lundi 13 janvier 2014

Huit mille sept cents jours

Retrouvé dans un cahier Clairefontaine de 1990 la trace de ma relecture d'alors de Trente mille jours. Vingt-quatre ans déjà ont passé, plus de huit mille sept cents jours.

"8 février
Bourg. Le ciel gris de ce matin s'éclaire un tantinet et la fatigue que j'avais accumulé ces derniers jours, peu à peu, se dissipe. Et il vaut mieux car c'est sans doute à elle que je dois la floraison d'actes manqués qui ont émaillé le voyage jusqu'ici.

Mon viatique intellectuel : outre ce cahier, le Yi King, avec le volume de Schlumberger, encore indispensable, et Trente mille jours de Maurice Genevoix, que je relis pour la grâce du souvenir et l'émotion du style. (...)
 9 février
Le jeu toujours troublant des coïncidences. Hier soir nous regardions la fin d'un film fantastique et, comme à mon habitude, en même temps je lisais le livre de Maurice Genevoix. Et j'arrivais à ces pages terribles où il conte les années de guerre, à ce paragraphe qui résume à peu près tout :

"Peut-être la lueur que j'ai cherchée tremble-t-elle derrière ce double souvenir. Indemne, intégralement vivant, j'avais vécu une mort imaginée par ma vitalité même, ma jeunesse, mes terreurs durement réveillées, le chevreau blanc, César, la bête de boucherie égorgée, le visage aux yeux clos de ma mère. Et ç'avait été terrible. Grand blessé exsangue et gisant, déjà poussé à demi inconscient vers la rive du grand passage, c'est d'une mort douce et sans affres dont je garde aujourd'hui la mémoire." (p. 157) (C'est moi qui souligne.)
 A l'instant où je parcourais ces lignes fiévreuses, l'écran montrait la lutte d'Alain Delon contre la Mort à la sombre figure de vieille mendiante aux mains monstrueuses, arachnéennes. Lutte d'un père voulant sauver son fils, séquestré et contraint par un horrible chantage à participer à une entreprise mortifère. Titre du film : Le Passage. Mais il finit bien : père et fils se retrouvent sur la plage, au terme d 'une course échevelée. (...)
Ceci dit, ce film qui ne m'a laissé aucun souvenir (sans le journal, je l'aurais à coup sûr totalement oublié) est un beau nanar lalannien que certains se sont plu à étriller.
Reprenons le fil du Journal de 90 :

Maurice Genevoix, sentant l'approche de la mort, écrit "dériver lentement sur de pâles limbes océanes."
Son livre confesse tout de même quelques faiblesses ; écrit à la fin de sa vie il flirte avec le radotage. Non c'est un mot trop dur, et j'ai trop d'affection pour l'écrivain, disons qu'il y a des répétitions un peu fâcheuses : une anecdote narrée deux fois, "le long cri d'un courlis" en page 9 dont l'écho se retrouve page 191, traversant le ciel nocturne.
Je suis ingrat. Où pourrais-je cueillir ailleurs ces mots de moi inconnus dont je me plairai au retour à chercher le sens exact dans les dictionnaires, herbier de  vocables où se mêlent les "embus", les "musoirs", les "éteules", les "mouilles" et les "rouches" ?
D'où venu ? Cette question revient, lancinante. Genevoix est l'homme à l'affût, qui écoute. Toujours attentif à la rumeur du monde. D'où venue ? Je songe à l'Ombre-Rumeur de Marie-Thérèse Humbert*, à l'"aube du son**", dont la méridienne culmine à Nançay, au cœur de la Sologne de Raboliot, au Centre de Radio-astronomie tout entier à l'écoute du cosmos.
 10 février

Achevé Trente mille jours. Je cite ici, après Genevoix se citant lui-même, les propos prêtés à d'Aubel, le héros de Un jour :

"Il y a des signes partout."
Et encore, parlant à l'enfant d'autrefois :
"Les mythes , en vous et autour de vous, ne cessaient de fleurir et d'animer la création."
Et encore, avec une confiance qui se confond avec la vie : " Ce qui doit venir viendra, il y aura forcément rencontre."

J'ai relu, avec infiniment de plaisir, l'épisode dernier de l'écureuil. Je veux ici encore recopier l'ultime paragraphe, paraphe terminal d'un livre-signature d'une œuvre et d'une vie.

"Qu'était devenu l'écureuil ? Je n'avais pas perçu l'instant où il avait gagné les hautes branches, retrouvé les siens et son nid. Je me détachai de l'arbre, repris la sente vers les Vernelles. Mais l'homme que j'étais, ce même jour, lorsque je les avais quittées, le reconnaîtrais-je tout entier ? Comme Florie, la jeune chasseresse de La Forêt perdue, il m'avait été donné de voir s'entrouvrir sous mes yeux un monde vrai, où les symboles et les correspondances sont la seule réalité, où la création est Dieu même, et Dieu sa propre création.
Mais qu'en ai-je dit ?"
Si, l'autre jour à Grammont, devant les deux écureuils***, mon intérêt est devenu ferveur, ne le dois-je pas à ce passage vibrant resté lové dans une poche de mémoire ? Ainsi la littérature enrichit notre vie, la charge d'une intensité plus forte."
Dirais-je autre chose aujourd'hui ? Par quel hasard troublant ai-je trouvé le premier dimanche de janvier, à la brocante des Marins, ce volume de La Forêt perdue, que je ne cherchais pas, mais dont la couverture blanche, resplendissante dans cette benne pleine de livres d'occasion, me fut un irrésistible appel ?


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* Dans son roman, Le Volkameria (Stock, 1984)
** Sur le méridien de Nançay, on trouve Aubusson.
*** 28 janvier : (...) Je ne veux pas oublier les deux écureuils de Grammont. J'avais arrêté ma voiture dans l'allée et nous nous regardions, eux, avec leurs petits yeux noirs brillants, fermement agrippés au tronc de l'arbre ; l'un d'eux avait même la tête en bas et j'admirai cette agilité.

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