vendredi 7 avril 2017

# 83/313 - L'Aiguille creuse

« Aussitôt Isidore regarda les timbres de la poste. Ils portaient Cuzion (Indre). L'Indre ! Ce département qu'il s'acharnait à fouiller depuis des semaines !
Il consulta un petit guide de poche qui ne le quittait pas. Cuzion, canton d'Eguzon... Là aussi il avait passé.
Par prudence, il rejeta sa personnalité d'Anglais, qui commençait à être connue dans le pays, se déguisa en ouvrier, et fila sur Cuzion, village peu important, où il lui fut facile de découvrir l'expéditeur de la lettre. »

Maurice Leblanc (L'Aiguille creuse, Le Livre de Poche, p. 146)

Rabelais n'est pas le seul écrivain à hanter le val de Creuse. Plusieurs siècles plus tard, voici Maurice Leblanc dans l'une des plus célèbres aventures d'Arsène Lupin : L'Aiguille creuse (1909). On sait que celle-ci se termine à Etretat, dans le roc de l'Aiguille sensé abriter les trésors des Rois de France, mais l'enquête, avant de gagner la Normandie, a été aiguillée dans l'Indre. Isidore Beautrelet, jeune lycéen surdoué de 17 ans, s'y rend à la recherche de son père, enlevé par Lupin, après avoir découvert un mystérieux message crypté dont les seuls mots déchiffrables étaient donc Aiguille creuse.


Après Cuzion, l'enquête le mène à Fresselines puis à Crozant, grâce à la filature d'un vieux rémouleur, le père Charel. Lui-même est suivi par un autre individu.


"Tous trois, les uns derrière les autres, ils montaient et descendaient les pentes raides du pays, et ils arrivèrent à Crozant. Là, le père Charel fit une halte d'une heure. Puis il descendit vers la rivière et traversa le pont. Mais il se passa alors un fait  qui surprit Beautrelet. L'individu ne franchit pas la rivière. " Beautrelet choisit alors de le suivre et découvre alors un rempart de hautes murailles, puis "un vieux toit Louis XIII que surmontaient des clochetons très fins disposés en corbeille autour d'une flèche plus aiguë et plus haute." Deux paysannes lui apprennent un peu plus tard qu'il s'agit là du château de l'Aiguille :
    "Le château de l'Aiguille... Ah !...Mais où sommes-nous, ici ? Dans le département de l'Indre ?
- Ma foi, non, l'Indre, c'est de l'autre côté de la rivière... Par ici, c'est la Creuse."
     Isidore eut un éblouissement. Le château de l'Aiguille ! le département de la Creuse ! L'Aiguille Creuse ! La clef même du document ! La victoire assurée, définitive, totale...
     Sans un mot de plus, il tourna le dos aux femmes et s'en alla en titubant, comme un homme ivre."
Remarquable enchevêtrement du réel et de la fiction. Leblanc est très bien documenté : la Creuse délimite effectivement la limite entre les deux départements, et il existe bien un château près du pont, entre Crozant et la rivière. Sauf qu'il ne s'agit pas du tout d'un castel Louis XIII mais des ruines du vieux château féodal des comtes de la Marche, lequel  ne s'est jamais nommé château de l'Aiguille.

Crozant (Wikipedia)
Comment le Normand Leblanc connaissait-il si bien la région ? Peut-être avait-il des amis dans le coin ? J'ai pensé alors au poète Maurice Rollinat, natif de Châteauroux, qui connut une gloire parisienne éphémère avant de se retirer à Fresselines. Et effectivement la notice Wikipedia sur l'école de peinture de Crozant mentionne (sans plus de précisions) que Maurice Leblanc vint visiter le poète, qu'il avait connu à Paris. Notons que Rollinat habita le hameau de Puy-Guillon, proche du château du même nom recelant une partie de l'Aiguille, tout comme le père Charel traversant le pont de Crozant s'origine dans le Pont Charreau sur la Sédelle, dont la légende dit qu'il fut construit par le diable, abusé par un maçon facétieux.

Si cette hypothèse est exacte, il faut tout de même souligner que Maurice Leblanc n'a aucunement fait un repérage pour son roman : Rollinat est mort en 1903 alors que la première histoire de Lupin date de 1905. L'écrivain a fait jouer ses souvenirs, et son imagination géographique a fait le reste.

Jacques Derouard, le biographe de Leblanc, affirme dans un entretien à L'Express que "son succès repose sur la résolution d'énigmes dont le dénominateur commun est qu'elles sont toutes très anciennes, remontant jusqu'à l'époque gallo-romaine. La plupart de ces énigmes sont devenues des mythes car leur résolution est liée à l'histoire et à la géographie. C'est le cas, notamment, de L'Aiguille creuse d'Etretat : l'action ne pouvait pas ne pas se passer là. Leblanc a eu un trait de génie en utilisant des éléments géographiques si puissants car, aujourd'hui, les lieux mêmes sont attachés à Arsène Lupin, de sorte que l'on peut arpenter la Normandie, par exemple, sur les traces d'Arsène jusqu'à Etretat..."


En plaçant le Château de l'Aiguille à Crozant, Maurice Leblanc n'avait, semble-t-il, pas tout à fait tort...

2 commentaires:

blogruz a dit…

Incidemment, un peintre de l'école de Crozant se nomme Maurice Leblanc. Il est né en 1910 et a peint notamment la Creuse et Crozant.
Par ailleurs, j'ai en ma possession La technique du vide, d'un autre Maurice Leblanc, Agrégé de l'Université, paru en 1951 chez Armand Colin, dont le sigle AC pourrait rappeler certain rocher évidé...

Patrick Bléron a dit…

Merci Rémi. Je ne connaissais pas du tout ce Leblanc peintre, qui n'est pas répertorié dans la notice de Wikipedia sur l'Ecole de Crozant, https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_de_Crozant. Le sigle AC est le logo d'Armand Colin, visible sur d'autres livres de la même collection. Dans le perspective lupinienne, choisir cette maison d'édition quand on s'appelle Leblanc était un choix judicieux...