jeudi 30 mars 2017

# 76/313 - La colombe du Détective

Le 17 mars dernier, en aparté d'un mail où il me parlait d'Otto Dix, Jean-Claude m'informait qu'il venait d'apprendre par ceux qui l'avaient adoptée, que la colombe du Détective était morte cet hiver. Le Détective avait été la première pièce que j'ai mise en scène, adaptation d'une nouvelle de l'écrivain grec Dimìtris Hatzis, traduite par Michel Volkovitch (on peut la lire sur son excellent site). Jean-Claude, fondateur de la compagnie Theatralacs, que j'avais rencontré l'année précédente, m'avait fait confiance sur ce coup-là. Il jouait par ailleurs le rôle de l'imprimeur Praxitèlis, "colombophile acharné", est-il écrit dans la nouvelle, aussi l'avais-je encombré d'une cage et d'une véritable colombe.

J'avais complètement oublié ce qu'elle était devenue, cette petite colombe, mais cela m'a touché d'apprendre sa disparition, en même temps que j'étais surpris de sa longévité (il y a plus de vingt ans que nous avons joué la pièce). Mais, ajoutait Jean-Claude, cela était "sans rapport aucun" avec Alluvions. Ce que dans un premier temps j'étais tout prêt à accepter.

Mais était-ce si sûr ? La page de l'épigraphe de L'invention de la solitude de Paul Auster - une citation d'Héraclite -, ce livre sur lequel je ne cessai de revenir ces temps-ci, portait mention du Détective.



Pourquoi cet ajout ?  Très certainement parce que la vérité dans l'histoire du Détective surgit elle aussi de manière déconcertante. Le jeune Thodoràkis, employé chez Praxitèlis  - en attendant une nomination aux écritures dans les bureaux de la sous-préfecture, nomination qui ne viendra jamais -, échafaude toute une théorie autour de la disparition inexpliquée d'un pauvre bougre de la petite ville, et s'aperçoit quinze ans plus tard, au détour d'une promenade nocturne, qu'il était dans l'erreur et qu'il a laissé filer l'amour de sa jeunesse :

Il n'y a pas de secret ici, pas de crimes dont les fils s'étendent au loin, pas de meurtres ou de vols. Aucune justice rendue à l'enquêteur, aucune suite, aucun triomphe. Il n'y a qu'une jeunesse perdue, une vie égarée, un rêve mensonger auquel, il le sait maintenant, il n'a jamais cru... Il s'est rassis sur le banc, a de nouveau caché son visage dans ses mains, a laissé couler ses larmes, sans un sanglot ; ce n'est qu'un humble chagrin, tout est fini.
Héraclite, c'était aussi la Grèce, comme Dimìtris Hatzis, comme Lycophron aussi (bien qu'alexandrin, il était grec par la langue). Et la colombe n'était-elle pas présente aussi dans le grand poème de l'Obscur ?

Vers 86 : Je vois courir une torche ailée
               vers l'enlèvement de la colombe si timide de la chienne à mourir

Vers 102 : Et un loup avait enlevé l'adolescente génisse incestueuse et garce
                 Il l'avait privée du fruit de ses semences : les deux colombes sombres.

Vers 131 :  il t'aura jeté hors de la colombe noire, la femme sans pudeur, qui te bouleversait de désirs

Selon Hérodote, c'était une colombe noire qui avait fondé l'oracle de Dodone, en Épire. L'Epire, en Grèce du Nord, est la région natale de Hatzis, "dans ces zones ambiguës, crépusculaires, très loin des clairs soleils du Sud ", écrit Volkovitch.

Noé et la colombe. Extrait de la Bible historiale (XIVe siècle)

Si j’avais choisi ce texte, c’est aussi parce qu’il avait des résonances autobiographiques. J’avais à peu près l’âge de Thodoràkis et parfois je me demandais si je n’avais pas, comme lui, sacrifié à des rêves mensongers. Lisant la préface et les notes de Michel Volkovitch qui suivent la nouvelle, je m’aperçois qu’il a éprouvé le même sentiment inconfortable :

“La traduction de ce livre et sa publication furent un long feuilleton tragi-comique. Je ne raconterai ici que le début : la rencontre d'un étudiant de grec aux Langues-O, âgé de trente-trois ans, qui n'a encore jamais traduit, avec l'histoire de Thodoràkis et Va-et-viens. Je suis bouleversé. Je m'identifie, douloureusement, à ce jeune homme qui n'a encore rien fait de sa vie et attend le salut de ce qu'il écrit dans un cahier. Thodoràkis, mon frère. Traduire son histoire est une nécessité, un devoir. Je me lance, malgré mon grec rudimentaire, et ponds une version française maladroite sûrement (je l'ai perdue depuis). Je la soumets à mon prof de littérature grecque, Chrìstos Papàzoglou, qui ne me décourage pas. J'attendrai neuf ans avant de trouver un éditeur — ou plutôt deux ! Mais ceci est une autre histoire.
Vingt-six ans après, je relis «Le détective» avant de le mettre en ligne. J'ai eu plus de chance que le petit imprimeur, le contenu de mes cahiers désormais a plus d'un lecteur, la vie m'a comblé sur tous les plans. Quel chemin parcouru ! Quelle chance d'avoir pu me faire connaître ! Deux ou trois fois, au début de mon parcours, petit Poucet perdu dans la forêt éditoriale, j'aurais pu abandonner la partie et retomber dans le silence, moi aussi.”

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