dimanche 20 avril 2014

Point final à Issoudun ?


A Issoudun samedi après-midi pour revoir l'exposition Jean Pons, peintre et lithographe, au Musée Saint-Roch. Mais auparavant je flâne dans la ville, en longeant d'abord le parc François-Mitterrand, sur les rives de la Théols. Grande douceur de l'air, calme profond des pelouses. Je ne peux m'empêcher de repenser à cet extrait de Pierre Michon, qui fut comme le fil rouge d'une lecture que nous fîmes, avec l'ami Jean-Claude, voici quelques années à La Châtre, autour de textes évoquant la ville. Pourquoi La Châtre alors que je suis à Issoudun ? Parce que Michon écrit : "Toutes les fois que je passe à La Châtre, je pense à Balzac." Or, Balzac, ce devrait plutôt être Issoudun, car il y plaça l'action de La Rabouilleuse, y séjourna à trois reprises et n'hésitait pas à écrire : "N’en déplaise à Paris, Issoudun, est une des plus vieilles villes de France." Mais non, c'est à La Châtre que Michon pense à Balzac, sans oublier d'ailleurs Issoudun puisque la ville est citée dans le même paragraphe. Qu'on lise donc :

Toutes les fois que je passe à La Châtre, je pense à Balzac. Non pas en traversant La Châtre du nord au sud, cela se fait par le centre, et il n'y a que des pharmacies, des maisons retapées avec colombages à l'authentique, des bars, une librairie, un distributeur du Crédit Agricole (il est vrai que j'y prends parfois de l'argent, et on devrait penser à Balzac toutes les fois que l'on prend de l'argent). Non, je pense à lui en traversant du sud au nord, direction Bourges, où un sens obligatoire vous dévie dans des faubourgs endoloris à grosses maisons de notaires avec glycines, volets peu ouverts, tilleuls, personne. Alors c'est l'Issoudun des demi-soldes, l'Alençon des antiques, le Sancerre de la pauvre Didine : c'est province comme il n'y en a plus. Je me demande si on y a encore le loisir et la passion de s'étriper pendant toute une vie pour un héritage, maintenant que tout va plus vite. La lenteur est restée là cependant, la lente et terrible vie. Ils sont là, derrière les tilleuls tout au fond des cours, ceux qui sont partis chercher du grain et sont revenus sans paille. On ne les voit pas, ils se cachent de père en fils dans des blouses de pharmaciens, ils colligent des dossiers, des actes timbrés, la poussière les tient. Ils sont là, derrière les grappes de glycines, les poètes qui ne sont pas devenus poètes, les lions qui sont devenus chiens, les amoureuses qui ont vainement brûlé jusqu'à la vieillesse, et dont toutes les supériorités ont fait plaie dans l'âme au fur et à mesure que le froid de la province les saisissait, les gelait, doucement les broyait là - et leur laissait le temps, tout le temps d'y penser. 

Maisons de notaires avec glycines... Ils sont là, derrière les grappes de glycines... Michon a dû traverser à ce moment de l'année, au temps des glycines triomphantes.



Le texte est terrible... le froid de la province... doucement les broyait là... Je ne suis pas sûr que cette vision reflète bien la réalité d'aujourd'hui. A La Châtre comme à Issoudun, les notaires sont moins nombreux que les chômeurs, on y vit plus souvent dans des pavillons ou des achélèmes que dans de grosses maisons à tilleuls. Quand on y vit... Trois mille habitants en moins par rapport à 1975, une population pratiquement à l'étiage de l'époque de Balzac, dans les années 1830, qui lui-même parlait déjà de décadence, dans Un ménage de garçon :

La décadence d’Issoudun s’explique donc par l’esprit d’immobilisme poussé jusqu’à l’ineptie et qu’un seul fait fera comprendre. Quand on s’occupa de la route de Paris à Toulouse, il était naturel de la diriger de Vierzon sur Châteauroux, par Issoudun. La route eût été plus courte qu’en la dirigeant, comme elle l’est, par Vatan. Mais les notabilités du pays et le conseil municipal d’Issoudun, dont la délibération existe, dit-on, demandèrent la direction par Vatan, en objectant que, si la grande route traversait leur ville, les vivres augmenteraient de prix, et que l’on serait exposé à payer les poulets trente sous. […]

La municipalité actuelle, sous l'égide renouvelée encore récemment d'André Laignel, a des vues moins courtes, mais toutes ses réalisations (parmi lesquelles ce superbe Musée Saint-Roch vers où je me dirige à travers le lacis des vieilles rues) ne peuvent masquer tout à fait le reflux économique. Cette grande librairie à vendre, en plein centre-ville, en est le signe indubitable.


Et il faut parcourir la pourtant belle rue de la République, avec toutes ses boutiques abandonnées, pour prendre la mesure de la déréliction :



Ce point final sonne assez ironiquement, je trouve. Précisons tout de même qu'Issoudun n'est pas un cas isolé : Châteauroux, La Châtre, Le Blanc, et nombre de gros villages, chefs-lieux de canton bientôt obsolètes, présentent en leur sein le même aspect désolé.

Qui n'est pas sans posséder sa propre poésie. Le charme du délitement. Ce sont là nos ruines. Qui se ruineront plus vite, il est vrai, que nos vieilles forteresses enlierrées.

Je photographie les portes, dans mon désir inassouvi de savoir ce qu'il y a derrière, qui n'est pas forcément la poussière et les actes timbrés de Michon, et que j'entrevois parfois au gré du hasard des ouvertures fugaces : cour empierrée, jardin, terrasse ombreuse où l'on aimerait attendre en douce compagnie les lumières de la nuit.

Et sur ces portes parfois, des petites perles d'insolite, des fentes historiées pour les facteurs, des plaques émaillées aux rumeurs de comptines ou de néant.




(A suivre)

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