vendredi 14 juillet 2017

# 167/313 - Le jeu de la synchronie


Je ne serai pas resté cartésien très longtemps. Voici déjà que le démon de l'analogie, le facteur de coïncidences, l'Attracteur étrange me tirent par le bras pour que je rende compte d'une synchronicité, phénomène bien peu cartésien, ou du moins éminemment suspect à qui se revendique du cartésianisme. Que celui-ci m'excuse et me passe cette fantaisie.

Voyons l'affaire : début juin, je relis donc cet essai sur Descartes par Denis Moreau, Dans le milieu d'une forêt, que j'avais découvert en 2012 mais jamais terminé (non par désintérêt, mais emporté alors sur d'autres lectures qui m'avaient sans doute, à tort ou à raison, parues plus urgentes ). En même temps, je trouve à Noz des Entretiens de l'écrivain japonais Kenzaburô Ôe avec Ozaki Mariko (Philippe Picquier, 2014). Je n'ai jamais lu un livre de Kenzaburô Oe, mais j'ai vu des émissions, lu des articles, appris sa lutte contre le nucléaire, bref j'ai envie de le mieux connaître, c'est l'occasion ou jamais avec ce livre où il fait une sorte de bilan de cinquante ans de vie intellectuelle intense.


Tout commence vraiment avec le chapitre 3, intitulé Le jeu du siècle et le jeu de la synchronie, et une section particulière de ce chapitre introduit par l'intertitre suivant : 1960 et la lutte contre le traité de sécurité. Ozaki Mariko commence ainsi :

"Cette "forêt montagnarde", c'est-à-dire ce lieu qui est à la fois votre village, la nation, une petite part de l'univers, apparaît pour la première fois dans vos romans en 1967, dans Le jeu du siècle (Man'en gannen no futtôboru, "Le football de la première année de l'ère Ma'nen"), i me semble. Derrière un titre qui peut paraître enjoué se cache l'expression d'une profonde préoccupation des jeunes de l'époque, à savoir la généralisation de l'opposition au Traité de sécurité et la question de la sortie de cette situation, sujet qui sous-tend l'ensemble du roman.[...]"

Manifestations contre le Traité de Coopération Mutuelle et de Sécurité (1960)
Mes antennes frétillent immédiatement avec ces phrases mêlant la forêt avec ces deux années 1960 et 1967, respectivement année de ma naissance et année-phare de mon projet actuel. Ôe répond que le roman était fondé sur un aller-retour de cent ans, d'une émeute de 1860 jusqu'à l'entraînement de football d'une équipe de jeunes en guise de préparation des manifestations de l'année 1960, événement social dont il confesse que ce fut l'expérience la plus marquante de sa jeunesse. Pour la relater il crée deux personnages, une "paire brisée", les deux frères Mitsu et Taka, l'un agissant, l'autre ne faisant que lire et réfléchir.
"Quand la lutte contre le Traité de sécurité est terminée, le jeune frère Taka crée un groupe qui fait des excuses aux citoyens et il part aux États-Unis puis il retourne chez son frère  Tokyo et ils décident de retourner dans leur village montagnard natal. Mitsu et sa femme prennent un bus qui traverse la forêt et retournent au village. Personnellement, c'est à ce moment que pour la première fois j'ai consciemment regardé cette forêt différemment. En même temps que les deux personnages se découvrent dans la forêt, moi aussi, j'ai le sentiment d'avoir alors découvert la forêt qui est en moi." (p. 104)
 A ces propos, son interlocutrice s'interroge : "S'agit-il du chapitre intitulé "La puissance de la forêt" ? "Au milieu de la forêt le bus s'arrête de façon inattendue, comme s'il s'agissait d'une panne. [...] Nous sommes entourés comme par un mur d'arbres à feuilles persistantes sombres et au-dessus de nos têtes, à l'endroit où nous sommes arrêtés sur la route qui traverse la forêt, on voit un mince filet de ciel d'hiver. " [C'est moi qui souligne]

On peut la penser de prime abord très superficielle cette connexion que je réalise entre Descartes et l'écrivain japonais, mais il faut y regarder de plus près. Tout d'abord, c'était la seconde fois que le philosophe se voyait confronté à cet ailleurs idéologique et culturel qu'est le Japon (la première fois, c'était avec Augustin Berque). Ensuite, il faut bien voir que ce qui est en cause ici et là c'est le poids de la décision. On a vu que la métaphore de la forêt chez Descartes cherche à fonder la seconde maxime qui consiste à déterminer son chemin et à s'y tenir, alors que Kenzabûro Ôe traduit par sa fratrie le déchirement entre les options diverses et contradictoires qui agitent le cœur des hommes : agir ou réfléchir,  combattre ou se mettre en retrait, s'engager ou rester un simple témoin.

Lui-même emploie le même mot, déchirement, pour qualifier sa vie entre son village natal et la grande ville qu'est Tokyo : "Tout en étant à Tokyo, j'écris  propos de la forêt. Et quand je retourne dans la forêt, je me mets à réfléchir à un voyage dans un pays étranger... Et cela au fond correspond à ma vie réelle."

Cet aller-retour entre deux lieux qui travaille l'écriture de Ôe, Ozaki Mariko l'envisage comme une force, une force de vacillation. Et ce mot est en français dans le texte.

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