mardi 11 avril 2017

# 86/313 - Sous le signe du Taureau

La société s'est largement sécularisée, la déchristianisation n'a pas connu de cesse en ce début de XXIe siècle, pourtant  les grandes fêtes religieuses continuent d'être les repères temporels essentiels de notre existence. Pâques, Noël, Toussaint, Ascension, Pentecôte... dont le sens mystique se perd de plus en plus pour un nombre toujours plus grand de nos concitoyens, persistent dans leur rôle de bornes : une temporalité sacrée irrigue toujours notre monde.

Ce qui est vrai pour le temps l'est-il pour l'espace ? Je veux dire : existait-il une spatialité sacrée analogue à la temporalité sacrée ? On l'admet volontiers - comment nier l'évidence ? - pour le local : l'église, le monastère, la chapelle, les nécropoles définissent des espaces sacrés distincts des espaces profanes qui les entourent. En ce sens-là le sacré perdure, et a même investi peu ou prou d'autres lieux non religieux : écoles volontiers considérées comme des sanctuaires, palais de justice, mairies, musées, sites patrimoniaux de toutes sortes. Mais si l'on passe au niveau global, au niveau d'un territoire, on conçoit mal voire pas du tout l'existence d'une organisation symbolique quadrillant l'entièreté de l'espace. Une géographie sacrée semble inconcevable.



Jean Richer, à l'origine spécialiste de Gérard de Nerval,  jetait pourtant en 1967 les bases d'une géographie sacrée du monde grec. A partir de l'étude des orientations "anormales "des temples d'Apollon et de l'examen des plus anciennes monnaies des villes grecques, il avait reconstitué trois grandes roues zodiacales centrées sur Delphes, Délos et Sardes en Asie mineure, vastes configurations symboliques qui prenaient racines dans les traditions égyptienne et mésopotamienne. L'ouvrage avait même été couronné par l'Académie française et Michel Butor avait pu écrire l'année suivante que "toute la religion grecque pourrait s'inscrire dans une immense métaphore : la terre devenant semblable au ciel" (Répertoire III, "Sites"). Guy-René Doumayrou, en  1975, prolongeait cette image dans sa Géographie sidérale (10/18), en affirmant que celle-ci "célébrait la noce continue du Ciel et de la Terre dans le lit des établissements humains, villes, châteaux, temples, châteaux organisés comme un vaste piège à esprit, d'usage quotidien." Tout le pays d'Oc trouvait sens dans un vaste zodiaque centré sur Toulouse.

Ces essais eurent un succès d'estime mais demeurèrent des tentatives isolées, que les historiens et archéologues non seulement ne prolongèrent pas, mais se gardèrent même de commenter. Et il en alla de même pour Robin Plackert qui, sur son blog, Fragments de géographie sacrée, s'employa à montrer qu'une autre roue zodiacale, il est vrai plus modeste, était observable en Berry, autour du centre de Neuvy Saint-Sépulchre.


Chaque secteur zodiacal porte le symbolisme spécifique du signe auquel il correspond. En ce qui concerne le petit territoire du Val de Creuse que nous explorons depuis quelques jours, il ressort qu'il est tout entier compris dans le signe du Taureau. Gargilesse (non figurée sur cette carte) est située sur la pointe 0°du signe tandis que Crozant se place plutôt sur l'extrémité opposée. Taureau, deuxième signe printanier, marque sous notre latitude le triomphe de la végétation.

Guy-René Doumayrou : "L'astrologie précise que Taureau est emblème de la joie charnelle, Vénus Génitrix ou Cythéréenne, ayant toujours un besoin ardent de plénitude physique. Serait-ce pour cette raison que la bourgade de Mas Saint-Pierre prit au Moyen Age, en devenant la cité la plus importante du secteur, le nom de Saint-Gaudens (d'après celui d'un hypothétique gamin martyrisé au Ve siècle), nom qui est la contraction du latin gaudivigens : qui mène joyeuse vie ? En tout cas, la gaudina est aujourd'hui encore dans certaines régions pyrénéennes une femme libertine, et la gauda une jatte de terre, une terrine et plus spécialement la sébile des orpailleurs Ainsi se trouve admirablement précisé le rôle d'humble réceptacle de la lumière qui est dévolu à ce signe". (p.68)

L'alignement Cuzion-Gargilesse-Badecon, au coeur du secteur, participe de cette même thématique vénusienne. La grivoiserie de Badecon évoque pleinement la gaudina pyrénéenne. Grivoiserie encore patente dans le saint Greluchon de l'église de Gargilesse, que les femmes venaient gratter aux endroits idoines pour favoriser la fertilité (une réplique moderne a été réalisée en 2012 par un artiste de Saint-Plantaire, Nadaud-Guilloton). Le CNRTL assure que le " nom de ce saint de fantaisie est issu d'un calembour obscène sur greluchon et grelot (proprement « clochette » d'où « testicules » p. anal. de forme); suff. dimin. hypocoristique -uche* + -on* (cf. ses autres dénominations : saint Génitour, saint Phallien en Berry ds L. Réau, Iconographie de l'art chrétien, t. 3, p. 617)."

Ce Greluchon au grelot n'est pas sans rapport avec le coqueluchon du fou médiéval. Qu'on se rappelle cette note de Claude Gaignebet sur la gravure des Fous de Carnaval : "Le coqueluchon est à oreilles et grelots car la substance cérébrale d’un fou est si réduite et sèche qu’elle est comme la bille d’un grelot. Il s’orne au front de la pierre de folie qu’il faudra opérer."


Ce coqueluchon se retrouve sur le Fou (parfois appelé le Mat) du Tarot, dont la version pudique est la plus courante :

Le Mat (Tarot de Nicolas Conver, 1761)
 Mais on trouve des versions plus osées :


Que l'on peut rapprocher d'une célèbre sculpture de la Maison d'Adam à Angers, le Tricouillard (qui n'est pas sans faire penser bien entendu à notre Triboullet) :


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