mercredi 21 octobre 2015

Pouvoir explosif enfermé dans le noyau des poèmes

A peine entré dans la forêt, des pistes se dessinent, layons rectilignes, sentes serpentines, où se glisser, se fondre, se perdre peut-être, à la recherche d'une clairière, d'une source, d'un puissant géant de bois griffeur de ciel ou d'un simple inconnu tapi dans les bruissements de l'ombre. Ainsi de ce nouveau périple où d'emblée s'imposèrent des noms, des figures, des lieux, dont il s'agit maintenant de suivre les cailloux blancs des Poucets du hasard. Ainsi n'ai-je pas tardé, délaissant toute autre lecture, à me plonger dans L'hirondelle avant l'orage, le roman de Robert Littell, qui raconte l'arrestation, la prison et l'exil du poète Ossip Mandelstam, coupable d'avoir écrit une violente épigramme contre Staline.

" Le Corbeau s'est adressé à Ossip.
- Vous êtes armé ?
A ma surprise, Ossip a hoché  la tête.
- Il se trouve que oui.
Le Corbeau a semblé pris de court.
- De quoi êtes-vous armé ? Et où cachez-vous l'arme ?
- Je suis armé du pouvoir explosif enfermé dans le noyau des poèmes. Je cache les poèmes en question dans mon cerveau.
Le Corbeau n'a pas trouvé ça drôle." (p. 123)

Quand Mandelstam est arrêté, il prend quelques affaires avec lui, mais aussi un petit exemplaire des œuvres complètes de Pouchkine. Quand il ressortira de la cellule de la prison de la Loubianka, il donnera le volume à son compagnon de captivité, l'hercule de cirque Fikrit Shotman.

"Je ne sais pas lire, avoua Fikrit.
- Apprenez, répondis-je. Commencez par Pouchkine. Si un jour vous arrivez à déchiffrer ses mots, vous n'aurez pas besoin de lire autre chose pendant le restant de votre vie." (p. 156)

Il ne sort que pour partir en exil, avec sa femme Nadejda, à mille cinq cents kilomètres de Moscou.
Nadejda  Mandelstam (1899-1980). Elle avait appris par cœur la majeure partie de l’œuvre de son mari.

Pouchkine, il en est justement question dans le post d'André Markowitz publié aujourd'hui sur FB, à travers une traduction proposée par une jeune actrice d'un poème qu'il connaissait lui-même depuis quarante ans mais n'avait jamais pu traduire de façon satisfaisante. Soudain, quelque chose s'ouvre :

"(...) d'un seul coup, là, mardi matin, quelque chose s'est mis à remuer, et j'ai trouvé le dernier vers : "le bruit gracile de ses pas". Le bruit gracile des pas. Quand je dis que je l'ai trouvé, je ne dis pas du tout que c'est comme ça qu'il faut traduire, c'est juste que, soudain, bizarrement, il y a eu dans cette alliance de mots et de sons quelque chose comme une ouverture. Et j'ai senti que le début, alors, peut-être, serait possible aussi. Ça devait commencer par "Pourquoi... ". Bref, j'ai passé la journée d'hier à marmonner, à griffonner et voilà le résultat.
Donc, c'est écrit en 1820, au moment où l'exil de Pouchkine commence. En fait, c'est déjà écrit en exil. Il a vingt-et-un ans.
*
"Pourquoi l'ennui vient-il d'avance
Ronger le cœur, mouiller les yeux,
T'offrant, soumis, à la souffrance
Inévitable de l'adieu ?
Déjà si proche est l'heure noire !
Dans l'exil d'un pays perdu
Tu ne vivras que de mémoire
Des jours qui ne reviendront plus.
Au prix du sang et des tortures,
Alors n'achèterais-tu pas
Rien qu'un écho de sa voix pure,
Du bruit gracile de ses pas ?"

Voilà. Je ne sais pas si ça va. Je le publie comme ça.
Ça ne dit rien d'autre que ça. C'est tout
."

***
Ossip Mandelstam était né à Varsovie le 15 janvier 1891. Quand j'ai appris ça, je n'ai pas pu ne pas penser à mon arrière-grand-père Emile Briandet, né la même année, le 1er mars, à Maillet, dans l'Indre. C'est peut-être idiot mais cela me le rend encore plus proche, d'autant plus que le nom complet du poète est Ossip Emilievitch, c'est-à-dire fils d'Emile.
Emile Briandet, qu'une pleurésie juste avant la guerre, dispensa de celle-ci. Comme quoi un petit malheur peut préserver d'un plus grand. S'il était allé à la guerre comme la plupart de ses contemporains, je n'écrirai peut-être pas ici.
Il se maria l'année de Verdun, en 1916, avec Marie Ageorges, la bonne mémé Marie, si douce, alors que lui était plutôt revêche. Je l'ai un peu évoqué ici.

***
Autre piste : l'Annonciation. Que le billet d'hier de Daniel Bougnoux, Solitude de Marie, me permet de remonter :

"Plusieurs de mes amis se sont trouvés récemment à Venise. Qui est pour moi la ville du Titien. Y ont-ils scruté sa peinture ? Je voudrais retourner dans la Sérénissime rien que pour y recevoir le choc de ces trois tableaux.
*
Dans la foisonnante iconographie religieuse du Titien, la figure de Marie brille d’un éclat singulier : n’est-elle pas l’emblème même de Venise, qui fut fondée selon la légende le jour de l’Annonciation ?"

Suit une belle analyse de trois tableaux du Titien. Sur le dernier, la Pietà de l'Accademia, je donne juste ce petit extrait, mais on lira le billet entier avec profit :

"Comment le visiteur arrêté devant cette grande toile, où se concentre ce qu’on peut voir de plus noir dans toute l’Accademia, ne l’entendrait-il pas littéralement hurler ? Le cri poussé par Marie-Madeleine, soutenu par le rugissement des deux têtes de lions sculptées au pied des statues, roule et se répercute à travers les salons feutrés, il recouvre les carillons des cloches, la psalmodie des processions de Sainte-Ursule et les fêtes un peu grises peintes par Carpaccio. La sainte pénitente épouvante par son cri les Vierges à l’enfant et les anges musiciens de Bellini, elle rallume le tonnerre sur les mystères champêtres de Giorgione, elle réveille et fait sursauter dans leurs cadres les doges, les condottiere et les prélats accrochés çà et là sur les murs vermoulus du musée. 1576 ! La peste infeste la ville et va frapper Titien (âgé d’environ quatre-vingt six ans), ainsi qu’Orazio son fils préféré. On l’inhumera le 28 août aux Frari ; au cours des mois suivants, sa maison de Biri Grande demeurée vacante, riche d’objets précieux et de tableaux, sera pillée et saccagée."

 Pietà, le dernier tableau du Titien (Wikipedia)



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