mercredi 24 août 2016

De Georges Perros à Georges Perec

Difficile de reprendre après vingt jours de véritables vacances. J'en étais resté sur l'évocation de la lame de la Maison-Dieu avec ses pierres de foudre, et j'annonçais une suite autour de l'image de la porte du ciel. La suite n'était pas écrite, mais elle était en germe dans ma tête, autour de quelques textes découverts peu de temps avant. Et certes, je pourrais certainement réamorcer la réflexion à ce moment précis, mais je ressens le besoin de faire un point, en mettant à profit le recul que m'ont donné ces dernières semaines, occupées par un périple (très modeste) tout à la fois familial et amical, dans le Sud-Ouest.

Depuis mai où j'avais renoué véritablement avec ce blog, à partir de Georges Perros et du bleu du ciel, en une dérive continue qui m'avait conduit jusqu'à Sebald et au Tarot, je n'avais guère cessé d'être sous l'emprise d'une certaine mélancolie : le plaisir intellectuel que je trouvais à explorer les pistes proliférantes qui naissaient de l'enchaînement des coïncidences semblait se payer d'une sourde anxiété ; pour tout dire, l'écriture s'enlevait sur un fond déprimé qui  atteignit en quelque sorte son paroxysme avec l'étude de Sebald et de son Vertiges. Le sentiment de la catastrophe qui l'habitait tout entier se reflétait dans ma propre psyché.
Le départ vers d'autres cieux (pas si lointains), m'obligeant à rompre avec la régularité des publications, constitua une vraie rupture. Je constatai, au bout du compte, que la tenace mélancolie avait desserré son étreinte. Parallèlement, aucune coïncidence n'avait émaillé mon parcours. Je ne les avais jamais cherchées, elles s'étaient imposées à moi. Pendant cet intermède aoûtien, elles se turent complètement. L'écriture aussi s'était tarie, et c'est à peine si je pus, pendant cette période, rédiger une carte postale. Avais-je régressé vers une imbécillité heureuse ? Les bonheurs simples que j'éprouvais ces jours-là ne valaient-ils pas cette quête sans fin à laquelle beaucoup avouaient n'entendre goutte ?

Certes, mais je soupçonnais aussi cette dernière idée, d'une opposition entre vie immédiate et investigation spirituelle, d'être un nouveau leurre. D'ailleurs, les choses n'étaient pas si tranchées : à Eymoutiers, en Corrèze, première de nos stations estivales, nous avions découvert l'espace Paul Rebeyrolle, dont la peinture témoignait sans ambages de la violence du XXème siècle. Et n'étais-je retourné avec les enfants, en ce Limousin des maquis, à Oradour-sur-Glane, comme pour expier un premier passage voici plus de trente ans, lors d'un périple à vélo où nous n'avions pas franchi les grilles du village martyrisé ?

Au retour, je retrouvai d'ailleurs la coïncidence. J'avais trouvé à la brocante de Chéniers, dans la Creuse, une édition originale du roman de Georges Perec, Les choses, prix Renaudot en 1965, celle-là même qu'il tient en main sur cette photo de l'époque.


Roman que je relus pour l'occasion. Le 19 août, je fis une pause au moment où le couple, Sylvie et Jérôme, emménage à Sfax, en Tunisie. Pas vraiment le paradis pour les deux tourtereaux parisiens.

"Leur solitude était totale. 

Sfax était une ville opaque. Il leur semblait, certains jours, que nul, jamais, ne saurait y pénétrer. Les portes ne s'ouvriraient jamais. Il y avait des gens dans les rues, le soir, des foules compactes, qui allaient et venaient, un flot presque continu sous les arcades de l’avenue Hedi-Chaker, devant l’Hôtel Mabrouk, devant le Centre de propagande du Destour, devant le cinéma Hillal, devant la pâtisserie les Délices : des endroits publics presque bondés : cafés, restaurants, cinémas ; des visages qui, par instants, pouvaient sembler presque familiers. Mais tout autour, le long du port, le long des remparts, à peine s'éloignait-on, c'était le vide, la mort : l'immense esplanade ensablée devant la cathédrale hideuse, cernée de palmiers nains ; le boulevard de Picville, bordé de terrains vagues, de maisons de deux étages ; la rue Mangolte, la rue Fezzani, la rue Abd-el-Kader-Zghal, nues et désertes, noires et rectilignes, balayées de sable. Le vent secouait les palmiers rachitiques : troncs renflés d’écailles ligneuses, d’où émergeaient à peine quelques palmes en éventail. Des multitudes de chats se glissaient dans les poubelles. Un chien au pelage jaune passait parfois, rasant les murs, la queue entre les jambes."
J'allumai la télé, et tombai sur Arte au milieu d'un documentaire, Vers une famine planétaire ?, alertant sur les dangers de la surconsommation des ressources mondiales de phosphore. Soudain, je vis s'inscrire sur l'écran le nom de Sfax.


Sfax est en effet le port tunisien où sont acheminés les phosphates puisés à l'intérieur du pays.

Tout cela n'était pas très gai, et tout semblait se mettre en place pour que je repique en mélancolie. "Un désespoir qui n'a pas les moyens", disait Léo Ferré.
Un autre écrivain, Cédric Gras, dont je lus ces jours-ci L'hiver aux trousses, récit d'un voyage dans l'Extrême-Orient russe à la poursuite de l'automne ("la chasse aux feuilles rouges") me proposait une vision moins funeste :
Pourquoi l'automne est-il la saison des comptines enfantines et des promesses de suicide ? Apollinaire disait encore : "Mon Automne éternelle ô ma saison mentale..." Ce poète de malheur tapait dans le mille. On assume malaisément sa mélancolie dans un monde qui ne jure plus que par les sourires forcés et les think positive. Combien de fois dans ma vie m'a-t-on plaint d'avoir l'air si affligé alors que je nageais en pleine sérénité ?
Bon, la prochaine fois, je parle enfin de la porte du ciel.

jeudi 4 août 2016

Les pierres de foudre

Je vais insister un tantinet  sur la carte XVI du Tarot de Marseille, la Maison-Dieu, car il se trouve qu'en 1991 j'avais ébauché à son propos une petite étude. Comme je persiste à penser qu'elle en éclaire des aspects peu connus, je me permets de la dévoiler ici pour la première fois.

"Taillant dans la jungle des multiples jeux de tarot édités depuis des siècles, les ésotéristes soucieux de rigueur ont fondé leurs interprétations sur le célèbre Tarot de Marseille. Les atouts - rebaptisés arcanes sans doute pour valoriser le mystère - ont été analysés sous toutes les coutures : couleurs, dimensions, proportions, nombres, détails symboliques, rien n'a, semble-t-il, été laissé au hasard. Force est pourtant de constater que, nonobstant ce choix (mal explicité) d'un seul et unique Tarot comme base de toute interprétation, les gloses les plus diverses continuent de proliférer. Le Tarot est docile, qui se plie à toutes les tentatives d'explication. Les plus tolérants diront que tout le monde a raison et tendront à présenter le vénérable jeu comme une sorte de médiéval test de Rorscharch.

Il est pourtant des détails qui résistent jusque là à tout examen. Ne comptons pas sur l'occultiste courant - auto-baptisé tarologue - pour nous les soumettre : tout ce qui échappe au système préconçu par ce dernier est bien sûr passé sous silence. Heureusement quelques chercheurs honnêtes mentionnent quelquefois, sans s'attarder il est vrai, mais tout de même, leur impuissance ou leur perplexité. Tel est le cas de Robert Grand, auteur d'une véritable somme, L'Univers inconnu du Tarot, paru dans la collection Gnose aux éditions du Rocher, en 1979.

Je ne prendrai qu'un exemple, mais il va s'avérer lourd de conséquences : il s'agit de la lame XVI nommée Maison-Dieu dans le Tarot de Marseille. Robert Grand, qui procède à un tour d'horizon de l'ensemble des lames majeures, confesse que celle-ci est un "véritable casse-tête"(page 126). Que sont au juste ces "énigmatiques petites boules colorées " tombant du ciel comme des flocons de neige ?

Tarot Conver, Marseille ca 1760
Paris, Bibl. Nationale, Estampes, Kh 381, n°81
Un peu plus loin, page 129, il va jusqu'à écrire : "Au fait, que signifie ce terme de "Maison-Dieu", puisqu'il ne s'agit pas d'une église ou d'un temple ? On ne sait." En effet, on voit mal une église ou un temple frappés par la foudre divine.

Pour les besoins de cette étude, je me suis servi de deux jeux de Tarot. Un Tarot de Marseille bien sûr, mais pas n'importe lequel : une reproduction du jeu de 78 cartes édité en 1761 par Nicolas Conver, maître-cartier à Marseille. Soit dit en passant, les couleurs différent sensiblement de celles adoptées par les éditions modernes. J'ai acquis ensuite une réédition du jeu de Jacques Vieville, maître-cartier à Paris, entre 1643 et 1664. Jeu donc plus ancien, très rare selon les érudits, et présentant des différences notables avec le Conver. C'est le cas en ce qui concerne la fameuse lame XVI, où la Tour a proprement disparu, remplacée par un arbre. Ou plutôt, faudrait-il écrire, en raison de l'antériorité du Vieville, un arbre apparaît, qui sera remplacé par la tour. Pas de personnages chutant, mais un homme semblant implorer le ciel. Un troupeau de moutons au pied de l'arbre. Et toujours les fameuses petites boules.

Tarot Jacques Vieville
Or, il a existé dans l'Antiquité des boules de pierre que les Hébreux, selon Jill Purce (La spirale mystique, Chêne, 1974), appelaient Béthel. Et Béthel, ou Bétyle,  signifie Maison de Dieu (Beth : maison -El : Dieu). Ces boules de pierre étaient selon James G. Frazer, cité par Purce, "rondes et noires, comme vivantes et habitées par des âmes, comme en mouvement dans les airs et prononçant des oracles en une voix sifflante que des sorciers pouvaient interpréter."

Cela étant dit, reste à expliquer pourquoi se sont attachées à la lame des significations négatives de chute, ruine et catastrophe."

Je n'étais pas allé plus loin. Mais cette analyse me semble toujours juste : la notice de Wikipedia sur les bétyles confirme l'origine céleste de ces pierres. Extraits :

Un bétyle est une pierre sacrée de forme variée, vénérée comme une idole dans le monde arabe et sémitique. Dans les sources antiques, il s'agit plus particulièrement de météorites, au sens strict ou supposé, dans laquelle les anciens voyaient la manifestation d'une divinité, tombée du ciel. Les bétyles étaient ordinairement l'objet d'un culte et parfois d'offrandes. [...] Le mot bétyle provient de l'hébreu 'Beth-el' (« demeure divine » ou « Maison de Dieu »). Par la suite, ce mot est utilisé par les peuples sémitiques pour désigner les aérolithes, appelés également « pierres de foudre ».
La maison-dieu désigne donc à l'origine ces petites boules de couleur descendant du ciel, et je suppose donc que cette attribution n'a plus été comprise à une certaine époque, ou jugée absurde, ce qui expliquerait qu'on ait substitué à l'arbre, réceptacle de la foudre divine, une tour, à la verticalité semblable mais plus susceptible d'apparaître comme une maison.

Un site anglais, où j'ai pu retrouver une image de la carte XVI de Vieville,  met en correspondance cartes du Tarot et pétroglyphes de cathédrales. A la Maison-Dieu, il associe ce bas-relief de la cathédrale d'Amiens :

Amiens - Shepherd in Flight from Egypt sequence
Ce site m'a fait découvrir incidemment une réplique de Wikipedia entièrement consacrée au Tarot : Tarot-pedia, où l'on peut par exemple consulter la page de la Maison-Dieu.

La pierre noire de la Kaaba à La Mecque, l'Omphalos de Delphes sont des bétyles. La pierre sur laquelle s'endort Jacob en est aussi un prototype. Retour à la notice de Wikipedia :

"Dans la tradition biblique, un bétyle est une pierre dressée vers le ciel symbolisant l'idée de divinité. L'origine de cette pierre est attribuée à une scène de Jacob à Béthel. Celui-ci, endormi sur une pierre, rêve d'une échelle dressée vers le ciel et parcourue par des anges, quand Dieu lui apparaît et lui donne en possession la pierre en question. Jacob comprend alors que la pierre est une porte vers le ciel et vers la divinité. D'une position allongée, il la fait passer à une position verticale et y répand de l'huile. Il la nomme Béthel (Beth : maison, El : divinité ⇒ « maison de Dieu »). "
Curieusement c'est cette idée de la pierre comme porte vers le ciel que l'on va retrouver dans un détail de la tour de La Maison-Dieu. Mais j'en ai assez dit pour aujourd'hui et ce sera pour la prochaine fois.