mercredi 9 août 2017

# 189/313 - Mes feuilles tiennent à peine encore

Quand j'ai commencé ce que je n'aime pas désigner comme un travail, mais qui s'y apparente par certains aspects, j'avais esquissé un programme - encore un mot qui ne convient guère -, disons plutôt que j'avais prévu le synopsis d'une vingtaine de chroniques, deux ou trois lignes pour chaque, pas plus, et pour la suite on verrait bien. J'avais déjà l'intuition que ce cadre serait appelé à évoluer, que les choses allaient bouger, que d'autres motifs allaient s'incruster dans le décor, mais je ne me doutais pas à quel point. Il est significatif que je ne suis même pas allé jusqu'à la vingtième chronique prévue, qu'elle n'est pas annulée mais qu'elle reste en suspens, et que la seizième envisagée n'a été traitée qu'en cinquantième position.
C'est que le monde a fait irruption continuellement dans ma petite entreprise. Il y eut bien sûr les sources littéraires, artistiques, historiques, scientifiques ou philosophiques qui suivirent logiquement le fil de ma réflexion, et qui sont d'une certaine manière le fruit de ma propre volonté. Mais il y eut aussi, et très souvent, et sans doute plus décisif, ce qui advint d'inattendu, et que j'intégrai plus ou moins fortement, plus ou moins facilement dans l'écheveau complexe que je construisais au fil des jours. C'est en ce sens-là qu'il me semble légitime d'employer cette métaphore de l'Attracteur étrange : le monde vient à moi en même temps que je vais vers le monde. Mon être est essentiellement poreux, j'absorbe et je restitue, à la croisée des flux, au carrefour des membranes.
Prenons pour exemple les seuls quinze derniers jours de juillet : quels sont les éléments séminaux des derniers articles ? Énumérons : Un livre déniché à Noz (Anatole Dauman), deux autres en brocante (Harang, Gascar), un message d'une inconnue venu de Dun-le-Palestel pour un ami disparu l'année dernière, un concert de musique improvisée (Thouseau/Grare) et un montage de Dominique Gonzalez-Foerster sur Tarkovski. Bien sûr, ces éléments ne me sont pas tombés du ciel, je les ai d'une certaine façon choisis, mais ils étaient comme marqués par ce que les Grecs nomment le kairos : l'occasion. Qu'il faut attraper aux cheveux, ne pas laisser passer. Le monde nous est parfois donné, mais il reste à le saisir, sinon nous sommes comme Perceval qui regarde passer le cortège du Graal sans poser de question, et ne retrouve plus rien à l'aurore. Nous devons poser les questions, quand bien même les réponses nous échapperont toujours.


Ce qui va suivre dans les jours à venir ne fut donc pas prévu. Cela s'imposa, et comme souvent, c'est à un mélange que nous avons affaire, que nous devons décrire. Convergence de formes et de pensées, correspondances, coïncidences, synchronicités, formant la trame continue de cet essai. On ne sera pas surpris de voir Tarkovski encore à l'honneur, mais on verra aussi un inconnu faire son entrée dans la Zone, à savoir le philosophe italien Emanuele Coccia, dont le dernier ouvrage, La vie des plantes (Rivages, 2016), sera le second brin d'une tresse dont le troisième fil - autre apparition ici - n'est autre que l'historien Jules Michelet, à travers son Journal, dont des extraits substantiels (plus de mille pages) viennent de paraître en Folio.

C'est un article de Roger-Pol Droit dans Le Monde des livres, qui m'aiguilla sur Coccia. Il parlait d'"un essai magnifique autant qu'insolite", visant à réintroduire dans la philosophie, qui les a toujours négligées, ces plantes sans qui il n'est pas de vie possible sur Terre. Immobiles, elles n'en façonnent pas moins leur monde.
"Impossible d’oublier que notre atmosphère est d’abord un fait végétal : sans photosynthèse, pas d’oxygène, pas d’air. Chaque bouffée que nous respirons, c’est du souffle de vivants végétaux. Sortis de l’eau, ils ont créé autour de la terre un océan gazeux prolongeant la couche liquide. La terre leur doit l’atmosphère, et nous la vie.
Emanuele Coccia tire les conséquences métaphysiques de ce changement de perspective. Impossible, à ses yeux, de réhabiliter le mode de vie des végétaux et le lien au monde qu’il implique sans voir le socle de la philosophie basculer et finalement se dissoudre. Le monde n’est pas séparé des vivants, ni les vivants les uns des autres. « Plus qu’une partie du monde, l’atmosphère est un lieu métaphysique dans lequel tout dépend de tout le reste, la quintessence du monde compris comme espace où la vie de chacun est mêlée à la vie des autres » écrit le philosophe."
Dès le début du Miroir, le personnage du médecin égaré évoque les plantes en des termes bien proches de ceux d'Emanuele Coccia :




On rejoint cette idée d'intelligence du végétal que défend par exemple un autre italien, le chercheur Stefano Mancuso, qui dirige à Florence le Laboratoire international de neurobiologie végétale.

Emanuele Coccia, entre un prologue et un épilogue, structure son essai en trois parties qu'il nomme théorie de la feuille, théorie de la racine et théorie de la fleur. La plante, écrit-il, est d'abord et avant tout feuille :
" Les feuilles ne sont pas simplement la partie principale de la plante. Les feuilles sont la plante : tronc et racine sont des parties de la feuille, la base de la feuille, la simple prolongation par laquelle les feuilles, tout en restant hautes en l'air, se soutiennent et s'approvisionnent en nourriture du sol. [...] La plante entière s'identifie dans la feuille, dont les autres organes sont juste des appendices. C'est la feuille qui produit la plante : ce sont les feuilles qui forment la fleur, les sépales, les pétales, les étamines, les pistils ; et ce sont aussi aux feuilles de former le fruit." (Sergio Stefano Tonzig, Sull'evoluzione biologica., cité p. 161)
Le lundi 9 novembre 1846, alors que son père, malade, va bientôt mourir, Jules Michelet écrit (passage découvert en ce jour-même où je lisais Coccia) :
"Ma foi ! Qu'elle me soit acquise, solide, et ne meure point en moi. Car le reste meurt.
Mon père, enveloppé dans le manteau de Mme Dumesnil. Et elle-même, je l'ai vue mourir presque dans le fauteuil de Pauline. Que me veux-tu donc, ô mort ?
Et vous fragiles, Alfred, Adèle, Charles même, Étienne ? Je me sens à peine posé comme l'oiseau sur la branche. Mes feuilles tiennent à peine encore. Un coup de vent va venir..."

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