jeudi 16 mars 2017

# 64/313 - Le sphinx d'Otto Dix

Je venais juste de terminer la chronique précédente où j'avais rencontré pour la première fois Le Sphinx des glaces de Jules Verne, suite affirmée des Aventures d'Arthur Gordon Pym d'Edgar Poe. Le sphinx des glaces qui donne son titre au roman n'apparaît qu'à la fin de celui-ci :
« Et alors se dessina, à un quart de mille, une masse qui dominait la plaine d’une cinquantaine de toises sur une circonférence de deux à trois cents. Dans sa forme étrange, ce massif ressemblait volontiers à un énorme sphinx, le torse redressé, les pattes étendues, accroupi dans l’attitude du monstre ailé que la mythologie a placé sur la route de Thèbes. »
 Cécile Wajsbrot (Incidences climatiques en littérature 5) :
"Résultante des diverses sources d’inspiration de Jules Verne, le sphinx du titre, à dix pages de la fin, est la figure – mi-animale mi-végétale mais surtout fabuleuse – vers laquelle convergent la science, (puisque les fluides, le magnétisme, les aimants, la couleur fuligineuse oxydée sont ici convoqués) et le fantastique – la forme mythologique (avec des ailes en plus – celles de l’albatros ?), une illusion des sens, les hallucinations de Pym. Un pôle magnétique revêtant l’aspect d’un animal mythologique détient le secret d’Arthur Pym tel qu’il ne put jamais le dévoiler dans le récit transmis par Poe. Le corps de Pym est là, l’objet de la quête, aimanté par le sphinx, aimanté par son désir d’exploration de contrées inconnues, « la tête inclinée, une barbe blanche qui lui tombait jusqu’à la ceinture » — le blanc est ensevelissement, de nouveau, signe de mort. La mission de Dirk Peters s’achève, « il tomba à la renverse… mort… » — les deux romans s’unissent dans un même dénouement."
 Voici l'illustration originale de George Roux, reproduite dans Wikipedia :


Or, quelques minutes plus tard, arpentant Facebook, je découvre un tableau d'Otto Dix, mis en ligne par Michel Le Brun-Franzaroli, « Landschaft Im Böhmischen Mittelgebirge », 1942, autrement dit "Paysage dans les Monts de Bohême".

Je suis immédiatement saisi par la ressemblance avec le sphinx des glaces. "Le torse redressé, les pattes étendues", la fente noire du regard signent ce massif  qui s'impose avec force au premier plan, surplombant le village paisible, devant l'horizon bucolique d'une chaîne montagneuse. Ce tableau peint en pleine guerre (1942) étonnerait presque quand on connaît les terribles visions d'Otto Dix, traumatisé par son expérience de la Grande Guerre. Mais il ne faut pas s'y fier : ce sphinx ne vient-il pas défier de sa présence menaçante l'apparente tranquillité du lieu ?

Regardez le tableau peint de la même région de Bohême, vers 1809, par Caspar David Friedrich :

Caspar David Friedrich, Böhmische Landschaft mit dem Milleschauer
Si l'on enlève le sphinx du tableau d'Otto Dix, on jurerait retrouver le somptueux paysage aux courbes harmonieuses, aux couleurs veloutées, de l’œuvre de Friedrich.
Sur une vue légendée des "Böhmische Mittelgebirge", on peut constater que le peintre a fidèlement reproduit le paysage :


La montagne-sphinx d'Otto Dix ne serait-elle pas le Kost'alov ? D'autant plus que j'apprends, en googlisant ce nom, que cette colline (481 m) porte en son sommet les ruines d'un château médiéval.


N'oublions pas maintenant que cette région de Bohême, près de la frontière avec l'Allemagne, appartenait au pays des Sudètes, à forte minorité allemande, qui fut annexé par Hitler en 1938, provoquant les désastreux accords de Munich censés éviter la guerre. Cette même année, Otto Dix est arrêté et emprisonné pendant deux semaines par la Gestapo. L'année précédente, en 1937, ses œuvres ont été déclarées « dégénérées » par les nazis. "Quelque 170 d'entre elles sont retirées des musées et une partie est brûlée ; d'autres sont exposées lors de l'exposition nazie « Art dégénéré » (Entartete Kunst)" (Wikipedia). Il sera d'autorité envoyé sur le front en 1944, et fait prisonnier en Alsace.

Alors je ne peux pas m'empêcher de voir dans cette peinture de paysage de prime abord inoffensive une charge subtile contre les forces de mort qui déferlent sur l'Europe et veulent réduire au silence les artistes de sa trempe.

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