jeudi 11 mai 2017

# 112/313 - Quel temps fait-il à Paris ?

Il me faut revenir en partie sur ce que j'affirmais hier : nulle mention (à ma connaissance) de Jacques Tati dans le discours critique sur Le Sacrifice de Tarkovski. Car j'ai fini par dénicher un article d'un certain Daniel Weyl intitulé  Le son dans Le Sacrifice, matériau de l'invisible, première version d'un article paru dans "Cinergon" 17/18, décembre 2004. Il n'est pas question du gag que j'ai relevé, mais de l'usage de la bande-son. "Omnidirectionnel, impalpable et invisible à la fois, le son, note Weyl, est approprié à la suggestion d'un au-delà. (...)  l'univers sonore du film n'est pas dominé par la musique de fosse* qui, trop souvent, exerce une forme de contrôle totalitaire de l'image et surtout du son qui lui est consubstantiel. Or La Passion selon Mathieu, ne fait qu'ouvrir et fermer le récit. Encore s'efface-t-elle au début progressivement par la surimposition des bruits naturels du littoral, comme à la fin où s'y mêlent encore des paroles diégétiques."

C'est ce statut ambigu du son, nous laissant souvent dans l'ignorance ou l'incertitude de sa source, qui caractérise le cinéma de Tarkovski, mais n'allons pas croire, prévient Weyl, "que cette façon d'envisager le son (et l'image) ne concerne que Tarkovski. Dans Les Vacances de Mr. Hulot, Tati rendait déjà le son indécidable en mettant en jeu la musique de fosse qui passe en fait la plupart du temps à l'écran, ou en décalant les sons, par exemple en produisant un son d'aspiration malséant au moment où un pensionnaire sirote son thé, puis en dévoilant par décadrage qu'il s'agit du ronflement d'un autre affalé sur un fauteuil."

Nous pouvons trouver un exemple de ce "son indécidable" dans l'extrait ci-dessous.


Nathalie Pascaud, avant d'aller au balcon de sa chambre d'hôtel, pose un vinyl sur son électrophone. Il s'en échappe la célèbre musique du film, le thème Quel temps fait-il à Paris ? composé en 1954 par Alain Romans. La caméra descend ensuite sur la plage, et le thème court toujours, avec pratiquement le même volume sonore alors qu'il devrait, si l'on était dans un strict réalisme, s'estomper et même disparaître.


A Sainte-Sévère, dans l'Indre, tout près de chez moi, on a fêté le week-end dernier l'anniversaire des soixante-dix ans de Jour de fête. C'est en effet en 1947 que Tati commença le tournage du film dans ce village qu'il avait connu pendant l'Occupation, s'étant réfugié dans un hameau voisin pour échapper au STO. Pierre Richard était de la partie :


Pierre Richard célèbre les 70 ans de "Jour de fête"

De l'autre côté du monde, dans cette Amérique que voulait copier le facteur François, naissait la même année 1947 un certain Paul Auster.


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* "On parle de musique de fosse quand dans une séquence la musique ne peut provenir d'aucune source identifiable dans le champ (à l'intérieur du cadre) ou le hors-champ (à l'extérieur du cadre). C'est donc un son off. C'est comme si cette musique était jouée par un orchestre situé dans la fosse : cette musique est donc audible par les spectateurs du film mais pas par les personnages. [...]
Par opposition à la musique de fosse, la musique d'écran a une source identifiable dans le champ ou le hors-champ. Elle est entendue par les spectateurs mais aussi par les personnages de l'histoire."
David Ridet, site Ciclic.
Cette distinction musique de fosse/musique d'écran a été établie par Michel Chion.

Sur la raréfaction de la musique de fosse chez Tarkovski, Daniel Weyl cite un passage de son livre Le temps scellé : "Pour qu'une image cinématographique puisse atteindre tout son volume, il me semble préférable, en effet, de renoncer à la musique. Parce que, strictement parlant, le monde transformé par le cinéma et celui transformé par la musique sont deux mondes parallèles en conflit l'un avec l'autre. " (Le Temps scellé, p. 147).

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