vendredi 13 novembre 2015

Je tue donc je suis

"L'homme est incapable de désirer par lui seul : il faut que l'objet de son désir lui soit désigné par un tiers. Ce tiers peut être extérieur à l'action romanesque : comme les manuels de chevalerie pour Don Quichotte ou les romans d'amour pour Emma Bovary. Il est le plus souvent intérieur à l'action romanesque : l'être qui suggère leurs désirs aux héros de Stendhal, de Proust ou de Dostoïevski est lui-même un personnage du livre. Entre le héros et son médiateur se tissent alors des rapports subtils d'admiration, de concurrence et de haine : René Girard fait un parallèle lumineux entre la vanité chez Stendhal, le snobisme chez Proust et l'idolâtrie haineuse chez Dostoïevski."

Ces lignes introduisent Mensonge romantique et Vérité romanesque, de René Girard, dans l'édition Pluriel du Livre de Poche, œuvre de 1961 que je découvre en 1977 ou 1978, je ne sais plus (pas de date sur le livre, je n'avais pas encore pris l'habitude de l'inscrire à l'intérieur). Écriture limpide, qui déroule une thèse d'une puissance inouïe, sans doute trop forte pour être véritablement entendue, prise au sérieux, considérée : la littérature, la grande littérature, celle qui va de Cervantès à Dostoïevski, en passant par Stendhal, Proust et Flaubert, nous éclaire plus sur le désir de l'homme et le devenir des sociétés que tous les traités psychologiques, sociologiques ou philosophiques existants. Et que toutes les conclusions romanesques soient en définitive des conversions n'arrange pas vraiment l'affaire, ce retour en force du christianisme n'est pas propre à réjouir tout le monde.

René Girard enfonce pourtant le clou en 1978 avec l'énorme opus Des choses cachées depuis la fondation du monde. Il y développe l'idée centrale présentée dans La Violence et le sacré (celui-ci je le lirai en 1979), à savoir que toute société humaine est fondée sur la violence, une violence canalisée par le phénomène victimaire, le principe du bouc émissaire, instituant l'ordre du sacré. Il veut montrer que le texte évangélique n'est autre que le dévoilement de cette vérité cachée depuis l'origine : l'innocence de la victime sacrificielle*. Le livre est un événement, mais convainc-il vraiment ? Non, quelque chose résiste encore et toujours à la pleine acceptation de la pensée girardienne. Et les nombreux livres qui viendront par la suite ne changeront rien à la donne. René Girard vient donc de mourir et il reste ce prophète qui laisse la masse incrédule malgré la puissance de ses exhortations, une Cassandre qui a même déclaré que l'Apocalypse avait commencé, en précisant bien (entretien du 8 janvier 2008) que celle-ci n'est pas le fait du divin, mais bien le fait de l'homme :

"Souvent les chrétiens s’arrêtent à une interprétation eschatologique des textes de l’Apocalypse. Il s’agirait d’un événement supranaturel… Rien n’est plus faux ! Au chapitre 16 de Matthieu, les juifs demandent à Jésus un signe. « Mais, vous savez les lire, les signes, leur répond-t-il. Vous regardez la couleur du ciel le soir et vous savez deviner le temps qu’il fera demain. » Autrement dit, l’Apocalypse, c’est naturel. L’Apocalypse n’est pas du tout divine. Ce sont les hommes qui font l’Apocalypse. Il existe aujourd’hui un moment de chambardement qui m’intéresse au plus haut point."

Maintenant, regardez bien la couverture du livre ci-dessus : vous y reconnaissez Magritte bien sûr, avec sa pomme verte en lévitation au-dessus du personnage vu de dos. Ce n'est pas le Fils de l'homme dont nous parlions voici peu (et à la vérité je ne suis pas parvenu à retrouver la référence de ce tableau), mais nous en sommes bien proche. Nous en sommes même si proche que la réédition en livre de poche reprend carrément le tableau de 1964.

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Parfois je jette un œil sur les statistiques des sites, sur les pages visitées, et j'ai la surprise de temps en temps de voir d'anciens articles consultés, échappant ainsi à cette loi qui semble d'airain sur les blogs, ce que François Bon nomme la fosse à bitume, cet empilement fatal des notes qui les fait disparaître la plupart du temps corps et bien. Et bien là  récemment j'ai observé qu'un article sur le site tasonnier voisin avait été lu, Octobre enroule ses brouillards, où j'évoquais ma dernière visite à ma grand-mère Simone.

Simone (photo sur le buffet)

 Je réalise qu'elle aurait eu 100 ans cette année, au 10 octobre. Je me permets de reproduire ici ce petit texte écrit il y a cinq ans :

Tu as sonné alors qu'elle  était seule. Quand l'oncle ou la tante qui la gardent se sont absentés, elle n'est là pour personne. Aller ouvrir de toute façon elle n'en a plus la force, vissée qu'elle est à son vieux fauteuil. Tu sonnes une seconde fois. Tu entends sa voix depuis la cuisine, tu entres car la porte n'est pas fermée à clé. Elle dira qu'elle n'en revient pas de t'avoir dit d'entrer : "c'est comme si le Bon Dieu m'avait soufflé que c'était toi." 

95 ans depuis le 10 octobre. Doyenne de la commune. Le temps est bien passé où tu lui ramenais de La Châtre des livres en gros caractères. Elle en dévorait plusieurs par quinzaine. Sa vue est devenue trop faible. Tu lui as bien suggéré les livres audio, mais ça ne l'a jamais intéressée. 

Son unique spectacle c'est un simple réveil  posé sur la table. Elle regarde ce temps qui n'en finit pas de passer, si lentement pour elle qui souffre tellement d'être impotente. 

Parfois le chat à l’œil crevé monte sur la table et vient mendier une caresse. Elle sourit, elle a toujours aimé les chats.
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André Glucksmann aussi s'est éteint. S'il ne fut pas aussi important pour moi que René Girard, il reste que son livre Les maîtres penseurs (1977) m'avait donné à l'époque, en même temps que bien du fil à retordre, des références philosophiques appréciables. Et puis je n'ai jamais oublié la couverture,  une photo du Crépuscule des Dieux de Wagner mis en scène en 1976 par Patrice Chéreau dans les décors de Richard Peduzzi à Bayreuth. Cet homme de dos, dressé face à une foule, comme une rime visuelle, je m'en avise aussi, à l'homme de Magritte face à la montagne.


 Alors que je rédige ces lignes, j'apprends l'horreur des fusillades qui viennent de se produire à Paris.

Une recherche sur Glucksmann m'avait conduit juste avant sur un article du Figaro, reproduisant une tribune qu'il avait donnée au journal en 2010, tribune qui portait justement sur le terrorisme et qui finissait par ces mots :

"Je tue, donc je suis. Le cogito nihiliste s'est en deux siècles mondialisé, mobilisant les rebelles sans foi ni loi et légitimant les politiques de nuisance perpétrées par des États internationalement reconnus et trop souvent respectés. On doit à Wagner, inspiré par son ami Bakounine, la scène finale du fantasme terroriste - Le Crépuscule des dieux ou la mise en flammes de la planète. Le terrorisme nucléaire, dont s'inquiète Obama, couronnerait les modernes désirs d'en finir."

Rien à ajouter. 
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* On trouvera un bon résumé de ces thèses dans ce texte en ligne de Gérard Donnadieu.

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