vendredi 21 mars 2014

Ormuz

Outre le livre consacré à Fabienne Verdier face aux peintres flamands, j'avais emprunté le dernier roman d'un écrivain que j'aime beaucoup, Jean Rolin. Il s'agissait d'Ormuz, qui se déroule aux alentours du détroit du même nom, qu'un assez obscur personnage du nom de Wax a projeté de franchir à la nage. Entreprise qui s'avère de plus en plus chimérique au fil des pérégrinations ennuyées du narrateur - chargé par le dit Wax de préparer la tentative - sur les deux rives de ce détroit qui relie le golfe Persique à la mer d'Arabie, et où transite presque un tiers de la production mondiale de gaz et de pétrole acheminée par voie maritime.

Qu'un fil relie ce livre à la constellation symbolique surgie de la rencontre du film de Jean-Claude Rousseau avec l'ouvrage sur Fabienne Verdier, n'avait rien de gagné. Je ne présumais d'ailleurs rien de pareil ; seule avait été décisive l'attirance de toujours pour l'écriture précise de Jean Rolin, ondoyante et comme chargée d'un désenchantement non dépourvu de drôlerie. Et pourtant, dès le premier chapitre, qui ne se présente pas comme tel (pas de numérotation chapitrale chez lui), le motif de la fenêtre se présentait avec évidence. Fenêtre de la chambre de l'hôtel Atilar, à Bandar Abbas, où le narrateur s'est introduit après la disparition de Wax "afin d'y inventorier ses affaires".



"Et maintenant, si vous le voulez bien, nous allons nous approcher de la fenêtre, masquée jusqu'à présent par une double épaisseur de rideaux, à travers lesquels la fournaise du dehors parvient à irradier dans un rayon de plusieurs mètres à l'intérieur de la pièce climatisée. Si je les écarte ces rideaux, une fois surmonté le choc - chaleur et lumière également implacables - causé par la mise à nu de la fenêtre, je découvre peu à peu, au fur et à mesure que mes yeux s'accoutument à cette lumière, une vue assez vaste sur la partie de la ville qui s'étend le long du rivage.(...) Sur la droite, la jetée de l'embarcadère - embarcadère d'où émanent, ou vers lequel convergent, à intervalles irréguliers, des vedettes assurant le transport des passagers entre Bandar Abbas et les îles de Qeshm ou d'Hormoz -, la jetée se divise en plusieurs branches dont la plus longue s'avance loin en mer. Celle-ci, presque toujours brillant d'un éclat qui fatigue la vue, est couverte de navires au mouillage, désarmés pour la plupart, le nez au vent, parmi lesquels un observateur averti pourrait s'étonner de découvrir deux cargos de marchandises diverses immatriculés respectivement à La Paz et à Oulan-Bator, deux capitales dont les ressources maritimes ou portuaires sont généralement ignorées. A l'horizon, quand les conditions météorologiques le permettent, la vue que l'on embrasse depuis cette chambre de l'hôtel Atilar est bornée par les reliefs peu élevés et inégalement accidentés de l'île d'Hormoz, sur la gauche, de l'île de Qeshm sur la droite, et, au milieu, de la plus lointaine (qui de ce fait est aussi la plus souvent masquée par la brume), l'île de Larak : de celle-ci, plus que que des deux autres, on peut dire qu'elle contrôle le détroit d'Ormuz, de telle sorte que ce dernier aurait pu tout aussi bien être nommé d'après elle." (pp. 11-13)

On pourra vérifier sur la carte que la description est parfaitement exacte (Jean Rolin a effectué plusieurs mois de repérage dans cette région, en Iran et dans les Émirats). Je me suis d'ailleurs arrêté plusieurs fois au cours de ma lecture du livre pour aller explorer sur Google Earth les lieux mentionnés par le narrateur (et somme toute, je songe que voilà encore une résonance supplémentaire avec le motif vermeerien, une autre étant cette forte présence de la lumière, qu'un livre de Sylvie Germain, qui échoua récemment ici après avoir échappé de justesse au pilon de la médiathèque, porte en son titre même*).

La douce ironie qui s'exprime ici dans la notation des cargos immatriculés dans deux capitales que ne baigne aucune mer ne se donne-t-elle pas aussi à voir dans le nom même de Wax (bien appréciable au Scrabble) qui, emprunté à l'anglais, désigne une cire, voire un vinyle, mais aussi, venu d'Afrique, un tissu réalisé avec des cires hydrophobes ? Pour un nageur prétendant accomplir un exploit, ce n'était pas mal vu.


La Vierge du Chancelier Rolin (Jan Van Eyck, v. 1435)
Comment ne pas mentionner pour finir que ce nom même de Rolin est intimement lié à l'un des peintres flamands étudiés par Fabienne Verdier, Jan Van Eyck, dont le portrait de la femme, Margareta, fait la couverture du livre L'esprit de la peinture.



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* Patience et songe de lumière, Vermeer, Flohic éditions, 1993.

mercredi 19 mars 2014

Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre

Je n'écris pas ici régulièrement. Parfois le silence se fait, s'installe. Pas un billet en février. Hivernage. Dans un hiver pourtant absent, qui n'a pas eu lieu. Et le printemps est là, déjà, précoce, et l'on ne s'en plaint pas, non. Car avec lui reviennent les intersignes, les coïncidences étranges, le hasard objectif.
C'est ce film soudain annoncé sur Mubi, Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, d'un cinéaste pour moi complètement inconnu, Jean-Claude Rousseau. Un film en Super 8, de 1983, qui se présentait ainsi sur l'application :


Surprise bien sûr de découvrir Le Blanc et cette image de carte routière. En fait il s'agit du premier plan du film. Long plan fixe qui se termine par une fermeture au noir. La suite est déroutante, comme le laisse présager le synopsis : "Dans l’œuvre du peintre, la lumière vient d’une fenêtre par laquelle on ne voit pas le paysage. Dans le film apparaît un tableau qui n’est vu que de dos. On ne sait pas ce qu’il montre. On ne voit que la croisée du châssis. Le film s’achève sur cette réflexion."

Le peintre en question est Vermeer, et l’œuvre est La liseuse, de 1657 :


Qui n'est pas sans rappeler La femme en bleu lisant une lettre :

  Image Wikipédia
Où l'on voit une grande carte sur le mur du fond, qui rappelle bien sûr la carte du Blanc.

Intrigué par ce film, partagé entre ennui et fascination pour les longs plans sur une simple fenêtre, l'absence de narration, je me suis demandé naïvement si Rousseau avait quelque chose à voir avec la région. Rien n'autorise en tout cas à le penser. Né en 1950 à Paris, on ne peut pas dire que le web regorge de détails sur sa biographie. De fait, la présence de cette carte du Blanc n'indique certainement pas un rapport affectif, mémoriel, à la ville, mais bien plutôt la volonté de cerner les contours d'un vide, comme le montre le critique Erik Bullot, en 2002 : 
"Nombre de caractéristiques propres à l’art du cinéaste sont déjà perceptibles dans ce premier film : la contiguïté des rushes qui conjugue l’aléa et le programme, le motif obsédant de la fenêtre, une attention extrême portée aux variations de la lumière et à sa possible exténuation par épuisement, l’appel du vide (évoqué ici par la récurrence du blanc : la carte de géographie en ouverture du film et sa localité LE BLANC, le papier à lettres, l’obstruction de la fenêtre par des feuilles de papier à dessin, la séparation des bobines par l’amorce blanche), les allées et venues du cinéaste, l’autoportrait au miroir, le thème de la lettre, la présence absente d’un tiers et l’affleurement d’un récit en lisière du film."
Le cinéaste se met en scène dans le film, et l'on voit bien sur le plan ci-dessous qu'il opère comme un mixte des deux tableaux de Vermeer :


Il y aurait beaucoup à dire encore. Il faut lire le beau texte de présentation du film qu'en donne Rousseau lui-même sur le site Dérives. J'en extrais juste ce passage :

"Il n’y a rien à dire. S’il y a des paroles que ce soit parler pour ne rien dire. C’est par coïncidence, par attraction que se découvre le film. Sans qu’il y ait de règles applicables, les solutions sont semblables. Le film se résout de la même façon. Sa nécessité est sa seule histoire. Il ne conduit qu’à lui-même."

Ce n'est pas fini. Après avoir visionné le film, j'ai ouvert le livre d'art rapporté de la médiathèque l'après-midi même : L'esprit de la peinture, Hommage aux maîtres flamands, consacré à Fabienne Verdier - dont j'avais lu l'an dernier la saisissante biographie, Passagère du silence -, et qui rend compte du dialogue de l'artiste avec les chefs d’œuvre de Jan Van Eyck, Hugo Van der Goes ou Hans Memling...

Or, dans l'entretien avec Daniel Abadie qui signe l'entrée en matière de l'ouvrage, voici ce que l'on peut lire :

F.V. (...) N'oubliez pas que pour réaliser chacun de ces tableaux, j'ai totalement vécu l'espace intérieur/extérieur avec mon corps : je travaille sur de grands châssis au sol, je marche sur ma toile avec mon pinceau et finalement je vis l'espace avec le trait qui vient de l'extérieur, pénètre à l'intérieur puis ressort à l'extérieur. Durant tout l'acte de peindre, je vis totalement l'espace. Il y a une autre manière d'aborder l'espace que celui, classique, de la fenêtre. Et pourtant, le châssis, c'est encore une autre forme de la fenêtre.

D. A. Est-ce la raison pour laquelle  vous scindez certains tableaux en panneaux juxtaposés ?

F.V. Tout à fait. Cela m'a toujours attirée. Je crois que l'espace de la fenêtre a marqué à jamais tout l'histoire de l'art et que l'on ne fait que continuer cette tradition-là. C'est ce que j'ai traité dans mes encres entre ces percées d'ouverture sur le monde, ces grandes vallées que peint Memling. Je l'ai trouvé aussi dans la ceinture de saint Luc, car c'est une chose qui me passionne depuis toujours : l'espace au sein d'un corps d'énergie, au sein d'un trait. Dans les blancs volant du trait ou dans sa queue finale apparaissent ce que j'appelle "les côtes de Bretagne", c'est-à-dire ces paysages de récifs de matière et de rencontre avec le vide."

La fenêtre, le châssis, le vide, Le Blanc, tout ceci venant en ce temps des Poissons, dont Robin Plackert a montré qu'il était le signe zodiacal terrestre de la Brenne et donc du Blanc.
Quelque chose ici, oui, avec Rousseau et Verdier, Vermeer et Memling s'est ouvert.