lundi 12 mai 2014

De la Châtre et d’Issoudun comme figure du couple

Pierre Michon les avait appariées dans un texte que j'avais eu plaisir à citer récemment. Pour prolonger cette liaison entre les deux villes de La Châtre et d'Issoudun, cette idylle (pour le moins tourmentée) entre les deux sous-préfectures, Jean-Claude Moreau me fait parvenir le texte suivant qui, au-delà des querelles de clocher, met en lumière deux personnalités trop méconnues :



"Peut-être existe-t-il un lien très spécial unissant, avec ou sans contradiction frontale, cela dépend des exemples, les deux villes d’Issoudun et de La Châtre.
Maurice Lachâtre (Wikipédia)
Ainsi, suivant  un exemple emblématique  et au gré de mon jugement, le citoyen le plus émérite d’Issoudun s’appelait Maurice Lachâtre. On pourra accorder au lecteur sceptique que Maurice Lachâtre vécut assez peu à Issoudun, ville qu’il quitta pratiquement dès l’âge de 12 ans.  Je n’ai pas trouvé trace qu’il ait donné son nom à une rue d’Issoudun bien que j’en ai émis l’hypothèse aux services de la ville, ce qui n’a pas abouti positivement, allez savoir pourquoi ! Il était descendant de l’illustre famille des « de La Châtre », nom lié à la seule ville de La Châtre,  nom que son père militaire sous Napoléon avait démocratisé en un nom de citoyen qui se passe de particule.  Mais Maurice Lachâtre a surtout été reconnu pour avoir été le  premier traducteur en français et éditeur du « Capital » de Marx.  Grand vulgarisateur du savoir et de la culture pour le peuple, il aurait été le premier diffuseur de dictionnaires qu’on achetait par abonnement : chaque livraison rendait possesseur  d’articles sur « huit pages de texte, renfermant environ cent mille lettres, c’est-à-dire la matière d’un demi-volume in-8° ».  A raison de deux livraisons par semaine et au prix de 10 centimes la livraison, c’est « une dépense de moins de cinq centimes par jour, pour recevoir l’ouvrage complet, après une période de deux années ». Lachâtre, dans la promotion de son Nouveau Dictionnaire Universel, « le plus complet et le plus progressif de tous les Dictionnaires » ne manque pas de relever qu’il est le « seul qui embrassera dans ses développements tous les dictionnaires spéciaux : dictionnaire de la langue usuelle, dictionnaire de la  langue littéraire, dictionnaire de la langue poétique, dictionnaire des synonymes, dictionnaire du vieux langage, dictionnaire de l’argot et de la gaie science, … »  De ses dictionnaires spéciaux, Lachâtre en relève une  soixantaine et la liste n’est pas exhaustive puisqu’elle se termine par «… dictionnaire des jeux et divertissements. Etc, etc, etc. »,  ce qui n’est pas peu ! Anticlérical, il rédigea une fameuse  Histoire des papes, Crimes, Meurtres, Empoisonnements, Parricides, Adultères, Incestes depuis Saint-Pierre jusqu’à Grégoire XVI. En éditant tout également les brochures populistes de Louis Napoléon Bonaparte que Les mystères de Paris d’Eugène Sue il fit tout bonnement fortune. Ancien saint-simonien et socialiste utopiste, il réalisa non loin de Bordeaux une « commune-modèle. Plus que n’importe quel lien le destin de cet homme extraordinaire ne lie-t-il pas indéfectiblement  La Châtre et Issoudun ?

            Il est aussi un grand écrivain de la Châtre qui rendit grâce à Issoudun. La « psychologie » du voyage qu’il y  fit est proprement  de l’ordre du vertige spirituel et on peut partager avec lui cette belle notion de « pôles extrêmes » qui sied si bien à ce couple formé par La Châtre et Issoudun. Citons le ici :

 Issoudun n’est pas aimé. J’y fus débordé d’émotion comme chaque fois que je vois une ville qui n’est pas née de la mécanique industrielle ni sortie des cartons  de l’urbanisme « rationnel ». Cependant les mots s’adaptent mal au rôle de décrire une atmosphère.
Ce n’est ni de l’égoïsme ni de la vanité, ce n’est ni de la présomption ou un sentiment d’humilité qui me trouble, d’abord, aux premiers pas dans une ville encore inconnue. Je renonce à nommer mes sensations ou leurs sources. Elles sont à peu près : ces milliers d’êtres ont vécu sans moi, sans que je fusse un millième, un atome agissant et mystérieusement indispensable à la masse vivante, ces milliers d’êtres ont vécu sans moi jusqu’à la minute où j’entrai dans leurs murs, et recommenceront dans la même solitude car psychologiquement tout homme est seul si je ne suis pas avec lui. Voilà mes premières sensations. Ensuite, il y a un curieux renversement. Ce que je ressens alors semble plus logique : je suis l’intrus. Les deux pôles extrêmes, peut-être ; entre les deux, toute la psychologie du voyage dont la beauté dépend uniquement de la qualité du voyageur. Ceci devrait être un lieu commun. Il n’en est rien : le voyage est avant tout, pour le touriste, un programme, des bagages, des guides, des adresses, des ambassades, des réceptions, où le moi réflecteur original, s’il existe, est noyé au fond d’un océan d’excursions classiques et de textes célèbres.
Depuis le sept, dans mes lettres, j’ai un peu décrit Issoudun. Aucun besoin de clarté ne m’engage à recommencer. J’ai bu le vin des célèbres vignobles qui, il y a plus de dix siècles abreuvait l’Aquitaine. Mais ce n’est pas sa fumée qui me propose des expériences extravagantes. Au milieu de la ville, au commencement, au milieu et à la fin de son temps, j’introduis quelques unes de mes pensées accoutumées. Est-ce un peu de désordre qui me poussa à mettre entre les mains des antiques comme des contemporains quelqu’un de mes « poèmes » ? Or, je ne m’aventurerais qu’après avoir scruté les visages : et je sus que ce jour-là, s’il y avait à Issoudun un drôle ou un candide, un idiot ou un sage qui aimait et pensait ailleurs que dans le nombre de minutes qui le verrait vivant, que celui-ci, très normal, en somme, n’était pas descendu dans les rues.  Mais je suis un forcené, dépourvu des minutes et d’actuel. Pourtant mon souci fut à tous les âges actuel. »

Ovide, encre de Jean de Bosschère, période modern style (Wikipedia)

Jean de Boschère écrivit ces lignes le 12 Juin 1947. On dirait du plus fulgurant  Vialatte. Je ne sais pourquoi il me revient à l’idée que  l’année 1947 fut une année caniculaire."
           

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