jeudi 28 août 2014

Le chien noir

                     TOPPER

Soudain aux arêtes de la pierre
mon sang a brûlé mes yeux se sont tus
le ciel dans mes paumes ne reposait plus
j'élus domicile dans l'ornière

Topper était un labrador, un chien noir, tout noir. Le plus intelligent des chiens que nous ayons eu à la ferme. Beau, affectueux, et indépendant comme un chat : quand il voulait aller folâtrer dans les champs, il faisait la sourde oreille et ne répondait plus à nos appels.
C'est un petit train de marchandises qui le renversa et lui ôta la vie.
Une semaine plus tard la ligne était désaffectée.

Pourquoi évoquer son souvenir ?
Si ce n'est qu'un autre labrador noir a disparu récemment, Vadim, le chien de l'amie Sylvie, qu'un garagiste nomma Valmer. "Au reste, est-ce que son erreur a un sens, j'en doute", écrivait-elle dans la note qu'elle lui consacre. Sur cette erreur, je fis un commentaire sur le site : c'est qu'il m'apparaissait que ce nom - Valmer - n'était pas sans faire surgir toute une chaîne d'échos.
Si ce n'est que l'article que je rédigeais au même moment évoquait Accident nocturne, un roman de Modiano paru en 2003, et que je m'avisai qu'un chien noir y avait place, qui croisait l'errance du personnage dans la capitale :

Une nuit, un chien m'avait suivi depuis l'Alma jusqu'à l'esplanade du Trocadéro. Il était de la même couleur noire  et de la même race que celui qui s'était fait écraser du temps de mon enfance. Je remontais l'avenue sur le trottoir de droite. D'abord, le chien se tenait à une dizaine de mètres derrière moi et il s'était rapproché peu à peu. A la hauteur des grilles des jardins Galliera, nous marchions côte à côte. Je ne sais plus où j'avais lu - peut-être était-ce une note au bas d'une page des Merveilles célestes - que l'on peut glisser à certaines heures de la nuit dans un monde parallèle : un appartement vide où l'on n'a pas éteint la lumière, et même une petite rue en impasse. On y retrouve des objets égarés depuis longtemps : un porte-bonheur, une lettre, un parapluie, une clé, et les chats, les chiens ou les chevaux que vous avez perdu au fil de votre vie. (p. 120)

La magie Modiano s'exerce ici à plein, il y suffit d'un chien qui vous suit, que l'on suit, et une brèche semble s'ouvrir dans le mur compact du réel. Le temps s'y laisse reconquérir furtivement.

Je l'ai vu s'éloigner de moi, comme s'il ne pouvait rester plus longtemps en ma compagnie et qu'il allait manquer un rendez-vous. Alors, je lui ai emboîté le pas. Il marchait le long de la façade du musée de l'Homme et il s'est engagé dans la rue Vineuse. Je n'avais jamais emprunté cette rue. Si ce chien m'y entraînait, ce n'était pas un hasard. J'ai eu la sensation d'être arrivé au but et de revenir en terrain connu.

Le chien est passeur, intercesseur de l'ombre. Il guide le narrateur jusqu'à un bar, fermé, c'est un dimanche :

Je m'étais arrêté un moment et j'essayais de déchiffrer ce qui était écrit sur l'enseigne, au-dessus de la porte d'entrée : Vol de Nuit. Puis j'ai cherché du regard le chien, devant moi. Je ne le voyais plus. J'ai pressé le pas pour le rattraper. Mais non, il n'y avait pas trace de lui. J'ai couru et j'ai débouché au carrefour du boulevard Delessert. Les lampadaires brillaient d'une clarté qui m'a fait cligner les yeux. Pas de chien à l'horizon, ni sur le trottoir en pente du boulevard, ni de l'autre côté, ni en face de moi vers la petite gare du métro et les escaliers qui descendent jusqu'à la Seine. La lumière était blanche, une lumière de nuit boréale, et j'aurais vu ce chien noir de loin. Mais il avait disparu. J'ai éprouvé une sensation de vide qui m'était familière et que j'avais oubliée depuis quelques jours grâce à la lecture apaisante des Merveilles célestes. Je regrettais de n'avoir pas retenu le numéro du téléphone qu'il portait à son collier. (p. 123)

Le lendemain, à la nuit tombée, il repassera par cette rue Vineuse, et retrouvera la Fiat couleur vert d'eau qui l'avait renversé au début du roman, place des Pyramides, et, à l'intérieur du bar Vol de Nuit, Jacqueline Beausergent, la conductrice.

Vol de nuit, c'est le titre aussi d'un célèbre roman de Saint-Exupéry.

C'est précisément d'un vol de nuit dont il va être question dans la suite de cette pérégrination.

mardi 26 août 2014

Les Merveilles célestes

"di 20-21.07.14
Dublin.

les rives de la Liffey, qui réminiscent forcément Joyce, tout comme le Trinity college réminisce Beckett.
la library, la long room du college : ce vaste, imposant dépôt de nos pensées d'hommes, morts, impressionnant dépôt d’alluvions de récits et de paroles échouées… je m'y suis arrêté longuement dans le silence, à savourer, presque me recueillir, lieu prégnant en odeurs de vieux papiers, de feuilles de veau, de vieux bois, de cuir…"


Fred Griot (Refonder)

Il n'est peut-être pas superflu de rappeler de temps à autre l'intention de ce blog : 

"Alluvions dit bien la variété de ce qui se déposera ici, aussi bien dans la forme que dans le contenu : notes bien structurées, développements de pensées, ouvertures réflexives comme citations, anecdotes, traits, emprunts, essais, repentirs, esquisses, nervures de néant, griffures, phrases juste sauvées de l'abîme. De la pierre et de la boue, du sable et du roc."

Mais il arrive aussi que de ce désordre émerge comme une construction, que de l'informel surgissent des motifs, qu'une figure se dessine, que des correspondances se tissent. C'est le travail de ce que j'ai nommé l'attracteur étrange, en empruntant le concept à la théorie du chaos, mais que l'on pourrait tout aussi bien rattacher au hasard objectif cher à André Breton.

Il semble que nos vies ne soient pas entièrement déterminées, pas plus qu'elles ne sont abandonnées à l'aléatoire. L'attracteur étrange nous invite à quitter la vision de la vie comme ligne droite, chemin unique, destin, pour une vision plus large, plus haute, plus profonde, en surface, en volume. Chaque être paraît relié à une constellation, et en cela l'intuition astrologique n'est sans doute pas sans fondement, même s'il convient de ne pas se laisser enfermer dans les rets d'un autre déterminisme dont les tentations prophétiques ont toujours sombré dans le ridicule et le pathétique.

Littoral, près des marais d'Yves (août 2014)

Nous sommes partie prenante d'un univers en mouvement, un mouvement qui plus est non uniforme, pourvu de vitesses variables, composé d'accélérations et de fulgurances comme de ralentis ou de stagnations. L'attracteur se lève parfois comme un vent impérieux, soufflant sur nos steppes intérieures pendant des jours et des semaines, mais il lui arrive de s'éteindre, de se tapir dans les replis du temps.

Ce n'est pas actuellement le cas, loin de là, et je sens bien qu'il me faudra plusieurs posts pour rendre compte des dernières manifestations du phénomène.

Commençons par ce qui semble le plus anodin : ce roman de Patrick Modiano, Accident nocturne, publié en 2003, mais acheté seulement cette année sur l'avenue des Marins, à la brocante mensuelle (avenue qui fait partie de ces lieux, en apparence profanes, qui délivrent régulièrement leur moisson épiphanique). Modiano qui s'est imposé à l'automne 2012 comme l'une des étoiles majeures de ma propre constellation.

"Une, deux, trois fois, on dirait que le destin - ou le hasard - insiste, voudrait provoquer une rencontre et orienter votre vie vers une nouvelle direction, mais souvent vous ne répondez pas à l'appel. Vous laissez passer ce visage qui restera pour toujours inconnu et vous éprouverez un soulagement, mais aussi un remords. " (p. 37)

Il dit très simplement la nature de l'attracteur, qui appelle mais ne contraint pas. Page 92, on lit cette phrase que l'on peut retrouver presque identique dans plusieurs de ses romans :

Il me semblait que dans ma vie une brèche s'était ouverte sur un horizon inconnu.

A ce mot brèche chez Modiano, j'ai consacré une note entière. De même à cet autre mot "horizon", qui fait matière d'ailleurs d'un titre de livre. Au bout du compte, il y a toujours de l'inconnu, toujours une réserve d'inconnu que l'on se doit de ne pas effaroucher, dont l'approche se fait avec discrétion, qu'on laisse plus venir à soi qu'on ne le traque réellement :

Il faut attendre que les autres viennent vers vous d'un mouvement naturel. Pas de gestes trop brusques. Rester immobile et silencieux et se fondre dans le décor. Je m'asseyais toujours à la table la plus retirée. Et j'attendais. J'étais quelqu'un qui s'arrête au bord d'un étang au crépuscule et laisse son regard s'accommoder à la pénombre avant de voir toute l'agitation des eaux dormantes. (p .96)

Oui, les eaux dormantes sont un leurre, cachant une activité parfois redoutable. Bars de nuit, façades livides, campagnes atones dissimulent souvent de troubles trafics, de louches affaires dont on ne saura probablement jamais le fin mot. Le narrateur apparaît donc comme un passager clandestin dans la ville, toujours en instance de déménagement, allant d'un hôtel à l'autre, changeant de quartier en fonction des urgences du jour. Dans cette existence désargentée et solitaire, il arrive néanmoins qu'une éclaircie se produise :

Au cours de ces nuits blanches, ce que je regrettais le plus, c'était d'avoir laissé tous mes livres dans ma chambre de la rue de la Voie-Verte. Pas beaucoup de librairies dans le quartier. J'avais marché vers l’Étoile pour en découvrir une. J'y avais acheté quelques romans policiers et un vieux volume d'occasion dont le titre m'intriguait : Les Merveilles célestes. A ma grande surprise, je ne parvenais plus à lire les romans policiers. Mais à peine avais-je ouvert Les Merveilles célestes qui portait sur la page de garde cette indication : "Lectures du soir", que je devinais combien cet ouvrage allait compter pour moi. Nébuleuses. La Voie lactée. Le monde sidéral. Les constellations du Nord. Le zodiaque, les univers lointains... A mesure que j'avançais dans les chapitres, je ne savais même plus pourquoi j'étais allongé sur ce lit, dans cette chambre d'hôtel. J'avais oublié où j'étais, dans quel pays, dans quelle ville, et cela n'avait plus d'importance. Aucune drogue, ni l'éther, ni la morphine, ni l'opium ne m'aurait apporté cet apaisement qui m'envahissait peu à peu. (p. 118)

Les Merveilles célestes ne sont pas une invention. Ce livre existe bel et bien, Modiano ne le mentionne pas mais l'auteur en est le célèbre Camille Flammarion. Il est disponible sur Gallica.





samedi 16 août 2014

"Mais, Papa, l'Empereur est tout nu", s'écria l'enfant.

Aux yeux du grand public, la disparition de Pierre Ryckmans, de son nom de plume Simon Leys, passera bien sûr inaperçue. Qu'importe, cela ne nous empêchera pas de saluer (et quand je dis nous, ce n'est pas pluriel de majesté, mais le nous de la communauté informelle de tous ceux qui se sentent redevables à l'écrivain), de saluer celui qui courageusement, solitairement, rendit compte de ce qu'il en était vraiment de la réalité du communisme chinois, à l'époque où de brillants intellectuels français versaient au contraire dans le maoïsme le plus aveugle. Il eut la lucidité de montrer que l'Empereur, alias le Grand Timonier, était tout nu (la citation de Andersen était d'ailleurs en exergue de son livre chronique de la Révolution culturelle, Les habits neufs du Président Mao). Ce qui lui valut anathèmes et dénonciations calomnieuses. Il n'en eut cure et persista.

{Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, chez lui à Canberra en 2002(WILLIAM WEST / AFP)}
On peut lire quelques bons articles sur l'homme et son œuvre, riche aussi en analyses littéraires subtiles et diverses. Chez Pierre Assouline, Victor Kirtov par exemple. Dans la chronique de celui-ci, on trouve un bel hommage de Yann Moix. Je n'ai jamais lu Yann Moix, je sais que l'homme est controversé, que ses romans sont adulés ou voués aux gémonies, c'est selon. Je m'en fous, du moins à cet instant, j'aime beaucoup en tout cas la fin de son billet, (circonstance aggravante, il écrit dans Le Figaro) que j'ai plaisir à citer ici :

[...] Leys ne se laisse pas impressionner : ni par les vivants ni par les morts. Ni par les nains ni par les géants. C’est un homme pour qui Segalen est aussi vital que la vie : pour qui Segalen est la vie. Leys crée son monde intime à partir de celui des autres - admirations, détestations. Il a inventé quelque chose d’inouï : l’imagination critique. Par la critique, il crée des univers. Il sait que le génie est l’art de travailler à partir, non de ses dons, mais de ses défaillances, de ses tares, de ses incapacités, de ses handicaps. Le culot de bâtir un cosmos sur sa propre insuffisance, sur ses limites, sur ses faiblesses : là se situe l’universel de l’intime, là se situe l’intime de l’universel. Avoir le courage d’être soi et rien que soi. Celui qui est réduit à sa place, minuscule, et se satisfait de se confondre avec elle : c’est lui, le créateur.



jeudi 14 août 2014

Un monde de rosée

Je suis comme ce pays qui ne trouve pas son été. Comme ce ciel traversé, bousculé de nuages, percuté d'ondées, qui ne connaît plus de longtemps la toile bleue monochrome  des saisons immobiles. Et je vais de ci de là, entre un livre et un autre, un film, un article, une page sur le web, dans les interstices de la journée, entre cuisine, vaisselle, partie de jeu d'échecs ou de Qin, car les enfants sont là, avec moi, et c'est bonheur aussi.

Je me délecte de ce livre déniché chez Noz, qui évoque si bien les jardins de mousses du Japon. Je ne savais pas avant lui que ces plantes si modestes étaient là-bas l'objet d'un soin minutieux dans nombre de temples vénérables : "Ombreuse et douce, la mousse épouse la terre, la couvre d'un manteau comme on dit de la neige, et pas davantage on n'en peut isoler les brins que les flocons. Elle est le printemps perpétuel comme la neige est l'hiver, et comme elle, restitue le monde à son silence."

Se délecter d'un livre c'est le goûter à petites lampées, comme un alcool fort exhalant le souvenir des tourbes. Je le repose donc, mais j'en prends bientôt un autre, dessous la pile des volumes inachevés. Tiens, justement, Yves Bonnefoy, L'Inachevable, Entretiens sur la poésie 1990-2010. Un marque-page donne le lieu exact de l'abandon, qui doit remonter à quelques mois. Des lignes soulignées au stylo bleu : "Je vous disais tout à l'heure que la poésie, c'est l'intensification du langage : plus de présence, plus de plénitude immédiate pour les choses et les personnes dont le poème nous parle, mais d'abord dans les mots qui un par un les évoquent. Il y a poésie quand le mot "arbre" ou le mot "pierre" prennent des allures d'épiphanies."

Je ne vais pas plus loin, cet aperçu me suffit. Je reviens aux mousses, un peu plus tard (peut-être après avoir tapé dans un ballon sur un stade annexe oublié des tondeuses, et dont l'herbe encore humide de la dernière giboulée n'est pas sans faire songer à ce nom de "terre de rosée"(roji) donné au chemin qui mène au pavillon où se déroule la cérémonie du thé, - et dont Véronique Brindeau nous avertit qu'il ne doit pas faire oublier la résonance bouddhique, "car la rosée délicieuse s'évaporera tantôt, comme est transitoire ici notre passage. (Monde de rosée / c'est un monde de rosée / et pourtant et pourtant, dira le poète Koyabashi Issa à la mort de son premier enfant.)" Et c'est d'averse et de pluie aussi qu'elle parle à la fin de ce court chapitre : " Si l'on sait attendre, dit-elle, sous les arbres ruisselants du Temple des mousses tandis que l'averse disperse les visiteurs, on est alors assuré d'être seul au Palais. Vient l'embellie ; sur le fond d'émeraude se lève le dessin des branches comme les lignes d'un Polaroïd grandeur nature se révélant sous vos yeux, et l'on est exaucé d'un souhait qu'on n'aurait pu formuler, éphémère épiphanie qui vaut toutes les impatiences."

Mousses - Arboretum de la Sédelle
Avez-vous remarqué ce mot qui revient ? Ce mot "épiphanie", déjà dans la parole de Bonnefoy. Or, je l'avais croisé pas plus tard que la veille, mot rôdeur, maraudeur, en allant picorer quelques phrases dans The Creative Writing No-Guide de Malt Olbren, traduit par François Bon. Attention, c'est un détour un peu long, mais il mérite toute votre attention, et puis l'itinéraire que l'on emprunte ici n'est fait que de ça, des détours. Et le détour, il passe par Steinbeck, septième paragraphe des Raisins de la colère, dont Olbren fait la matière d'un exercice.

The dawn came, but no day. In the gray sky a red sun appeared, a dim red circle that gave a little light, like dusk ; and as that day advanced, the dusk slipped back toward darkness, and the wind cried and whimped over the fallen corn.
(L’aurore vint, mais pas le jour. Un soleil rouge troua le ciel gris, un mince cercle rouge qui donnait une faible lumière, comme un crépuscule ; et plus le jour avança, plus ce crépuscule revint à son obscurité, tandis que le vent gémissait et hurlait sur les blés courbés.)

[...] Poétique du roman ? Oui, si le paysage s’écrit en tant que poétique, affirmation lyrique du monde devenu image abstraite. Non, s’il s’agit seulement d’une épiphanie  : ces moments de grâce où le monde se rappelle à nos petites affaires et — comment dire — les relativise.
J’ai donc pensé que nous pourrions prendre, avec tranquillité et sérénité, le temps de revenir à ces quatre lignes.
Je vous inciterais donc à aller vers cette épiphanie, non pas se la remémorer, mais en provoquer la réminiscence. Ce que vous allez choisir, comme Steinbeck son champ de blé, c’est un petit timbre-poste qui vous concerne dans le monde. Un petit morceau fixe de peau du monde. Il peut être urbain, elles ont pavillon et maison, désormais, les ombres de Steinbeck, même si la misère est pareille. Au moins un mobilehome. Et le champ de blé est un lieu de peine et de travail : le lieu que vous choisirez n’est pas un lieu de repos ou le coucher de soleil sur la plage — dans ce cas-là mieux vaut que vous y alliez. Non, ce qui compte dans ce septième paragraphe c’est l’usure prématurée du jour parce que nous sommes d’avance dans le lieu de la plus grande usure, celle du quotidien, de la tâche répétée, du monotone, de l’ordinaire. Seulement voilà, la grande magie du monde sait se rappeler à nous jusqu’ici. [C'est moi qui souligne]


Trois occurrences d'épiphanie, chez Bonnefoy, Brindeau, Olbren, et pourtant je suis presque certain que le sens de ce mot, malgré le contexte, doit rester, comme à moi, obscur à beaucoup (si du moins on a eu la patience de me suivre déjà jusque là). Olbren pourtant précise à ses étudiants l'origine joycienne de la chose :


—  J’entends épiphanie au sens où James Joyce l’utilise dès ses premiers livres : moment de révélation intérieure qui vous fait soudainement et de façon éphémère, un instant seulement suffit, accéder au sens ou à l’esprit des choses. Je ne crois pas qu’il en donne lui-même de définition plus précise. Plus important pour nous le fait qu’après ces deux premiers livres (Stephen the Hero, et Portrait of the artist as a young man), il se saisit du
concept pour en faire l’élément organisateur de chacun des récits inclus dans Dubliners. Joyce nous apprend que ce moment sans durée, qui nous ouvre magiquement (ou irrationnellement, pardon) sur le parfait dehors, peut-être une clé pour l’invention narrative…



Mousse - Arboretum de la Sédelle
J'ai exagéré : le sens d'épiphanie ne m'est pas obscur, il m'est plutôt clair-obscur. J'entrevois ce qu'il promet, ce qu'il annonce, ce qu'il déploie, et qui est essentiellement fugitif, fugace (en ce sens, parler d'éphémère épiphanie comme le fait Véronique Brindeau ressort du pléonasme : il ne saurait y avoir de permanence épiphanique). L'épiphanie est peut-être cette intensification de notre sensation du monde, un instant de pure présence que chacun a pu vivre au moins une fois dans sa vie.

Mais je ne me contentai pas de cette entrevision, j'allai voir sur le net, je googlai l'épiphanie de Joyce. 24 800 résultats en 0,34 seconde. Dans la première page, un article de Sollers, Les épiphanies de Twombly, qui commence ainsi : " Une épiphanie, au moins depuis Joyce, est un fragment ouvert de réalité restant énigmatique parce qu'il emprunte à plusieurs temps ou à plusieurs espaces à la fois sa puissance d'apparition. L'événement est très fort pour celui qui le vit et le note, mais nous, lecteurs, spectateurs, contem­plateurs, tout en ressentant la mise en scène de l'instant ins­crit et commémoré, nous savons que nous n'en posséderons jamais toutes les données. Il s'agit d'une expérience inté­rieure venant de l'extérieur, comme une hallucination."


Pas mal, mais je n'étais pas rassasié. Seconde trouvaille : un texte de conférence de Philippe Forest, daté du 15 février 2005, Haïku et épiphanie, avec Barthes, du poème au roman.


"Du  haïku,  Barthes  rapproche  l'épiphanie  en  reprenant  ce  terme  à l'écrivain  irlandais  James  Joyce  qui  le  définit  ainsi  dans  Stephen  Hero : «  Par  épiphanie,  il  entendait  une  soudaine  manifestation  spirituelle,  se traduisant  par  la  vulgarité  de  la  parole  ou du  geste  ou  bien  par  quelque phase mémorable de l'esprit  même.  Il  pensait  qu'il  incombait  à  l'homme de  lettres  d'enregistrer  ces  épiphanies  avec  un  soin  extrême,  car  elles représentaient les  moments les  plus délicats et les  plus  fugitifs  ».
On  peut rappeler ici comment  le  jeune  Joyce  au tout début du  xxe siècle s'exerce tout  d'abord à  la poésie et  recueille — comme  il  le  rapportera plus tard  dans  Ulysse —  la  matière de ce  qui peut passer  à nos yeux  de lecteurs français pour des sortes  de petits poèmes en  prose,  qu'il baptise  épiphanies, et qu'il projette  tout  d'abord de rassembler en  recueil —  dont la  rédaction ultérieure de ses romans  le  détournera, puis le  détachera  tout à fait."



La conclusion de la conférence est particulièrement intéressante : Philippe Forest  y définit à la suite de Barthes (dont il note tout de même qu'il se méprenait largement tant sur le haïku que sur l'épiphanie) ce qu'il choisit de nommer le roman épiphanique, dont le trait principal, me semble-t-il, est de laisser toute sa place à la poésie.


L'hypothèse  que  je  voudrais  indiquer  pour  finir  est  la  suivante  :  se méprenant  sur  le  haïku et  sur  l'épiphanie,  convaincu  à  tort  de  leur incapacité à  se  convertir en  matériaux convenables pour le  roman  nouveau, Barthes  a au  contraire  posé les bases d'un  modèle qui  permet  de rendre  compte à  la
fois  du monument proustien  qui fut  sa  référence exclusive,  de  ses  propres livres et de ceux qui,  aujourd'hui, à  sa suite, introduisent  dans la  littérature française  les  facteurs les  plus  intéressants  de renouvellement  de la  tradition romanesque. 


En  effet,  le  roman  vrai  — qui,  pour  Barthes,  se  réfléchit  à  partir  du modèle proustien,  et  qui parvient  à  intégrer dans le  mouvement même de la  fiction le  moment  vrai  de l'amour  et  de la  mort —  ,  on  peut choisir de le nommer roman épiphanique  et le concevoir à  la  façon d'un  texte tirant son principe  même d'un certain jeu  entre prose et  vers,  roman et poésie, fiction et vérité qu'illustrent,  dans la  référence  commune aux  littératures d'Orient et  d'Occident,  certaines  œuvres  actuellement  en  cours  sur  lesquelles  on
s'arrêtera  pour  finir,  qu'il s'agisse  de celle de  Philippe Sollers  ou de Pascal Quignard — œuvres  dans  la  référence  desquelles  peut  se  lire  également mon tout  nouveau roman,  Sarinagara


Ces livres  — qu'il s'agisse de certains  des  derniers  romans  de Philippe Sollers comme  Studio  ou  Le Secret,  des  Dernier  royaume  de Pascal Quignard ou  bien  de  Sarinagara  — ont  en  effet  en  commun  de  se  refuser  à  un certain  néonaturalisme qui domine le  champ  littéraire  français  tout  en  ne consentant  pas au  postmodernisme qui  voue  la  littérature  à  l'insignifiant et  à  l'inoffensif  au  nom  d'une  esthétique  du  virtuel,  du  simulacre.  Pour ne  pas  renoncer  au  réel,  et  puisqu'il  est  devenu  le  genre  hégémonique,
le  roman  se  pose  la  question  de  savoir  comment  il  pourrait  accueillir l'expérience  poétique  à  l'intérieur  de  lui-même,  afin  de  lui  permettre  de survivre.  Échappant  à  sa  définition  ordinaire  qui  le voue  à  l'illusion  de la représentation  réaliste,  le  roman  s'ouvre  à  tous  les  genres  et  les  accueille en  lui  pour  se  constituer  en  une  théorie  (au  sens  de  suite)  d'images,  de fragments,  de  légendes,  de  pensées,  de  souvenirs  dont  l'hétérogénéité même l'apparente  à  l'album,  à  l'essai,  mais  lui  permet  de  rappeler  en  lui
cette passion du  réel  qui,  seule,  justifie  l'exercice  de la  littérature. 


Rochers moussus sur la rivière - Arboretum de la Sédelle


Et il se trouve que j'ai lu Sarinagara à la fin de l'année 2004. Le ressortant de la bibliothèque, et l'ouvrant comme on dit au hasard, je tombe sur le fragment 30, page 82, qui commence par ces mots : "Que dit la poésie ? Elle dit le perpétuel désastre du temps, l'anéantissement de la vie auquel seul survit le désir infini. A la grande loi du rien régnant sur le monde, la fausse sagesse des hommes invite à se soumettre. En échange de la résignation, elle promet la paix et l'oubli." Et finit par ceux-ci : "Mais au moment le plus noir de sa vie, contemplant son épouse en pleurs penchée sur le corps de son enfant, Issa, abattu et vieillissant, reçoit de cette jeune femme et de cette petite fille avec lesquelles il a vécu une vérité plus profonde qu'aucune autre. Issa raconte : "Sa mère s'accrochait au corps froid de l'enfant et gémissait. Je connaissais sa souffrance mais je savais aussi que les larmes étaient inutiles, que l'eau qui passe sous un pont jamais ne revient, que les fleurs fanées sont perdues pour toujours. Et pourtant, rien de ce que j'aurais pu faire n'aurait permis que se dénouent les liens de l'amour humain."
 Et à ce moment  - à ce moment, seulement - Issa compose le poème qui dit :

monde de rosée - c'est un monde de rosée - et pourtant pourtant "

Oui, c'est le même poème, dans une traduction légèrement différente, que celui cité par Véronique Brindeau. Ce même poème qui ouvre le roman, dont sarinagara est le titre et le dernier mot du poème, qu'on peut traduire par pourtant ou cependant. 
Faut-il ajouter que Philippe Forest a perdu sa petite fille en 1996, et que toute son œuvre est marquée par cette terrible expérience du deuil de l'enfant.
L'expérience de Bernard Chambaz dans mon billet précédent.
Sa petite fille qui s'appelait Pauline. Je n'ai pas eu la force encore de lire Toute la nuit, ce récit de 1999 où il relate le drame de sa disparition.

jeudi 7 août 2014

Dernières nouvelles du martin-pêcheur

D'un blog l'autre. Été 1915 a vécu, s'est consumé avec un feu digne des feux solsticiaux de la saint Jean. Chacun est retourné à sa vie propre, après un mois de vie communautaire, non sans quelque mélancolie.
C'était aussi pour moi les adieux à la mise en scène : après dix-huit années et onze spectacles, j'ai pris la décision de prendre du champ et de confier à d'autres le soin de perpétuer la tradition théâtrale dans les ruines de Cluis-Dessous. Ce n'est pas lassitude, mais intuition d'un nécessaire passage de témoin. Je dis intuition car ce ne fut pas une décision rationnellement construite, mais une conviction qui s'imposa à moi en même temps que je décidai de remonter la pièce de 2006.
Et, comme souvent en ces cas-là, il y eut des intersignes qui me confortèrent dans ce choix. Le moindre n'est pas cette découverte à la brocante de Cluis du récit de Pierre Bergounioux, La maison rose. J'en ai déjà dit quelques mots dans un billet du blog dédié, mais je me permets d'y revenir avec des éléments nouveaux.

J'ai déjà signalé l'étonnante coïncidence affleurant avec ce passage où l'auteur évoque le passé d'artilleur de son grand-père pendant la Grande Guerre.


Or, vingt-deux ans c'est l'âge exact de Paul Poignas, le personnage principal de la pièce, né le 11 février 1893 et mort le x juillet/août 1915 (en fonction de la date du jour). Et c'est aussi l'âge d'Alex, l'acteur qui l'incarnait.

Il se trouve aussi que ce livre portait les marques d'une lecture attentive, coups de crayon, soulignés. Le numéro de téléphone de Bergounioux y était même mentionné (numéro à huit chiffres, le livre date de 1987), sans que j'ose bien sûr m'en servir (est-il d'ailleurs encore valable ?). Et, à la dernière page, un nom était inscrit, toujours au crayon de papier : Michel Derville.


Je ne savais pas qui c'était, alors j'ai cherché à tout hasard sur le net. Or, il s'agit d'un acteur, dont on peut consulter le site. Parmi ses nombreuses interprétations, je remarque celle de Jacques le fataliste, son maître et les autres. Donné en 1990-1991 dans une mise en scène de Jean-Marie Serreau. Michel Derville y jouait le maître. Or c'est avec une autre adaptation du roman de Diderot que j'avais fait mes armes (rôle de Jacques) dans la forteresse cluisienne.
Tout se passait comme si ce livre résumait mon parcours à Cluis, entre Jacques et Été 1915.

Pendant le mois de théâtre, je perds le goût de lire : seule la pièce compte. Mais sitôt finie, l'appétit revient et je me précipite en librairie pour acheter au moins un bouquin (malgré le nombre considérable de livres qui attendent déjà leur tour). J'ai jeté mon dévolu sur Dernières nouvelles du martin-pêcheur, de Bernard Chambaz, dont l'article que lui avait consacré Raphaëlle Leyris dans Le Monde, en janvier 2014 avait suscité ma curiosité :

Anne, sa femme, part devant, dans la Cadillac de location aux sièges de cuir rouge. Tandis qu’elle conduit, Bernard Chambaz pédale sur son vélo Cyfac. Ils traversent ainsi les Etats-Unis de la Côte est à la Côte ouest, du cap Cod à Los Angeles, par étapes d’environ 160 kilomètres par jour. Ils avalent les miles d’asphalte, puis se retrouvent, en fin de journée, dans des motels made in USA.
Ce voyage en diagonale, ils l’ont déjà effectué, deux décennies plus tôt, avec leurs trois fils. Le cadet, Martin, en avait gardé un « souvenir éclatant » : c’est ce qu’il avait dit à son père lors de leur dernière conversation avant sa mort, à 16 ans, dans un accident de voiture. Ses parents reprennent la même route le 11 juillet, pour le dix-neuvième anniversaire de son décès, parce que, sur cette terre d’Amérique, romans et films nous l’ont assez dit, on se sent « à la fois partout et nulle part ». Partout et nulle part, mais aussi hier et aujourd’hui, dans un temps où Martin est toujours là, à tout juste un coup de pédale de distance. Dans un temps dilaté qui rend possible la cohabitation du deuil et de la joie : « Que nous demeurions inconsolables n’enlève rien à notre effort de tenir tête à la tristesse et à ma volonté d’écrire un livre joyeux. » Le texte qu’il tire de ce voyage, Dernières nouvelles du martin-pêcheur, est plus qu’un « livre joyeux » : lumineux, émouvant, il trace son chemin en équilibre entre la douleur et la beauté, le chagrin et la félicité.
Elle écrivait plus loin que l'auteur traquait les coïncidences, se mettant aux aguets de signes que son fils pourrait lui envoyer, "tel ce martin-pêcheur, animal totem de l'adolescent, "cet être léger que la nature semble avoir produit dans sa gaieté", qui se manifeste à l'heure exacte de la mort du garçon, au moment du départ, le 11 juillet."

Le périple de Bernard Chambaz et de sa femme s'achève donc dans la Cité des Anges, Los Angeles, le 21 août 2011, sur une plage venteuse où se sont échoués une dizaine de phoques.

Or voici que le film, que j'ai téléchargé aujourd'hui sur Mubi avant qu'il ne disparaisse, se déroule aussi à Los Angeles. Il s'agit du Documenteur, d'Agnès Varda, réalisé en 1981. En voici le synopsis :
 Documenteur raconte l’histoire d’une Française à Los Angeles, Émilie, séparée de l’homme qu’elle aime, qui cherche un logement pour elle et son fils de 8 ans, Martin. Elle en trouve un, y installe des meubles récupérés dans les déchets jetés à la rue. Son désarroi est plus exprimé par les autres qu’elle observe que par elle-même, vivant silencieusement un exil démultiplié. Elle tape à la machine face à l’océan. Quelques flashes de sa passion passée la troublent et elle consacre à son fils toute son affection.


Le fils qui s'appelle Martin, joué par le propre fils d'Agnès Varda, Mathieu Demy, voilà qui est troublant. D'autant plus que le film montre, dès son entame, précisément la plage, et Martin qui demande à sa mère une canne à pêche. Celle-ci étonnée : "Je croyais que ça te dégoûtait, la pêche ?", et lui de répondre : "Je voudrais être un pêcheur qui ne prend pas de poissons." Martin pêcheur, donc. Sans poissons.

En novembre 2011, l'année donc du voyage de Bernard Chambaz, Mathieu Demy sort son premier film, Americano, qui est en quelque sorte la suite du Documenteur. Il y joue Martin, qui revient trente ans plus tard à Los Angeles, après la mort de sa mère.