mardi 18 novembre 2014

Le songe de Théodore

Allons aux faits.

Hier, dimanche 16 novembre, au soir, passant devant une des bibliothèques du salon, mon regard se pose sur la tranche de Rameaux, un essai de Michel Serres, lu voici quelques années déjà. Pourquoi ce livre ? A ce moment, je ne sais pas. Et puis c'est juste un regard, une ou deux secondes, sans même que je me pose la question de savoir pourquoi je reste un bref instant suspendu sur ce livre. C'est presque insignifiant, ce regard. Rien qui soit digne en apparence d'être noté.

Plus tard, je me replonge dans Le chat de Schrödinger, de Philippe Forest. J'ai acheté le livre en Folio le 8 novembre dernier. Drôle de bouquin, qui a laissé en son temps la critique presque muette. Pour avoir déjà lu plusieurs livres de Forest, je dois dire que celui-ci est le plus austère, le plus complexe, il confine même à l'aridité. Mais la beauté iridescente de la phrase nous soulève comme un simoun : le texte possède la somptuosité du désert.
Avec, au centre vibrant de l’œuvre, comme dans tous les ouvrages de l'auteur, la mort de l'enfant, la petite fille emportée à quatre ans par un cancer des os. Perte irréparable, chagrin inguérissable, deuil impossible.

Je ne veux pas résumer le livre. Tous les articles que j'ai pu lire sur lui confessent la même impuissance à le faire. Mon propos n'est d'ailleurs pas là.

Le passage que je découvre ce soir-là s'articule autour d'une histoire racontée par le philosophe Leibniz dans la troisième partie de ses Essais de Théodicée. Le jeune Sextus Tarquin, qui deviendra le dernier des rois légendaires de la cité romaine, interroge l'oracle d'Apollon sur son avenir. Devant la noirceur du tableau, Sextus s'insurge et se rend à Dodone, près de Jupiter, afin qu'il rectifie le destin prédit. Jupiter restant inflexible, Sextus, dépité, s'abandonne à son destin qui s'accomplit donc selon ce qu'il a été prévu.

Un prêtre, Théodore, qui assiste à la scène, s'émeut du sort de Sextus, de sorte que le dieu suprême le dirige vers sa fille Pallas, à Athènes. En songe, Théodore, touché par un rameau d'or*, est convié à pénétrer dans le "palais des destinées".

Lucrèce et Sextus Tarquin (Simon Vouet) - Wikipedia
"Celui-ci contient toutes les représentations, dit la déesse, "non seulement  de tout ce qui arrive, mais encore de tout ce qui est possible", de sorte que Jupiter puisse passer en revue toutes les formes que l'univers aurait pu prendre et parmi lesquelles il a choisi celle qui lui a plu. Chaque pièce du palais contient ainsi l'une des versions de chacun des événements qui ont fait, qui feront ou qui auraient pu faire l'histoire de tous les hommes comme celle de chacune d'entre eux. (...) Pour convaincre l'homme à la foi vacillante, Pallas propose à Théodore de visiter les pièces qui concernent le malheureux Sextus. Dans l'une de ces chambres se trouve l'histoire vraie de celui-ci où Théodore reconnaît la scène à laquelle il a assisté, Sextus recevant d'Apollon puis de Jupiter l'oracle qui le condamne. Mais il existe toute une série d'autres chambres, d'autres mondes aussi que la déesse lui montre où Sextus connaît d'autres destins, plus vertueux, plus heureux et où il devient un saint plutôt qu'un salaud. Si Jupiter, dans sa grande sagesse et avec la plus totale équité a élu pour le jeune homme un destin honteux et misérable, c'est parce que de celui-ci devaient sortir les grandes choses nécessaires au bien de l'humanité. Il fallait le crime de Sextus - en l'occurrence le viol de Lucrèce - pour que devienne possible la gloire de Rome, "felix culpa", faute heureuse, aussi nécessaire que le péché d'Adam ou la trahison de Judas au salut du monde." (pp. 248-249)
 Je poursuis encore quelques pages, mais il est tard, je ne finirais pas encore cette nuit. Je suis parvenu à la page 272, où l'on peut lire cette phrase :

"Mais tant qu'on reste dans le dedans de la boîte, c'est autre chose : un grand récit sans partage pour lequel toutes les péripéties possibles, au lieu de s'exclure les unes les autres, s'additionnent, manifestant sous le regard le réseau ramifié de ce à quoi elles auraient pu conduire et que plus personne ne pourrait vraiment raconter puisqu'il n'existe pas de position depuis laquelle les considérer toutes à la fois."
 Un mot me retient : ramifié. Soudain, je me remémore le regard dont je parlai au-dessus. Le livre de Serres. Rameaux. Il est une heure du matin, mais c'est plus fort que moi, une intense curiosité me pousse à aller chercher le volume. J'ai déjà vécu de semblables appels, il me faut en avoir le cœur net.

Quelque chose demande à être dévoilé. Du moins, perçu.
Ou peut-être que je m'illusionne, si c'est le cas, ce n'est pas grave, je n'aurais perdu que mon temps et un peu de sommeil.

Rameaux est paru en 2004, je l'ai acheté à Limoges cette année-là. Dix ans plus tard, je suis bien incapable d'en citer ne serait-ce qu'une seule ligne, mais à le relire, en diagonale, en suivant mes soulignements au crayon, la mémoire revient de l'essentiel du propos.

Et puis, tout à coup, page 171, la fulgurante coïncidence :

" Voici une image ancienne de ces nouveautés. A la fin des Essais de théodicée (414 sqq.), la déesse Pallas entraîne Théodore, le grand sacrificateur, au dernier étage de la pyramide des mondes : à sa pointe extrême, elle lui découvre un appartement si beau qu'il s'en évanouit ; voilà, lui dit la déesse, après l'avoir réveillé, le monde actuel, le nôtre, l'unique, le meilleur. En dessous, dans la nappe inférieure du volume, voyez se multiplier, en bifurcations infinies, d'autres appartements, les mondes possibles que Dieu, au moment de créer, n'a pas choisis.
En cette description sublime, Leibniz mous persuade que Dieu les élimina parce qu'ils comportaient plus de mal que celui-ci."
On objectera peut-être que le souvenir de cette histoire s'était peut-être gravé dans mon esprit, de façon inconsciente, il y a dix ans (car le fait est qu'à la lecture de Forest, aucune remémoration n'avait eu lieu). Cependant, au moment où mon regard s'était posé sur Rameaux, je n'avais pas encore lu le passage en question dans le roman. Je ne pouvais pas à ce moment-là savoir qu'il allait être question de Leibniz, de Théodore et de Pallas.

Tout se passe comme si j'avais eu l'intuition de l'avenir. Quelque chose m'était désigné qui allait prendre sens plus tard. Comme une forme de voyance (qui ne verrait pas grand chose en réalité mais ouvrirait une fenêtre sur un possible). Un geste oraculaire qui se reflète dans l'histoire elle-même, qui est une histoire d'oracle.

L'étrange c'est aussi la surgie de cet adjectif "ramifié", qui vint donc réactiver le souvenir du regard, faire le lien avec le livre de Serres et déclencher mon désir de savoir. Sans cette présence du mot, il est vraisemblable que le regard eut été oublié, et la connexion non réalisée.

Celle-ci m'a si fortement frappé que j'avais aussitôt résolu d'en rendre compte ici. Ceci dit, le sens plus global de tout cela m'échappe. Nous n'avons pas fini de méditer sur les figures du hasard objectif.

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* Petite erreur de Philippe Forest, il s'agit d'un rameau d'olivier et non d'un rameau d'or.

dimanche 2 novembre 2014

De Bosc au Paradis

Ici à nouveau pour noter deux ou trois choses.
Un, Adrien Bosc, dont j'ai chroniqué le 1er septembre le fascinant roman Constellation a reçu le Grand Prix du roman de l'Académie française. Pour un premier roman, à vingt-huit ans, c'est une sorte de triomphe.
Très heureux, le jeune écrivain a déclaré : "Constellation est un livre très important pour moi. Il sonde le destin, les coïncidences qui font qu'on prend tel avion plutôt que tel autre".
Et aussi : "Ce roman questionne le hasard, la synchronicité des dates et des chiffres. C'est mon obsession."
C'est aussi la mienne, on l'aura compris.
C'est complètement stupide, mais ce prix c'est un peu comme si je l'avais reçu moi-même, j'en suis bêtement heureux moi aussi.
Adrien Bosc confie également qu'il est "d'autant plus ému de recevoir le prix de l'Académie française " que son livre préféré est "Le journal d'un curé de campagne" de Bernanos qui l'avait reçu en 1936. Le démon de l'analogie ne le quitte pas, c'est évident.
Pas plus qu'il ne me quitte moi-même.
Aujourd'hui, c'était le jour de la brocante des Marins, premier dimanche du mois. Sous le soleil encore, pour quelques heures. Mais ce matin, les bouquinistes n'étaient pas au rendez-vous. C'était jour de disette, ce qui n'était pas plus mal en un sens, compte tenu de la horde de volumes qui piaffe dans toutes les pièces de la maison.
Je dénichai tout de même, sur des stands non spécialisés, un roman de Raymonde Vincent, La couronne des innocents, et un Folio de Vassilis Alexakis, Après J.-C. De cet écrivain grec, qui écrit en français, j'avais beaucoup aimé en son temps La langue maternelle.
Or, cet ouvrage, paru en 2007, a reçu lui aussi cette année-là le Grand Prix du roman de l'Académie française.
Ceci dit, j'avais annoncé que je reviendrai sur les traces du roman, chapitre après chapitre, et, de fait, je ne suis pas allé bien loin, faute de temps disponible, mais j'espère bien tenir cette perspective un jour ou l'autre.

Poupée - Brocante des Marins

Deux, j'ai vu hier à l'Apollo, Paradis, le dernier film d'Alain Cavalier. Je n'ai rien lu sur ce film et j'en parlerai donc de mon pur point de vue de spectateur.
Je le dis d'emblée : ce fut pour moi un enchantement, une leçon de liberté et de tranquille audace. De quoi est-il question ? De si peu de chose, dirait-on. Tout d'abord d'un paon, d'un petit paon, qui meurt, qu'on dépose au pied d'un arbre, qui disparaît, sans doute enlevé par d'autres bêtes. On lui érige un tombeau, un mémorial, une pierre retenue sur l'arbre par trois clous entrecroisés qu'on aura essayé de dérouiller en les plongeant dans une canette de coca.
Au fil des saisons, on ne cessera de revenir sur cet humble monument, dissimulé sous la neige, ou ravivé de peinture dorée par le petit-fils (?) de Cavalier.
L'enfance est partout présente, avec les plans nombreux sur les enfants, leurs visages et leurs bricolages. L'humanité et les humanités, contes et comptines, aventure christique et Odyssée, qui se mêlent et s'entremêlent, figurés par des robots et des oies, babioles, peluches, jouets, pastèque taillée en radeau, fleurs, branchages, objets s'animant sous la caméra de Cavalier, magnifiés par une lumière qui en exalte le grain et la texture. La beauté simple éclate à chaque plan, soulignée par la voix feutrée du réalisateur, la douce complicité avec les enfants, les jeunes filles.
Une heure dix, une durée inhabituelle pour un film, une heure dix d'oubli justement des habitudes du cinéma, instaurant un temps comme suspendu où le bonheur affleure, alors même que les histoires qui sont contées, qui sont les nôtres, qui sont les grands récits constituants de notre culture, ne parlent que de souffrance, d'exil et de douleur. Une heure dix d'attention au minuscule, au fragile, à l'innocence, une heure dix dans ce qu'on peut nommer peut-être le Paradis.

Ernest Nivet - Main (détail)