dimanche 31 juillet 2016

il regrettera alors de ne plus avoir quelques marines à fourguer

Dans le précédent billet, je hasardai l'hypothèse d'un tirage comportant la Maison-Dieu, seizième lame du Tarot. Tirage opéré à Riva, sur les bords du lac de Garde, en septembre 1913, au cours d'un séjour en sanatorium de Franz Kafka (Dr K. de Sebald).

Cette carte est aussi appelée la Tour, La Torre sur certains tarots italiens.



Or, continuant mes recherches sur internet, à propos du séjour du Dr K. et de son aventure avec la jeune Génoise Gerti Wasner, je découvre sur le site du peintre Christiane Moreau  (qui n'oublie pas d'évoquer le passage de Kafka), que la petite ville de Riva est "surveillée" par la torre Apollonale, datée du XIIIè siècle.

Riva - Photo Christiane Moreau
Cette tour, disjointe de tout autre bâtiment militaire ou religieux,  plantée sur la place comme un obélisque, m'apparut soudain comme une transposition réelle de la Maison-Dieu.
Je la retrouvai un peu plus tard sur une carte postale que Kafka envoya à sa sœur Ottla en septembre 1913.

Source : Bodleian Library

Et je me souvins aussi, mais ça n'a plus rien à voir avec la Torre, que dans ma série 1913 de Fictions brèves du dimanche, à la date du 15 septembre 1913 (fiction publiée donc le 15 septembre 2013, cent ans plus tard exactement), je basai mon histoire sur une prétendue coïncidence  entre une missive de Kafka adressée à Felice Bauer et un pli incendiaire de Laurent Revêches au marchand d'art Félix Baudet :


"Par une singulière coïncidence, le jour même où Franz Kafka  écrivait une énième lettre à Felice Bauer, de l'hôtel Gabrielli Sandwirth de Venise où il avait pris pension, le peintre Laurent Revêches expédiait un pli incendiaire au marchand d'art Félix Baudet, sis au 28 rue Gabrielle, à Paris. La comparaison s'arrête là néanmoins, car si la missive de l'illustre écrivain a été conservée, il n'en fut pas de même pour celle du peintre : Baudet, exaspéré, s'en servit pour allumer la pipe en écume de mer qu'il venait juste de s'offrir.
Comment, s'exclamait Revêches, comment, Monsieur, pouvez-vous me faire parvenir un montant inférieur de deux tiers à celui prévu pour la vente de mes deux Diane au bain de l'hiver dernier ? Je vous avertis que, sans rectificatif express de votre part, je serai dans l'obligation de confier la vente de mes marines charentaises à un marchand plus scrupuleux.
C'est ça, confie, confie, mon gars, ironisait tout haut Baudet. De toute façon, tes marines, il n'y a plus guère que les petits ronds-de-cuir des ministères pour aimer encore en défigurer leur salon. Et tes Diane au bain, pauvre pomme, tu n'as pas encore compris que c'est dépassé, ta mythologie sent le rance, le faisandé, et dis-moi, combien de fois tu l'as fait ce tableau, et à l'identique par-dessus le marché ? Non, les grands amateurs d'art veulent de l'impressionnisme, du cubisme, tout ce qui te fait horreur, et qui tu es bien incapable de comprendre.
Il ne lui répondra même pas. Et quand Revêches le provoquera en duel un mois plus tard, en lui laissant le choix des armes, il lui enverra par la poste un polochon. Une bagarre au polochon, oui, ce serait bien, lui écrira-t-il sur le petit billet parfumé qui accompagnera l'envoi.
Et puis on retrouvera le corps du peintre sur une berge de l'Ile Robinson à Asnières, noyé depuis plusieurs jours. La police interrogera le marchand d'art. Suicide, meurtre, accident ? Impossible à dire, selon les experts de la préfecture. Mort, sa cote va remonter, songera Baudet. Et il regrettera alors de ne plus avoir quelques marines à fourguer."

vendredi 29 juillet 2016

L'hôte le plus étrange que Riva ait connu

Avec Sebald, nous sommes parvenus, via ondines et chapeaux, à Pisanello et aux tarots.

Cheminement qu'il faut encore une fois effectuer à rebours, pour reprendre ce passage de Vertiges où le Dr K. assiste au départ de la jeune Génoise*, ondine, sirène, nymphe, ainsi  qu'il la désigne, génie des eaux en tout cas, qui lui évoque, au moment précis où elle franchit, "d'un pas incertain, écrit-il, l'étroite passerelle pour monter à bord du vapeur", une scène datant de quelques jours, où, autour d'une table avec une poignée de personnes, une jeune Russe, très riche et très élégante, "par ennui et par désespoir", précise-t-il encore, leur avait tiré les cartes à tous.

"Comme il en va la plupart du temps en ces circonstances, il n'en était rien ressorti de bien sérieux et l'épisode avait plutôt tourné au futile et au ridicule. Seulement, quand la dame russe en était arrivée à la jeune fille de Gênes, les cartes avaient présenté une combinaison sans équivoque, et elle lui avait annoncé que jamais elle ne contracterait ce qu'on a coutume d'appeler les liens du mariage. Le Dr K. avait alors ressenti une étrange inquiétude à l'idée que cette jeune femme vers qui le portait toute son inclination et que pour lui-même, depuis qu'il l'avait aperçue, il appelait, à cause de ses yeux vert d'eau, la sirène, que cette jeune femme et personne d'autre s'entendait prédire par les cartes une existence de célibataire, en dépit du fait que rien en elle ne laissait présager la vieille fille ; si ce n'est peut-être la coiffure, dut-il s'avouer en la voyant pour la dernière fois, en train d'esquisser de la main gauche, la droite reposant sur le garde-corps, un peu maladroitement, le signe voulant dire : tout est fini."
Cette dernière phrase est sebaldienne par excellence, mêlant en un même mouvement deux temps distincts, l'émotion d'alors, cette "étrange inquiétude" devant le tirage des cartes, et l'incertain aveu du moment de l'adieu - "si ce n'est peut-être la coiffure", qui prête au fond à sourire -, pour terminer en point d'orgue sur ce geste esquissé "voulant dire : tout est fini."

Je me suis demandé quelle pouvait être cette combinaison sans équivoque. Une combinaison implique plusieurs cartes, et celle qui s'impose à l'évidence pour un célibat, c'est précisément l'Ermite que j'ai évoqué récemment, mais quelle autre carte, sinon plusieurs, l'accompagne, qui renforcerait le symbolisme de l'ermite ? Il ne manque pas sur le net de sites divinatoires, de forums de tarologie, etc. qui se font fort de vous guider dans les arcanes de l'interprétation. Prenons-en un presque au hasard : avenir-facile.com (le titre est une promesse alléchante), et constatons immédiatement qu'en tout cas il ne saurait s'agir de notre fameuse paire Ermite-Bateleur qui était au cœur du tableau de Pisanello, car le sens en serait précisément celui de la fin d'un célibat :

La combinaison la plus vraisemblable, mais je peux assurément me tromper, serait l'association Ermite-Maison-Dieu :

Terrible lame de la Maison-Dieu, parfois simplement nommée la Tour, Babel frappée par la foudre céleste, emblème de la destruction, du cataclysme. En vérité, la carte qui serait la plus appropriée pour la fin de Vertiges, avec la vision sebaldienne du grand incendie de Londres, "non point feu clair, mais brasier mauvais, horrible et sanglant, chassé par le vent sur la ville."

Dr K. n'en a pas fini avec les cartes : retournant au sanatorium, écrit Sebald, il "repensa au tarot et remarqua que, pour lui aussi, le jeu avait livré une combinaison sans ambiguïté, dans la mesure où toutes les cartes qui montraient non des chiffres seulement mais aussi des têtes étaient rejetées sur le bord, le plus loin possible de lui. Une fois, il n'y avait même eu que deux figures, et une autre, aucune, une répartition de toute évidence si inaccoutumée que la dame russe l'avait regardé par en-dessous et avait déclaré qu'il était sans doute l'hôte le plus étrange que Riva ait connu depuis longtemps."

Impossible ici de faire la moindre hypothèse sur le tirage, reste son étrangeté affirmée. Les têtes, les figures, autrement dit les atouts, les lames majeures, semblent fuir le Dr K, décourageant de ce fait les interprétations, qui s'appuient essentiellement sur ces cartes qu'on appelait triomphes, on l'a vu, au Quattrocento (d'ailleurs la dame russe, contrairement à la jeune génoise, ne hasarde aucune prédiction, se contentant de constater l'insolite, regardant par en-dessous, comme si ce Dr K était éminemment suspect).

Que le Dr K. soit au plus loin du triomphe, voué à observer l'avancée des forces destructrices, on peut encore en voir l'illustration dans la suite immédiate de cet épisode des cartes. Le jour même du départ de l'ondine, le général des hussards émérite, Ludwig von Koch, "devenu entre temps pour le Dr K. une présence faisant partie du décor, agréable et familière, auprès de laquelle il avait espéré se consoler de la perte de la jeune Génoise", se donne la mort, avec son ancien pistolet de service.

Le 6 octobre, à Riva, l'enterrement fut lugubre. Le général n'ayant ni femme ni enfant, la seule personne de sa famille n'avait pu être prévenue à temps. Le Dr von Hartungen, l'une des infirmières et le Dr K. furent les seuls à l'accompagner à sa dernière demeure. Le prêtre, répugnant à enterrer un suicidé, expédia la cérémonie. Dans l'oraison funèbre, il se borna à implorer le Tout-Puissant, dans sa bonté infinie, d'accorder à cette âme taciturne et accablée - quest'uomo più taciturno e mesto, dit l'homme d’Église en levant au ciel un regard réprobateur - le repos éternel. Le Dr K. s'associa à cette prière parcimonieuse et une fois que la cérémonie eut encore été conclue sur quelques paroles bredouillées, il regagna le sanatorium en restant à quelque distance derrière le Dr von Hartungen. Le soleil d'octobre était ce jour-là si chaud qu'il dut retirer son chapeau et le tint à la main en le plaquant contre son flanc." (C'est moi qui souligne)
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* J'ai enfin pu trouver son patronyme sur le net, il s'agit de Gerti Wasner.


mardi 26 juillet 2016

Le Bateleur et l'Ermite

Fernande (Evrard-Bougarel) m'a devancé. Elle a reconnu immédiatement dans le chapeau de paille du tableau de Pisanello le chapeau en forme d'infini du Bateleur ou de la Force dans le Tarot de Marseille.


Ces chapeaux  forment ce qu'on appelle une lemniscate (du latin lemniscus, ruban), une courbe plane en forme de huit.

La lemniscate de Bernoulli (Wikipedia)
Elle est analogue au symbole représentant l’infini,  inventé par le mathématicien John Wallis en 1655 dans De sectionibus conicis1 (lit. des sections coniques), contemporain de Bernoulli.
Certains tarots plus récents représentent carrément le symbole sans plus s'embarrasser du chapeau :

Le Bateleur, parfois désigné comme ici Le Magicien, ou L'Escamoteur, est toujours représenté comme un jeune homme (c'est le "Petit "dans le jeu de tarot officiel non divinatoire). Première lame majeure, il est ambivalent : son honnêteté est bien sûr sujette à caution, on le soupçonne d'être capable de tours pendables, c'est un joueur de bonneteau, rapide, sans scrupules excessifs, bref c'est un charlatan.
Et pourtant il s'agit de la première lame, du premier atout, porteur du Principe. Son boniment est peut-être plus profond qu'on ne pense, sa rouerie cache des secrets essentiels. Il faut dépasser les apparences, et sous le filou deviner le philosophe.
Dans sa main gauche, un bâton, une baguette levée vers le ciel. Certains veulent y voir l'évolution de la matière, peut-être une baguette magique.

Un mot sur la Force, une des quatre vertus chrétiennes cardinales, représentée par une femme ouvrant la gueule d'un lion. Ne vous fait-il pas penser au dragon pisanellien, qui ronge son frein aux pieds du paladin ?
En somme ce saint Georges serait comme une sorte de condensation entre ces deux figures du Tarot.

Fresque de la casa Borromeo représentant des joueurs de cartes
Pas d'emballement. L'historien avisé hurlera, et il aura raison, à l'anachronisme. Le plus ancien tarot du type "Tarot de Marseille" est daté de 1650 (Jean Noblet, Paris). Cependant la première mention de cartes de tarot (car le Tarot est loin de s'identifier au seul type marseillais) remonte à 1442, à Ferrare, en Italie. Exactement à la même époque que la création du tableau de Pisanello.
On parle alors de carte da trionfi, car ces figures spéciales qui composent en somme une cinquième couleur, au-delà des enseignes habituelles (nos piques, cœurs, carreaux, trèfles n'existent pas encore et l'on parle de deniers, bâtons, épées, coupes), sont appelées triomphes. Une fresque de la Casa Borromeo à Milan, datée aussi du Quattrocento, représente ainsi pour la première fois des joueurs de trionfi.

Il ne faut pas s'y tromper : ces cartes, d'origine certainement orientale, sont d'abord un jeu de princes, des objets luxueux produits par d'excellents artistes. Ce n'est que vers 1500, avec la xylographie des maîtres cartiers, que le jeu va gagner les milieux populaires.

La Force - Tarot Visconti-Sforza (XVème siècle)- Bonifacio BemboBeinecke Rare Book & Manuscript Library, Yale University ([1]).

Revenons à Pisanello : s'il a subi l'influence de ces nouvelles cartes, les autres éléments du tableau en sont-ils indemnes ou bien participent-ils du même mouvement ? J'ai tendance à opter pour la seconde solution, car saint Antoine, pour commencer, n'est pas très éloigné d'une autre lame majeure, l'ermite.

Le numéro 9, l'Ermite, du jeu de Jean Dodal (début XVIIIe siècle)
Saint Antoine, dit le Grand, fut en effet ermite, dans le désert d'Egypte, où il vécut entre 251 et 356. On le considère même comme le fondateur de l'érémitisme chrétien. Comme attributs, outre le cochon, il porte la clochette et le bâton en forme de tau (le tau apparaît parfois sur l'habit, chez Bosch par exemple).
Or, regardez bien le bâton d'Antoine sur le tableau de Pisanello : il n'est pas en forme de tau, mais recourbé comme sur la carte de l'ermite (on notera en passant le huit formé par la dragonne de la clochette).


Le grand Saint Antoine, volet latéral du retable d'Issenheim (on distingue bien le bâton en forme de tau)
Bouclons pour aujourd'hui, par cet extrait de journal de 2004, où Fernande tient en quelque sorte la vedette. On verra que le symbole de la lemniscate lui est familier depuis bien longtemps...



lundi 25 juillet 2016

San Giorgio con capello di paglia

Outre le chapeau noir de Napoléon, il est un autre chapeau remarquable dans Vertiges de Sebald. Si le premier s'invite dans la narration comme une image furtive, l'autre coiffe est l'objet propre d'un étonnement de l'auteur. Cela se situe à quelques pages de la fin du livre : Sebald, de retour à Londres après son périple allemand sur les traces de son enfance, se rend à la National Gallery pour voir un tableau bien précis de Pisanello - il précise même que c'est même la première chose qu'il fit, comme s'il était habité par une sorte d'urgence.
Ce tableau n'est pas à sa place habituelle mais, en raison de travaux de transformation, dans une salle mal éclairée du sous-sol : il s'agit de la Vierge à l'enfant avec saint Antoine et saint Georges, peint vers 1435-1441.


Ce petit tableau, écrit Sebald, "est presque entièrement occupé dans sa moitié supérieure par un disque doré dardant son éclat sur le bleu du ciel et servant de fond à une image de la Vierge portant l'Enfant rédempteur. (...) A gauche se tient le patron des troupeaux, des bergers et des lépreux, saint Antoine. Il porte un habit grenat à capuchon recouvert d'une houppelande ocre-brun et tient à la main une clochette. A ses pieds, un sanglier docile, aplati sur le sol en signe de complète soumission. L'ermite pose un regard empreint de gravité sur la glorieuse apparition du chevalier venu à sa rencontre et dont émane une temporalité émouvante. Le dragon, animal ailé à carapace annelée, a déjà rendu son dernier souffle. L'armure de métal blanc artistement forgée concentre sur elle toute la lumière du soir. Il ne tombe pas la moindre ombre de culpabilité sur le visage juvénile de Georges. Nuque et cou sont livrés sans protection au regard de celui qui l'observe." (C'est moi qui souligne)

Le sanglier et le dragon
 Méticulosité de la description, comme le plus souvent chez Sebald, qui laisse pourtant passer une légère erreur : il ne me semble pas en effet que le dragon ait rendu son dernier souffle. Au pied du chevalier, la gueule entrouverte sur une mâchoire menaçante, il semble entretenir bien au contraire un dialogue silencieux avec le sanglier d'Antoine : les regards  des deux bêtes sauvages convergent et l'une des pattes écailleuses du monstre pointe vers un groin qu'on dirait presque transpercé par l'une des épines de l'aile.

Saint Antoine et saint Georges

Et puis que penser de cette culpabilité absente sur le visage juvénile de Georges ? Pourquoi Georges devrait-il se sentir coupable ? En tout cas, il affronte sans état d'âme le regard de l'ermite, et cet échange là aussi silencieux redouble celui qui se joue à l'étage inférieur avec le dragon et le sanglier.
Étrange aussi cette phrase que j'ai soulignée : cette nuque et ce cou livrés sans protection au regard de l'observateur. La lourde capuche de saint Antoine ne l'expose pas à pareil danger. Sebald instille une menace, qui s'incarne aussi en ce dragon mal occis qui frétille à la botte du héros.

Mais ce n'est pas cela qui semble surtout retenir l'attention de Sebald, qui écrit que ce qui rend ce tableau si particulier c'est "le chapeau de paille à large bord, extrêmement ouvragé et orné d'une grande plume, que porte le paladin. J'aimerais bien savoir comment il est venu à l'idée de Pisanello d'affubler saint Georges d'un couvre-chef seyant en vérité si peu aux circonstances, et pour tout dire extravagant. San Giorgio con capello di paglia - fort insolite, ma foi, comme le pensent peut-être aussi les deux bons chevaux qui regardent par-dessus l'épaule du chevalier."


Pourquoi Sebald n'a-t-il rien de plus pressé, à peine revenu d'Allemagne, que d'aller contempler (on peut supposer que ce n'était pas la première fois) ce tableau de Pisanello ? Pourquoi se confronter à nouveau à cette énigme du capello di paglia, substitut de l'auréole sanctificatrice (bien présente en revanche chez Antoine) ?

(A suivre)


jeudi 21 juillet 2016

Le chapeau noir de Napoléon

METTERNICH, tournant le chapeau dans ses mains.
Le voilà, ce fameux petit !… Comme il est laid !
On l’appelle petit : d’abord, est-ce qu’il l’est ?
(Haussant les épaules et de plus en plus rancunier.)
Non. Il est grand. Très grand. Énorme. C’est en somme
Celui, pour se grandir, que porte un petit homme !
Car c’est d’un chapelier que la légende part
Le vrai Napoléon, en somme…
(Retournant le chapeau et l’approchant de la lumière pour lire, au fond, le nom du chapelier :)
C’est Poupart !

 Edmond Rostand, L'Aiglon, Scène VIII



Dans le billet précédent, j'ai mis en rapport, à travers la figure de l'Ondine, trois œuvres (Vertiges, Rue des Maléfices, L'amour fou) et trois écrivains (Sebald, Yonnet et Breton). Si, dans cette ternarité, nous retrouvons bien trois jeunes femmes liées à l'élément aquatique et abordées sur le mode de la Rencontre, il convient d'observer que l''homologie n'est cependant pas complète : en effet, si chez Yonnet et Breton, nous nous plaçons au moment même de la rencontre, à son commencement, qui plus est dans le même espace social, le café parisien - "les Quatre-Fesses chez Yonnet, le Cyrano chez Breton -, a contrario, chez Sebald, l'ondine est décrite à la fin de la rencontre, au moment des adieux, sur le quai du départ.

Il me faut maintenant revenir sur cet extrait de Vertiges, pour en faire ressortir des aspects laissés jusque là sous silence pour ne pas nuire à la clarté de l'exposition du thème central. Revenir, oui, d'abord, sur cette étrange théorie de l'amour fragmentaire déployée par le Dr. K. à l'intention de la jeune génoise. Théorie d'un amour d'où le corps est absent. "Si nous ouvrions les yeux , dit-il, nous saurions que c'est la nature qui est notre bonheur, et non nos corps, qui depuis bien longtemps, ont tourné le dos à la nature. Aussi tous les faux amoureux, et il n'y a presque plus  que de ceux-là, ferment-ils les yeux dans l'amour, à moins que, ce qui revient au même, ils ne les gardent grands ouverts, écarquillés de concupiscence."

Retrouvailles donc avec ce thème du regard qui nous poursuit depuis la collision avec le film d'Arthur Harari (et puisque celui-ci est indissociable de la ville d'Anvers, j'en profite pour signaler que le Café des Oiseaux où Jacqueline Lamba donna rendez-vous à minuit à André Breton se situe précisément 12, place d'Anvers)*


Au regard altéré vers l'extérieur correspond une dégradation analogue du regard intérieur : "Et jamais personne n'aura été, dit-il, plus désemparé et aliéné que dans cet état. On n'était alors plus maître de ses visions, mais soumis à une contrainte constante de ressassements et de variations où, comme il ne l'avait que trop souvent éprouvé lui-même, l'image de l'être aimé, à laquelle on essayait de se raccrocher, elle aussi se disloquait." De cette déliquescence, le seul recours est balisé par une métaphore insolite qu'on ne peut laisser passer sans réagir : " Il était au demeurant étrange que lui-même, dans ces dispositions qui de son point de vue confinaient réellement à la foie, n'eût d'autre recours que d'enfoncer en imagination, sur sa conscience perturbée, le chapeau noir du chef de guerre Napoléon." (C'est moi qui souligne)


Pourquoi ici en appeler au couvre-chef napoléonien ? N'importe quel chapeau eût pu convenir. Pourquoi précisément celui-ci ? Sinon que c'est, comme on l'a vu dans une note précédente,  avec Napoléon que Vertiges s'ouvre, sur cette traversée des Alpes avant la bataille de Marengo. Le plus ancien chapeau impérial, conservé au musée de l'Armée,est d'ailleurs celui qu'il portait à Marengo, représenté sur une peinture de David :

Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard (David, 1801) C'est sur cet événement que débute Vertiges.
 L'histoire de ce chapeau est rien moins que passionnante, pour qui s'intéresse aux symboles et à la force politique des images, car, comme le dit le rédacteur du site napoleon.org, dans "l’imaginaire collectif, Napoléon et son chapeau ne font qu’un. Jamais symbole n’a mieux représenté un personnage historique". Ce chapeau montre le souci de création et de maîtrise de son image très tôt chez Bonaparte : "Alors que la plupart des officiers le portent « en colonne », perpendiculairement aux épaules, Napoléon le porte « en bataille », c’est-à-dire les ailes parallèles aux épaules. Cette tenue simple et sobre tranche avec les uniformes chamarrés des grands officiers et leurs chapeaux emplumés. Elle lui assure d’être immédiatement reconnu par ses troupes sur les champs de bataille."

 
Portrait de groupe des régents de l'hospice des vieillards, 1664, huile sur toile, 172,3 x 256 cm (musée Frans Hals, Haarlem)

Et puisque j'ai évoqué la Hollande à travers Anvers, je ne résiste pas à finir ce billet par cette note de bas de page de l'essai de Paul Claudel sur la peinture hollandaise (idées/arts, Gallimard, 1967), lecture actuelle du Lieu Tranquille : Claudel, dissertant sur le tableau de Frans Hals, Les Régents de l'hospice des Vieillards (1664), qu'il désigne comme "six gentilshommes d'outre-tombe", à commencer par le "gardien du livre qui de profil tient toute l'assistance sous son regard menaçant", "sous un couvercle énorme de ténèbres" appelant donc cette note merveilleusement rédigée :

1. "Les chapeaux ! J'aurais voulu consacrer au moins une phrase à la navigation dans la nuit de ces noirs oiseaux qui ventilent toute la peinture hollandaise comme d'un déploiement d'ailes. C'est l'ombre que nous produisons, la permanence au-dessus de notre front de notre opacité intime."
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* "Ce n'est pas par amour pour la Flandre qu'Anvers est choisi, précise le site Montmartre-secret,  mais parce que cette ville fut le lieu d'une victoire française! En 1832 le corps expéditionnaire français envoyé dans la Belgique en ébullition et en révolution se heurta à une garnison hollandaise stationnée dans la citadelle d'Anvers. Il fit le siège de la ville, bombarda des quartiers où se terraient les civils et offrit la ville aux Belges."

mardi 19 juillet 2016

L'ondine était toujours appuyée au bastingage

Dans la troisième partie de Vertiges, intitulée Le Dr. K. va prendre les bains à Riva, Sebald évoque le séjour italien de Kafka en septembre 1913. Dans l'établissement thermal qui le reçoit, il fait la connaissance d'une jeune femme venant de Gênes, mais d'origine suisse, "et bientôt, écrit Sebald, les après-midi, il part avec elle faire un tour sur le lac". Ils se confient l'histoire de leurs maladies, et Kafka "expose une théorie fragmentaire de l'amour d'où le corps est absent et dans lequel il n'existe aucune différence entre rapprochement et éloignement." A cette époque, il a déjà rencontré Felice Bauer, avec qui il se fiancera deux fois, avant de rompre définitivement.


"Fort de ces propos dictés au Dr K. par ses intimes aspirations, ils convinrent mutuellement de ne jamais citer leurs noms devant un tiers, de ne point échanger le moindre portrait, le moindre écrit, le moindre bout de papier, et de laisser simplement partir l'autre à l'issue des quelques jours qu'il leur restait à passer ensemble." Pacte qu'il ne fut pas si simple de respecter, et Sebald écrit qu'il "eut à prendre toutes sortes de mesures cocasses pour éviter que la jeune Génoise, à l'heure des adieux, n'éclate ouvertement en sanglots." - jeune Génoise qu'en son for intérieur, depuis sa première apparition, il appelait la sirène, "à cause de ses yeux vert d'eau."
Je souligne le mot sirène parce que Sebald file en quelque sorte la métaphore en notant plus loin, alors que le navire s'éloigne du quai : "L'ondine était toujours appuyée au bastingage."

Or, le même jour, lisant en parallèle Rue des Maléfices, le livre de Jacques Yonnet, déjà évoqué ici à plusieurs reprises, je croisai à nouveau une ondine, dans l'histoire du Vieux d'après minuit, que l'auteur commence ainsi :

Il pleuvait dans la rue. Toute la journée, une bruine persistante avait imprégné les vêtements, les visages, les murs même d'une sorte d'humeur glacée qui semblait suinter du dedans. Nous étions réunis, avec l'équipe des peintres, aux "Quatre-Fesses"."
 Les "Quatre-Fesses", c'est un bouge tenu par Olga et Suzy, "deux dames sur le retour, précise Yonnet, lesquelles, déçues de n'avoir éprouvé au contact de leurs très nombreux partenaires mâles que des joies incomplètes, "s'arrangent entre elles". Ce à quoi nous ne voyons aucun inconvénient."(D'ailleurs ce sobriquet n'est aucunement réservé au périmètre parisien, car je crois bien me souvenir qu'un café, à La Mersolle, sur la route de Bonnat, était, pour des raisons que je n'irais pas jusqu'à dire similaires, surnommé "Les Six-Fesses".) Bref, ce décor pluvieux bien planté, suivi de quelques descriptions abreuvatoires, Yonnet enchaîne ainsi :

Dehors, la pluie s'enhardissait. Devenue moins sournoise, elle tambourinait farouchement, et, parfois, une rafale hargneuse la couchait et la projetait dans la vitrine. Olga nous demanda un coup de main pour baisser le rideau et boucler la porte. Ainsi nous serions plus tranquilles. Qui pouvait-on attendre, si tard, avec un temps pareil ?
C'est alors qu'elle apparut sur le seuil, essoufflée d'avoir couru, ruisselante, son chapeau à la main. Très belle. Vraiment très belle. Elle donnait l'impression d'être tombée avec la pluie, et, en épongeant son visage, d'avaler des larmes d'enfant.
Son nom était Élisabeth. Elle attendait, sans trop d'impatience, que la pluie cessât pour partir. Elle nous dévisageait à tour de rôle. Elle s'étonnait probablement qu'après lui avoir  demandé son nom personne d'entre nous n'ait éprouvé le besoin de lui poser d'autres questions.
C'était de crainte d'être déçus, de la découvrir stupide ou vraiment très impure. Elle nous suffisait telle quelle. Ses cheveux trempés, sa frimousse délavée lui conféraient des grâces d'ondine."
Ce très beau passage, dans un chapitre daté de septembre 43, nous propose donc, avec cette ondine surgie dans la nuit diluvienne, comme une rime avec l'histoire, trente ans plus tôt, de la jeune Génoise de Kafka racontée par Sebald.

Et je pensais m'arrêter à ce point lorsque le hasard d'une recherche sur l'ondine ne me propulse vers la biographie d'André Breton (sur l'évocation d'une autre jeune femme à lui reliée, Nadja, j'avais déjà conclu un billet précédent).

C'est dans L'amour fou que Breton nomme "Ondine" celle qu'il a rencontrée dans un café parisien, le café Cyrano de la Place Blanche, le 29 mai 1934, "Je l'avais déjà vu pénétrer, écrit Breton, deux ou trois fois dans ce lieu : il m'avait à chaque fois été annoncé, avant de s'offrir à mon regard, par je ne sais quel mouvement de saisissement d'épaule à épaule ondulant jusqu'à moi à travers cette salle de café depuis la porte ... Ce mouvement, que ce soit dans la vie ou dans l'art, m'a toujours averti de la présence du beau".


Cette ondine est Jacqueline Lamba qu' à cette époque, plusieurs soirs par semaine, on pouvait admirer en danseuse aquatique nue, rue Rochechouart, au Coliseum, ancienne piscine reconvertie en cabaret. 

Je laisse pour finir la parole à la notice de Wikipedia :

"Elle lui donne un rendez-vous à minuit, après son spectacle. Toute la nuit, ils se promènent de Pigalle jusqu'à la rue Gît-le-Cœur en passant par le quartier des Halles et la Tour Saint-Jacques.
Quelques jours plus tard, Breton se rappelle un poème écrit en 1923, Tournesol9 dont les coïncidences sont telles qu'il est convaincu de sa valeur prémonitoire. Jacqueline Lamba lui apparaît comme « la toute-puissante ordonnatrice de la nuit du tournesol10. » La rencontre s'est produite dans des conditions si troublantes que Breton a longtemps hésité à les rendre publiques11.
Ils se marient moins de trois mois après, le 14 août. Alberto Giacometti est le témoin de Jacqueline Lamba, Paul Éluard, celui de Breton, et Man Ray immortalise cette journée par une photographie de Jacqueline posant nue au milieu des trois hommes, citation du tableau d'Édouard Manet, Le Déjeuner sur l'herbe12."

 S'étonnera-t-on maintenant que dans la suite de l'histoire de Yonnet, on apprenne qu' Élisabeth finisse par poser pour les peintres de la petite bande ?

"Une fois Élisabeth accepta sans difficulté de poser avec un sein découvert. C'est sans aucune arrière-pensée, et néanmoins avec beaucoup de délicatesse, que nous lui demandâmes de nous donner, chaque jour, quelques poses rapides de nu intégral. Pour lui montrer combien c'était naturel, commun, nécessaire et sans histoire, nous l'avions amenée un jour à la Grande-Chaumière."

Nu de l'académie de la Grande Chaumière à Montparnasse, Paris, 1950-1951, (photo Emile Savitry)

jeudi 14 juillet 2016

Paris Maléfices

Mercredi matin, mon vieux pote Savélitch m'envoie un message me conviant à l'accompagner à Paris : il s'agissait de déménager le Baroudeur, autre vieux compagnon en instance, heureuse promotion faut-il croire, de devenir propriétaire en Berry. Étant invité le soir-même à Aigurande, et le déménagement se réduisant à une poignée de cartons ne nécessitant pas ma musculaire présence de manière absolue, je déclinai l'offre bien à regret, mais il était écrit que cette journée devait se placer sous l'égide de la capitale, car quelques heures plus tard, débarquant à la médiathèque pour rendre les deux volumes empruntés naguère, et commençant à mon habitude par la revue des nouveautés en bande dessinée, je découvre, un peu ébahi, la couverture suivante


qui me pouvait manquer de me rappeler le livre de Jacques Yonnet que je suis en train de déguster depuis quelques jours, et que j'ai déjà évoqué dans La bourbe et l'horloge.


La référence est explicite : le scénariste, Jean-Pierre Pécau, dédie d'ailleurs le premier volume à la mémoire de Jacques Yonnet, et, sur le site des éditions Delcourt, une section sur les différents lieux de l'intrigue s'ouvre sur une citation de Yonnet lui-même. La fascination de l'auteur pour la Bièvre, l'affluent enfoui de la Seine, s'y perpétue sans fard


jusqu'à un personnage féminin qui porte ce nom (page 30) :


L'album se lit avec plaisir, jouant sur les allers-retours entre légendes médiévales et Paris d'aujourd'hui, sur un registre proche de celui de Yonnet, mais sans atteindre le charme de Rue des maléfices, sa puissance d'envoûtement.
Au chapitre du hasard objectif, on notera d'abord que la première case de l'album place l'action en août 44, pendant cette période de l'Occupation qui est le cadre temporel du livre de Yonnet, alors que le chapitre X sur lequel j'avais arrêté ma lecture au moment où je découvris l'album commence la même année, en juin 44.



En second lieu, alors que je rédigeai ce billet sur le regard chez Sebald et Harari, je lus le même jour cette histoire (Rue des Maléfices est une mosaïque d'histoires enchevêtrées) où il s'agit, pour le réseau de résistance de Yonnet, d'envoyer un message radio à Londres pour éviter le bombardement en pleine ville d'un convoi d'explosifs beaucoup plus chargé que prévu. Or, le conseil de guerre du groupe se tient dans le petit café que Géga, un "homme invraisemblable," a installé rue de Bièvre, et dont l'enseigne est "l’Oeil". Un peu plus loin, un autre personnage, le Corse, conduit Yonnet vers un lieu mystérieux : "Quarante mètres, cinquante peut-être, entre deux parois sourdes-muettes-aveugles, l'une de briques creuses, l'autre de calcaire non crépi. On oblique à droite : et brusquement l'horizon s'échancre, et laisse apparaître un coin de ciel avare, au-dessus d'un univers miniature de Venise nordique. J'ignorais qu'il existât encore, dans Paris, un tronçon de Bièvre à ciel ouvert." (C'est moi qui souligne)

La fin de ce chapitre se termine par ce paragraphe :

Et moi qu'est-ce que je fais d'autre ? Je tâche de déterminer les points d'impact, afin seulement  de limiter les dégâts ; mais je ne pourrais jamais faire en sorte qu'il pleuve moins de bombes...
Et si je souligne ici encore points d'impact, c'est que je me souvenais de mes propres mots rédigés quelques heures plus tôt dans le billet mentionné au-dessus :

Sur cette collision entre Diamant noir, film récent de Arthur Harari, et Austerlitz de W.G. Sebald.
Un premier "point d'impact" avait été repéré avec le motif de la gare d'Anvers (dont l'horloge centrale avait provoqué une digression alsaco-parisienne).
Un second "point d'impact" n'est autre que le motif de l’œil, du regard.
Enfin, le jour suivant, comme je relisais également Vertiges de Sebald, il m'apparut une dernière rencontre,  ou bien devrais-je l'appeler une douce collision, que je voudrais fixer ici. Mais, le temps n'arrêtant pas son cours, et des développements imprévus se laissant entrapercevoir, m'avertissant en quelque sorte que l'affaire pourrait bien être plus longue à traiter que je ne pensais, je me permets de remettre au lendemain cette dernière partie. (A suivre donc)




mardi 12 juillet 2016

My eye begins to be obscured

Dans "Nul encore n'a dit" une autre paire d'yeux nous propose l'énigme de sa transparence :







Ce regard est celui de l'écrivain argentin Jorge Luis Borges, qui devint progressivement aveugle à partir de sa jeunesse. Quant au poème de Sebald au-dessus, il évoque un certain Joshua Reynolds, qui me fit aussitôt penser à Christian Garcin. N'était-ce point le personnage-clé de son dernier livre ?

Si je pensais à Christian Garcin, c'est aussi parce qu'il a écrit un livre sur et autour de Borges, dont j'ai rendu compte ici même en octobre 2012 (La coïncidence faramineuse). Dans ce livre, Sebald était lui aussi souvent présent, à travers notamment le motif obsessionnel de la coïncidence.


 En fait je me trompais : le dernier roman de Christian Garcin (que je n'ai donc pas encore lu), s'intitule Les vies multiples de Jeremiah Reynolds.


De Joshua à Jeremiah, il n'y avait qu'un pas que j'avais allègrement franchi. Il reste que cet apparentement n'est peut-être pas anodin. Pénétrer dans les deux biographies m'a réservé quelques surprises. Commençons donc par Jeremiah. Et pour cela je vais m'appuyer sur "Une aventure au creux des pôles" une critique du livre dans L'Humanité du 10 mars 2016, par Alain Nicolas : "Pionnier en Antarctique, colonel des Mapuches, chasseur de cachalot, Jeremiah Reynolds, entre Poe et Melville."

"John Cleves Symmes Jr n’est pas Jeremiah Reynolds, mais tout se passe comme si, dans les « vies multiples » de ce dernier, il y en avait une qui venait avant toutes les autres. Tout commence avant le commencement, avec le capitaine John Cleves Symmes Jr, qui montra toute sa valeur lors de la bataille de Queenston Heights, au bord du Niagara, où la jeune armée des États-Unis fut défaite par les Britanniques. Ce même jour de novembre 1812, Napoléon franchissait la Berezina, laissant derrière lui des milliers de cadavres.
Les deux événements ne sont pas sans rapports, puisque Christian Garcin leur en trouve un. Rapport stratégique ténu, mais, historiquement, ce hasard n’en est pas un : il signe une chronologie du nouveau monde, connectée à celle de l’ancien, et cependant autonome. Du Niagara à la Terre de Feu, espace, temps, art de la guerre, tout est différent. Tout est rêve, projet, récit." [C'est moi qui souligne]
"John Cleves Symmes, Jr and His Hollow Earth" by John J. Audubon, 1820
 Nous retrouvons ici à la fois le thème du hasard (qui n'en est pas un) et la figure de Napoléon, apparue avec l'histoire du reliquaire de Vivant Denon. Poursuivons la lecture de l'article :
" Voilà pourquoi John Cleves Symmes Jr ouvre ces pages. Brillant officier, il est surtout un rêveur, de ces adeptes des théories de la « terre creuse », dont l’intérieur abrite un soleil et une gamme complète de grands initiés et maîtres occultes. Reste à trouver l’entrée, que Symmes, dans son roman Symzonia, situe comme il se doit aux pôles. C’est là que Jeremiah Reynolds fait son entrée. Échappé à un destin de terrassier et bûcheron, il s’associe un temps avec l’ancien capitaine, agite politiciens et mécènes, monte une expédition et devient le premier homme à poser le pied sur un nouveau continent, l’Antarctique."
Frontispice de Symzonia
Il ne faut pas croire que ces spéculations soient désormais totalement discréditées : j'ai personnellement rencontré voici une vingtaine d'années une personne tout à fait respectable qui ajoutait foi à cette théorie de la "terre creuse" (Hollow Earth). Et l'on peut trouver aisément sur le Net des sites qui vous invitent à entrer dans les "polars openings ": Our Earth is Hollow, par exemple. Certains sectateurs bien informés auraient même prétendu qu'Adolf Hitler et quelques nazis rescapés se seraient carapatés en empruntant une entrée située dans l'Antarctique, voire au Pôle Sud. Une idée recyclée par Umberto Eco, dans son livre Le pendule de Foucault, où il mentionne l'existence d'une société secrète proche des nazis, adepte de la théorie de la terre creuse et recherchant l'Agartha (royaume souterrain relié à tous les continents de la Terre par l'intermédiaire d'un vaste réseau de galeries et de tunnels). Le sujet, comme on voit, est riche, mais nous éloigne légèrement de notre visée première.

Revenons à nos Reynolds. Qu'en est-il maintenant de Joshua ?
Ce n'est pas un aventurier, et sa vie n'est pas multiple comme celle de Jeremiah, non, Joshua Reynolds est un peintre britannique qui s'est illustré dans le portrait et l'auto-portrait. Il fut le premier président de la Royal Academy of Arts, et compta Turner parmi ses élèves. Le poème de Sebald fait référence à la perte de la vue de son œil gauche en 1789. Il meurt à Londres trois ans plus tard, en février 1792.

Auto-portrait c.1747-9, 24 ans ?,  par Joshua Reynolds
J'étais jusque là totalement ignorant, je l'avoue, de l'existence de ce peintre. Or, hier soir, poursuivant la lecture du robuste ouvrage de Bernard Lahire, ceci  n'est pas qu'un tableau, essai sur l'art, la domination, la magie et le sacré, (sur lequel je ne manquerai pas de revenir un de ces jours), je lis dans une note de bas de page : "Parlant de l'exposition des œuvres de Joshua Reynolds par la British Institution, en 1813, Francis Haskell écrit que, "jamais encore, dans aucun pays, on n'avait proposé de célébrer ainsi l’œuvre d'un maître disparu"(...). L'année suivante, la même institution proposa d'exposer les meilleurs tableaux des maîtres anciens flamands et hollandais. (...)"(p. 294)
Bernard Lahire souligne ensuite que, "comme toute entreprise publique, l'exposition a un effet légitimant sur les artistes qu'elle met en valeur. Elle peut augmenter, dans certains cas d'artistes en voie de consécration historique, la valeur (esthétique et économique) et l'intérêt qu'on porte à des oeuvres. En ce sens, l'exposition n'est jamais une simple vitrine, une mise en visibilité d'une légitimité déjà acquise par ailleurs : elle est aussi un tremplin, un acte performatif qui crée en tant que tel de la valeur. F. Haskell remarque, par exemple, que l'exposition consacrée par la British Institution à Joshua Reynolds en 1813 draine beaucoup de monde et produit un effet notable d'augmentation du prix des œuvres de l'artiste."

Remarquez la date : 1813.

Dans mes recherches googlisantes et qwantiennes (de Qwant, moteur de recherche français lancé en 2013, qui évite le traçage de vos données), j'étais tombé par sérendipité sur un texte de Christian Garcin, encore lui, Sebald, coïncidences en miroir, qu'il avait rédigé à propos de Vertiges, autre chef d’œuvre de l'auteur allemand.
Après avoir évoqué Borges, désigné comme "autre maître des jeux de miroirs, coïncidences et indices disséminés au fil de la narration", Christian Garcin précise que c'est à la seconde lecture de Vertiges que "le jeu complexe des symétries, renvois et coïncidences m’est plus clairement apparu":
"Ce recueil de quatre textes, (le premier évoque Stendhal, le second Sebald lui-même et Casanova, le troisième Kafka, le quatrième, Sebald à nouveau) peut se lire à plusieurs niveaux, ou avec différentes clés. Ces clés peuvent être : une barque, un amour perdu, un homme mort, un même lieu, une identité flottante et plusieurs dates, le tout fonctionnant comme un miroir brisé : les indices sont disséminés tout au long de la narration, à nous de les rassembler. 
Les noms, les dates et les lieux, tout d’abord. Ou, plus précisément, l’identité problématique, Venise et Riva, les années 13 (1813, 1913, 2013), et la Toussaint."
 
 Oui, vous avez bien lu, les années 13, et parmi celles-ci, 1813.
 
Édition américaine de Vertiges, (on notera la paire d'yeux à droite, détail d'un tableau de Pisanello à Vérone)

"Le premier texte met donc en scène le jeune Stendhal, qui n’est jamais nommé ainsi mais par son nom de Marie-Henri Beyle, à Riva, Vérone et Venise en 1813. Le troisième texte nous montre Franz Kafka, qui n’est jamais nommé ainsi mais par son titre suivi de son initiale, le Dr K., à Vérone, Venise et Riva en 1913, soit un siècle plus tard exactement. [...] Le quatrième texte s’achève quant à lui sur une vision onirique et post-apocalyptique suivi d’une date énigmatique, qui clôt le livre et l’installe dans un futur menaçant : 2013, soit un siècle exactement après le Dr K., et deux après Beyle."
 
Christian Garcin note également qu'il est pris lui-même dans le jeu des coïncidences :
 
"Stendhal, Kafka et Sebald se trouvent donc tous trois à Venise fin octobre début novembre – date à laquelle, soit dit en passant, je m’y trouve moi-même cette année et écris ces quelques lignes dans un couvent près du Ponte della Guerra, ce qui est aussi une coïncidence puisque ce séjour était programmé bien avant que je sois informé de cette journée de rencontres autour de Sebald. Fin octobre début novembre, soit la Toussaint, la période du retour des morts – j’y reviendrai."
 
Cette fixation sur les années 13 se poursuit d'ailleurs dans l’œuvre de Christian Garcin puisque je remarque qu'en août 2015 est publié à La Baconnière un Le Lausanne-Moscou-Pékin, 1913-2013 que l'éditeur présente ainsi : "En hommage à la parution en 1913 de La prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, une équipe de radio suisse accompagnée par Christian Garcin est partie sur les traces de ce voyage mythique. Effectué en décembre 2013 alors que les événements en Ukraine battaient leur plein, Christian Garcin a décidé de raconter à sa façon à la fois son voyage et le siècle qui s'était écoulé."
 
J'en terminerai ce soir  en portant l'attention sur le premier texte de Vertiges consacré donc à Stendhal/Henri Beyle, et tout d'abord, sur l'incipit même de cette partie, première phrase précédée de la gravure d'une armée à l'assaut d'un col :
 
A la mi-mai de l'année 1800 Napoléon, avec 36 000 hommes, franchit le Grand Saint-Bernard, entreprise qui jusqu'alors avait relevé de l'impossible.

C'est cette armée qui va triompher à Marengo, grâce, entre autres, au sacrifice de Desaix ; c'est au Grand Saint Bernard qu'aura lieu la grande cérémonie d'hommage au général disparu organisée par Vivant Denon.

Une intéressante étude de Ludovic Burel dans la revue Textimage nous apprend que "Sebald a tiré la quasi totalité des images illustrant le chapitre, soit onze images sur treize, de lAlbum Stendhal  publié en 1966 par les éditions Gallimard, dans la collection de la Pléiade." Il observe ainsi que la paire d'yeux (encore une) de la page 18 provient d'un recadrage très serré d'un portrait de Stendhal jeune de 1802.





 
Il écrit aussi qu'il anticipe le double dyptique du tout début d'Austerlitz, ce que nous avons vu récemment, et qu'il évoque aussi "le montage « végétalisé », proliférant, des « yeux de fougères » de Nadja."
 
  ( A suivre)