mercredi 14 juin 2017

# 141/313 - Le Graal et les Grandmontains

Il est important d'examiner le contexte historique, politique et culturel du Conte du Graal. Celui-ci ne sort pas tout benoîtement de l'imagination de Chrétien de Troyes. L’œuvre a un commanditaire, qui n'est autre qu'un des féodaux les plus influents du royaume, Philippe de Flandre, dit Philippe d'Alsace, parrain et précepteur de celui qui allait devenir Philippe Auguste. Il fournit en outre au poète champenois un argument sous la forme, dit Philippe Walter, d'un opuscule, dont malheureusement nous ne savons rien.

"Il se trouve, écrit William Blanc, qu'au moment où Chrétien de Troyes écrit le Conte du Graal, la situation en Terre sainte est catastrophique ; Jérusalem a été reprise par les Sarrasins sous le commandement de Saladin en 1187. Le dédicataire du roman n'est autre que Philippe de Flandre, qui part à la croisade en 1190 et y mourra l'année suivante. Le Conte du Graal rend compte de cette ambiance et tend à proposer une véritable révolution chevaleresque, pour reprendre l'idée de Simonetta Cerrini, qui vise ni plus ni moins à faire de l'aristocratie militaire un instrument de Dieu, au même titre que le clergé*." (Le roi Arthur, un mythe contemporain, Libertalia, 2016, p. 39)

Sceau de Philippe d'Alsace (Wikipedia)
Chrétien de Troyes travaillait toujours pour de grands féodaux, comme ce Philippe d'Alsace ou bien Marie, fille d'Aliénor d'Aquitaine.  William Blanc indique aussi qu'il entretenait des liens avec les Plantagenêt, qui lui auraient notamment permis d'accéder très tôt aux textes arthuriens antérieurs. Un fait qu'il faut peut-être mettre en rapport avec la présence dans les deux sites récemment investigués - la région d'Aigurande et celle de Saint-Benoît la Forêt en Touraine - de monastères de l'ordre de Grandmont. Ce n'est sans doute pas un hasard si l'ordre s'est particulièrement vite développé sur les fiefs du roi d'Angleterre, la Normandie, l'Anjou, la Saintonge, le Poitou et la Gascogne : « Car le roi d'Angleterre, Henri II Plantagenêt, plein d'admiration pour leur ferveur, se fit très vite leur protecteur. » (L'art grandmontain, Zodiaque, 1984).

Rappelons que cet ordre de Grandmont fut fondé au XIème siècle par Etienne de Muret, près d'Ambazac, dans le Limousin. Les  Grandmontains  suivaient une règle austère qui stipulait le silence absolu en dehors des offices, des jeûnes fréquents et la quête d'aumônes auprès des paysans. Mais il semble qu'ils redistribuaient aussi beaucoup, car ils furent surnommés les Bonshommes (comme les Cathares méridionaux). Bien sûr, comme dans tous les ordres monastiques, il y eut des crises et la simplicité originelle de l'ermite Étienne fut battue en brèche avec la croissance rapide de l'Ordre. Il périclita tellement qu'il fut supprimé en 1772 par une bulle de Clément XIV, échappant ainsi de peu aux foudres de la Révolution.

C'est pendant l'une de ses crises, alors que les conflits entre clercs et convers étaient nombreux, qu'un nouveau prieur, Gérard Ithier, élu en 1188, envoya à Rome deux religieux, Robert et Guillaume, respectivement prêtre et convers, pour plaider la cause de la canonisation d’Étienne auprès du nouveau pape Clément III. "Ils furent, semble-t-il, écrit Gilles Bresson, aidés dans leur tâche par de nombreux prélats et même le roi d'Angleterre, Henri II Plantagenêt, qui était déjà intervenu en ce sens." (Gilles Bresson, Monastères de Grandmont, Guide d'histoire et de visite, éditions d'Orbestier, 2000, p. 10)

Une bulle pontificale datée du 21 mars 1189 scellera la réussite de l'entreprise et la cérémonie de canonisation aura lieu à Grandmont le 30 août 1189, en présence du légat du pape et d'une "foule immense de moines et de laïcs". "Hélas, poursuit Gilles Bresson, Henri II Plantagenêt qui avait eu dessein d'y assister était mort à Chinon le 6 juillet 1189."

Observons que ces faits se déroulent à la même époque que l'apparition du Conte du Graal (que William Blanc situe entre 1181 et 1191). Cette mort même d'Henri II à Chinon, à quelques toises de Saint-Benoit la Forêt, montre bien le rapport très étroit des souverains anglais avec ce territoire.


Prieuré grandmontain de Puychevrier, près du Blanc


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* En note de bas de page, William Blanc précise : "Simonetta Cerrini voit dans les Templiers un moyen pour l'aristocratie militaire de s'inscrire dans l'économie du salut chrétien en faisant la guerre, ce qui ne manqua pas de provoquer de vives résistances au sein du clergé. De plus, les Templiers sont le modèle même de chevaliers anticourtois, ou, comme l'auteure l'écrit, de chevalerie "anti-héroïque". Ils portent des habits simples, se laissent pousser la barbe en signe de pénitence, refusent de chasser - sauf le lion, symbole du diable -, rejettent l'exploit individuel que recherche le modèle de chevalier arthurien et combattent au contraire avec une discipline qui les rend redoutables. Voir Cerrini Simonetta, La Révolution des Templiers : une histoire perdue du XIIe siècle, Perrin, Paris, 2009 [2007], notamment p. 185-213."

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