lundi 15 mai 2017

# 115/313 - L'enfance d'Ivan

Entrer dans l’œuvre de Tarkovski, c'est comme pénétrer soudain, spéléologue chanceux que vous êtes, dans une cavité souterraine inouïe, une cathédrale où les lueurs de vos lampes révèlent des concrétions somptueuses ou des fresques d'une beauté sauvage : il y a là plus que vous ne pouvez explorer, il vous faudra revenir encore et encore et sans cesse de nouvelles perspectives s'ouvriront à vous.
Je suis ce visiteur-là. Qui, bien loin de prétendre donner une image globale de ce qu'il a cru voir et sentir, s'en tiendra à quelques coups de projecteur sur telle ou telle facette de ce territoire étincelant.

J'ai pris conscience dans le même temps qu'il me fallait arpenter tout ce qu'il m'était possible de ce territoire, aussi ai-je décidé de voir les films que je n'avais pas encore vus, et de revoir les autres. C'est ainsi que j'ai découvert L'enfance d'Ivan, le premier long métrage de Tarkovski, réalisé en 1962. Il sort alors de l'école soviétique de cinéma, le VGIK, lorsqu'on lui propose de reprendre le tournage de cette adaptation d'une nouvelle de Vladimir Bogomolov. Le réalisateur engagé a complètement raté son coup, au point que rien n'est sauvable. Avec la moitié de budget restant, Tarkovski reprend tout à zéro, s'entoure d'une équipe d'acteurs et de techniciens talentueux, reconfigure le scénario et signe son premier chef d’œuvre.

Chris Marker, dans son admirable film "Une journée d'Andreï Arsenevitch", que j'ai déjà évoqué ici, nous présente une nouvelle boucle. Entre L'enfance d'Ivan et Le Sacrifice, du premier plan de l'un au dernier plan de l'autre, demeurent un arbre et un enfant.


Cela est saisissant, et juste. Mais il me semble qu'un élément est oublié, si trivial qu'on ne le considère pas à sa juste valeur ; si simple, si sot, oserais-je dire, qu'on ne lui prête pas attention. Cet élément c'est le seau. Ce seau qui intervient dans l'histoire racontée par Alexandre à Petit Garçon au début du film, histoire que reprend Tarkovski dans le finale de son unique essai, Le Temps scellé (1989).
Un moine, pas après pas, seau après seau, avait arrosé un arbre desséché sur le sommet d'une colline, sans jamais douter de la nécessité de ce qu'il accomplissait, ni perdre un seul instant confiance en la venu miraculeuse de sa foi dans le Créateur. Et c'est pourquoi il avait connu le miracle: un beau matin, les branches s'étaient couvertes de feuilles, l'arbre avait retrouvé la vie.
Seau que l'on retrouve à la fin du film, porté avec difficulté par Petit Garçon, jusqu'à l'arbre planté par son père.
 

Or, le seau est aussi une figure forte dans L'enfance d'Ivan. Il apparaît dès la scène d'ouverture, le premier rêve d'Ivan, seau d'eau fraîche porté par la mère dans lequel il se désaltère : vision lumineuse et idyllique brutalement interrompue par le crépitement d'une mitrailleuse.

 

On le retrouve dans une autre scène de rêve, le formidable rêve du puits, où on le retrouve avec la mère. Avec encore une fois, une chute brutale, à tous les sens du mot, celle du seau tout d'abord, en contre-plongée vertigineuse, puis celle de la mère, gisant au sol, arrosée par une gerbe d'eau. Et le seau en premier plan.

  
Et nous le retrouverons enfin dans la scène finale, toujours rêvée, car nous avons appris qu'Ivan a été exécuté par les nazis.


 

Ici encore la mère est porteuse du seau. Toute l'eau salée de la Baltique ne saurait rivaliser avec cette eau douce apportée par la mère, cette eau qu'il faut boire au seau même, cette eau de vie qui rime avec bonheur et amour. Mais la dernière image au bout de la course lumineuse est celle de l'arbre mort, encore un, l'arbre mort de la plage, trou noir du destin. Encore une fois les choses reviennent, mais pas à l'identique : dans Le Sacrifice, le dernier plan ne sombre pas dans l'opacité, l'arbre mort, et qui peut-être reverdira, laisse étinceler la moire des vagues.

 

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