pris par réflexion, dans le souci impératif du but que je me proposais d'atteindre (...). [C'est moi qui souligne]

Que veut-il dire par cet aloi simple ? Il faut en revenir au sens propre du mot, qui a disparu derrière le sens figuré. Aloi vient du verbe aloier/aloyer, dont la forme ancienne était aloyer, l'aloi étant la quantité de métal précieux (autre que or et argent) présent dans les alliages  de pièces de monnaie. Le CNRTL donne aussi comme synonyme usuel le mot titre, l'aloi étant, en un autre sens, le titre légal de la monnaie d'or et d'argent.

Maurice Genevoix emploie le mot aloi dans le cadre d'une réflexion sur le témoignage ; ce qu'il entend restituer au lecteur, souvenirs d'enfance ou de guerre, ce ne sont pas divagations, fantaisies, mais bien des évocations aussi précises que sensibles. Avec le métal précieux de sa mémoire, le poète-orfèvre confectionne quelque chose comme l'alliage de sa langue. Et l'on ne s'étonnera pas que cela sonne juste (la notice Wikipedia ajoute que "pour s'assurer que la pièce était de bon aloi, on la faisait tomber sur une surface dure pour la faire sonner, la clarté du son donnant une indication devant permettre de distinguer la fausse monnaie, ou à tout le moins la qualité du métal." Une petite balance de précision, le trébuchet, apportant plus tard sa caution scientifique, on verra apparaître l'expression savoureuse d'"espèces sonnantes et trébuchantes »).

Rédigeant ces lignes, je m'avise d'autres rencontres étranges. L'image de couverture du Points Seuil est un détail du tableau d'Edgar Degas, Renard mort dans un sous-bois, sur lequel - c'est ballot -, le renard est absent, on ne voit que le sous-bois. Voici donc l'entière reproduction (l'original est conservé au Musée des Beaux-Arts de Rouen) :


Or, je viens de visionner sur Mubi le film de Lionel Baier, Un autre homme. C'était à peine un choix, il ne me restait que deux jours pour le voir, et je voulais au moins jeter un œil sur ce film dont je n'avais jamais entendu parler. Étrangement, le personnage principal, François Robin, critique de cinéma novice, rencontre sur sa route enneigée de la vallée de Joux un renard mort. Ce passage m'avait marqué au point que j'avais réalisé deux copies d'écran, sans savoir encore que cela allait coïncider avec le renard de la couverture du livre.



Maurice Genevoix a lui-même écrit Le Roman de Renard en 1958. Le livre du Roman de Renart apparaît par ailleurs dans le film (François Robin est un ancien étudiant en français médiéval). Et ce nom-même, Robin, n'est-il pas celui du dessin animé, le Robin des Bois de Disney figuré sous les traits d'un renard ?

Et pourquoi mon ami Yvan (lui-même pas tout à fait étranger au monde louche des renards) choisit-il ce jour-ci pour m'envoyer de nouvelles photos de son fils Robin (les dernières remontant à quelques mois) ?


 Robin des bois...


Je vous souhaite à tous, une année de bon aloi...

2 commentaires:

sylvie Durbec a dit…

C'est aussi une coïncidence de bon aloi que de lire ces mots, y retrouver à la fois le renard, la neige et Genevois, y relire/lire le goût des mots et des pas (sur la neige et la page) et savoir que chaque fois qu'on se croit seul, on ne l'est pas. Salut à toi, patrick, et merci de ce belles manières de tisseur...

Patrick Bléron a dit…

Merci Sylvie, ton message me fait penser aussi à la Suisse, autre lien entre les pôles de cette nouvelle constellation symbolique : le film de Baier est suisse et Genevoix lui-même est, comme son nom l'indique, de lointaine origine suisse. Le x de son nom (il l'explique dans Trente mille jours) vient de la Creuse où sa famille trouva refuge, à quelques kilomètres de ma ferme natale. Je te souhaite une très belle journée.