dimanche 22 novembre 2015

Nouveaux vautours et sourates d'un autre type

Revenant avec les enfants de Saint-Germain de Confolens , j'apprends par France-Info que Bruxelles, en état d'alerte maximale, a vécu une étrange journée. Détail symbolique : la place du Jeu de Balle, dans le quartier des Marolles, n'a pas accueilli le traditionnel marché aux puces, que même la seconde Guerre mondiale n'avait - paraît-il - pas interrompu. J'y avais acheté des livres de poésie, il y a maintenant trois semaines. La ville retient son souffle, quadrillée par l'armée, en attente d'un attentat qu'on dit "imminent". Mais l'attentat qu'on attend survient-il ? L'attentat c'est malheureusement - ce fut le cas pour Charlie et pour le 13 novembre - ce qu'on n'attendait pas. Bien sûr, on connaissait le risque, on savait que c'était possible, mais c'était hors d'une attente précise, localisée, repérée. C'est curieux de voir cette grande ville paralysée, vidée de toute activité, métro et centres commerciaux fermés, où le plus probable est qu'il ne se passera rien - mais qui pourra dire que cette alerte était vaine ? elle aura peut-être, oui, empêché un nouveau bain de sang. Dans l'immédiat. Car la menace continuera de planer. Nous allons vivre sous la menace de nouveaux vautours, qui viendront quand nous ne les attendrons plus.

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Mubi, la plateforme et l'application que j'ai parfois évoquée ici et que je vous conseille fortement si vous aimez le cinéma, propose souvent des films méconnus, insolites, des météores qui n'ont laissé de traces que dans la mémoire de quelques spectateurs au moment de leur sortie dans les salles. J'ai ainsi découvert la semaine dernière Détruisez-vous, de Serge Bard, tourné en avril 1968, juste avant les événements de Mai. Le titre est inspiré d'un graffiti de l'époque : "Aidez-nous, détruisez-vous." La révolution est au cœur de ce film dénué de générique, qui se veut aussi peu conventionnel que possible d'un point de vue formel. Révolution prônée par le poète Alain Jouffroy dans un amphi quasi désert et qui, prévient-il, sera "sanglante".

Caroline de Bendern (dans Détruisez-vous)

Premier film d'un collectif nommé Zanzibar, (dont faisait partie Philippe Garrel), il est centré sur la figure de Caroline de Bendern, souvent filmée en long plan frontal, qui deviendra par ailleurs bien malgré elle l'icône de mai 68 à travers la photo de Jean-Pierre Rey, grand reporter de l'agence Gamma, qui la surprend sur les épaules de Jean-Jacques Lebel, brandissant un drapeau du Vietnam. Photo qui, évoquant irrésistiblement "La Liberté menant le peuple" de Delacroix, fera le tour du monde.

Le grand-père de la jeune femme, le comte milliardaire Maurice Arnold de Bendern, découvrant, sur son plateau de petit-déjeuner, la couverture de Paris-Match avec sa descendante en Marianne de la révolution, piquera un coup de sang et décidera de la déshériter. Elle perdra dans l'affaire plusieurs millions d'euros car elle ne se réconciliera jamais avec son aïeul, qui meurt quelques mois plus tard, en octobre.

Les aventures de Caroline n'étaient pas terminées. Elle raconte elle-même dans  Égéries Sixties de Fabrice Gaignault (Éditions J'ai lu, mai 2008) comment, partie en Afrique avec Serge Bard et une équipe de tournage, en direction justement de Zanzibar, tout le monde se retrouve planté dans le désert, en attendant le cinéaste qui avait décrété qu'il avait besoin de plus de matériel (alors qu'il n'avait encore rien filmé) :
[...]  On est restés à végéter là pendant quelques mois, puis on est partis un beau jour pour le nord du Niger. Serge a débarqué en nous annonçant sa conversion à l'Islam, une religion qui proscrit les images. Il était désormais hors de question pour lui de faire le film. Les techniciens se sont cassés. Notre mécène, Sylvina, a trouvé que la plaisanterie avait assez duré. Elle nous a coupé les vivres. On s'est retrouvés sans un sou et on a dû rentrer en Europe rapidement, via le Mali. La situation était devenu comique : Bard avait affirmé qu'en tant que femme, donc impure, je ne devais plus partager les repas avec des hommes."
Dans le même livre, Frédéric Pardo raconte que Serge Bard est devenu un "fou d'Allah". 
"Il nous affirmait qu'il avait eu une illumination au Mali. Après avoir changé son prénom pour celui d'Abdullah, il s'est installé à La Mecque, où il réside et travaille toujours. Serge est convaincu que le bon vieux temps de notre jeunesse furieuse est une époque diabolique qu'il faut expier. Pour lui, pas de doute, nous sommes tous dans l'erreur. Un jour, Garrel lui a avoué qu'il ne croyait pas en Dieu, et, à ces paroles sacrilèges, Abdullah (Siradj) m'a semblé proche de l'infarctus."
Notons tout de même qu'il n'est pas devenu terroriste et qu'il n'a pas, à ma connaissance, prôné le djihad.

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Il n'empêche qu'à cet ancien révolutionnaire converti aux sourates coraniques, je préfère de très loin le poète de l'errance qui a écrit ses propres sourates, je veux parler ici de Jacques Lacarrière, dont l'une de ces impulsions irréfléchies qui me saisissent parfois, m'a conduit récemment à sortir de la bibliothèque le merveilleux Sourates, publié en 1982 chez Fayard dans la collection L'espace intérieur dirigée par Roger Munier. 
"Au sens premier du mot, sourate - de l'arabe sura - ne signifie rien d'autre que verset ou chapitre. Mais l'usage qu'en firent, avec le Coran, les disciples de Mohammad leur donna aussi à la longue le sens - ou la connotation - de révélations, voix perçues, voix reçues de l'homme-dieu qui est en nous. Ici, plus modestement, j'emploie ce mot pour dire que ces textes sont nés de l'écoute attentive - et souvent même émerveillée - de toutes les voix du monde environnant : en moi d'abord, le bruissement du sang, les cris de la mémoire, puis hors de moi les crissements de l'herbe, les rumeurs de la rue, les nouvelles de la radio, les messages des antipodes et le silence fourmillant des étoiles. Je ne connais pas d'autre voie pour vivre en moi la spiritualité que de l'affronter chaque jour aux aléas du monde."

 Voici donc les seules sourates que j'ai envie de relire en ces jours, la sourate de la maison, la sourate du grenier... Et je veux rendre hommage au lecteur inconnu qui a acheté ce livre en 1982, a laissé dans une petite enveloppe les articles critiques qui en parlaient au moment, en a collé d'autres à l'intérieur et enfin a même photocopié le chapitre de Chemin faisant qui évoque le village de Sacy, d'où Jacques Lacarrière a imaginé ses sourates. Je ne sais plus dans quelle brocante j'ai débusqué ce vert volume empli de toutes ces coupures, mais je veux te remercier, toi le  lecteur inconnu qui sans doute a franchi depuis beau temps les portes de l'ombre (je n'imagine pas que de toi-même tu aurais dispersé ce trésor de littérature), tu n'as pas découpé, collé et rassemblé en vain. L'écho de tes gestes fervents vient vibrer ici sur la toile électronique, prolongeant au lointain le bruissement de ta propre lecture.


2 commentaires:

sylvie Durbec a dit…

Comme souvent, beau hasard.
Comme souvent, belle coïncidence de nos lectures, de nos recherches.
Merci.
Et pour Torticolis, aussi.
Dans Roud plus que jamais.
En Suisse, plus que jamais.
Au loin.

Patrick Bléron a dit…

C'est dans Errances, précisèment de Jacques Lacarrière, que j'avais découvert Gustave Roud.
Mais je pensais à toi aussi, en écrivant ce nom aimé.
Roud, Lacarrière, des hommes au plus loin
Des fanatiques d'aujourd'hui.
Qu'ils guident nos pas encore longtemps.