vendredi 21 juillet 2017

# 173/313 - Dauman et Tarkovski


Le producteur  Anatole Dauman, né le à Varsovie (Pologne) est mort le à Paris. Dans Les Inrocks, Vincent Ostria lui rendit alors un bel hommage montrant bien le rôle éminent qu'il eut dans le cinéma français et même international.

"Au champ d’honneur. Avec la disparition du grand producteur Anatole Dauman, le cinéma français perd l’un de ses derniers samouraïs.
Sans le surgénérateur Anatole Dauman, il n’y aurait jamais eu ces deux déflagrations du cinéma d’auteur : Hiroshima mon amour (1959) et L’Empire des sens (1976). Si Argos ­ du nom d’un géant mythologique surnommé Panoptès, “celui qui voit tout” ­, sa société de production à l’emblème de la chouette, n’avait pas existé, Alain Resnais n’aurait jamais tourné le plus brûlant court métrage du siècle, Nuit et brouillard (1955). Sans ce producteur-samouraï né en 1925 en Pologne, humaniste et ami des surréalistes, remarquable agent de la circulation des désirs et des idées, comment donc auraient démarré Resnais et Chris Marker, avancé Bresson, continué Wenders et explosé Nagisa Oshima ? Comment Robert Bresson eût-il pu tourner son poignant et poétique Au hasard Balthazar (1966), dont le scénario avait essuyé durant cinq ans les rebuffades des professionnels de la profession sous prétexte qu’il contait l’histoire d’un âne ? Qui d’autre que cet accoucheur d’artistes singuliers pouvait se targuer d’être resté, des années 50 à nos jours, le soutien indéfectible d’un cinéaste rare et solitaire comme Chris Marker, et de lui avoir permis de réaliser un des plus beaux films de science-fiction, La Jetée (1962), aussi bien que le décoiffant Level five (1996) ­ l’ultime production de Dauman ? Idem pour Godard avec qui ce mécène moderne fit un bout de chemin. Idem pour le Paris, Texas de Wenders (1984). Idem pour Tarkovski, à qui il permit de nous quitter, auréolé de son bouleversant et prophétique Sacrifice (1986). Tout citer serait fastidieux.[...]" [C'est moi qui souligne]
L'idée m'est venue de reprendre le Journal de Tarkovski en y cherchant les entrées sur Anatole Dauman. L'index à la fin du livre facilite bien les choses. Le première occurrence se situe au 28 juillet 1985, Tarkovski écrit alors de Stockholm et relate la dernière partie du tournage du Sacrifice, avec le désastre de la scène finale de l'incendie, à cause de la caméra bloquée. Tarkovski insiste pour retourner la scène mais se heurte aux productrices sur place, qui invoquent un coût trop important.
"Pendant ce temps, Anna-Lena a disparu de la circulation, après avoir déclaré à Larissa que j'étais prêt à monter la scène avec le matériau existant ! Larissa l'a retrouvée pour lui dire que, comme la fin du film manquait, il faudrait expliquer aux producteurs - Anatole Dauman notamment, qui justement s'apprêtait à se rendre au Gotland - pourquoi le film ne marchait pas. Anna-Lena a pris peur et, ayant obtenu l'accord du directeur de l'Institut (étais-ce nécessaire ?), elle a embauché des ouvriers  et le décor a été refait en une semaine, même pas ! Pour, bien sûr, moins que 60 000 dollars ! J'ai pu filmer la dernière scène, le dernier jour, le cinquante-cinquième ! Anatole Dauman, Chris Marker (qui a fait une vidéo sur le tournage) et Gilles Alexandre, un journaliste de Télérama, sont venus au Gotland. Ils ont visionné le matériau et sont repartis enchantés. Je me demande ce qu'ils ont vu..." (p. 493-494)


On voit déjà ici l'empreinte décisive de Dauman (même s'il n'intervient pas directement). Ce rôle de soutien va ensuite prendre d'autres formes : Tarkovski apprend en décembre de la même année 1985 qu'il est atteint d'un cancer ; soigné par Léon Shwarzenberg, il commence des séances de radio et de chimiothérapie dès janvier 1986. A la fin janvier, son fils Andrioucha et sa belle-mère Anna Semionovna sont enfin autorisés à sortir d'Union Soviétique. Leur arrivée est filmée par Chris Marker, ce sera une des séquences d'Une journée d'Andrei Arsenevitch (2000).
"15 février
Chris Marker est passé ce soir avec un cadeau de la part de Dauman : un walkman pour écouter de la musique. Que veut-il de moi ?
[ Il dit que Dauman s'enquiert beaucoup de ma santé, de notre triste situation, qu'il veut nous aider. Or nous le connaissons très peu ; il est le producteur de mon film, rien de plus. Anna-Lena parlait de lui comme d'un homme plutôt dur. Il laisse pourtant Chris Marker installer son studio dans ses locaux, et lui finance l'installation. Chris est un homme doué, intéressant. Je ne sais quel est son degré d'amitié avec Dauman, mais il existe quelque chose de plus rare, de plus subtil et de plus exceptionnel que le talent : c'est le don de deviner et de reconnaître le talent de l'autre ; tous n'ont pas ce don, loin de là.(...)]*
Le 13 avril, la famille Tarkovski emménage dans l'appartement prêté par Anatole Dauman, en attendant un appartement de la ville de Paris, promis par Jacques Chirac. Andreï nourrit toujours des projets : Saint Antoine, Hoffmann, L’Évangile... Le Sacrifice est projeté à Cannes le 12 mai. L'accueil critique est excellent mais la Palme lui échappe ; il reçoit tout de même le Grand prix spécial du Jury, que son fils va recevoir à sa place.
"23 mai à la maison - [ Anatole Dauman est venu pour me parler des prix décernés à Cannes ; il m'a paru très affecté de la décision "injuste" du jury pour Le Sacrifice. [...] Nous avons parlé avec Anatole des problèmes du cinéma contemporain. Il est l'un des rares, parmi les producteurs, à comprendre et à sentir la nature même du cinéma, à l'évaluer juste. On voit bien qu'il a travaillé avec Bresson, Godard, Wenders, Colpi... Les autres producteurs, malheureusement, ne se soucient plus de soutenir des films d'auteur ; le cinéma n'est plus pour eux qu'un moyen de faire de l'argent et la pellicule de celluloïd, qu'une marchandise comme une autre.
C'est un homme étonnant, ce Dauman. J'ai appris à le connaître ces derniers temps : froid et plutôt raide d'aspect, il est en fait extrêmement tendre, même sentimental et naïf, et incontestablement bon. La bonté est un don naturel qui ne s'apprend pas. On l'a ou on ne l'a pas. Je suis reconnaissant à Anatole Dauman pour sa sympathie et l'aide qu'il nous a apportée. L'appartement que nous occupons se trouve dans l'immeuble qui appartenait autrefois à ses parents, dont il nous a parlé avec attendrissement.]"
Andreï Tarkovski meurt dans la nuit du 28 au 29 décembre à la clinique Hartman de Neuilly. Larissa décline l'offre des autorités soviétiques de rapatrier le corps de son mari à Moscou et il est inhumé au cimetière orthodoxe de Sainte-Geneviève-des-Bois, près de Paris. "Le monument funéraire en marbre du sculpteur Ernst Neizvestny évoque le Golgotha et comporte sept étages, symbolisant les sept films de Tarkovski. Il est surmonté d'une croix orthodoxe réalisée à partir des croquis du réalisateur lui-même."(Wikipedia)


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*Les passages en italique sont de la main de Larissa, la femme de Tarkovski, trop faible alors pour tenir son Journal. Ces passages, retirés lors d'une précédente édition, ont été rétablis dans l'édition définitive de Philippe Rey.

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