vendredi 15 septembre 2017

# 221/313 - Le principe de sérialité

On aura peut-être remarqué que j'use peu du terme de synchronicité, inventé par Carl Gustav Jung. C'est qu'il me semble que la simultanéité qu'il implique est bien rarement présente. Les coïncidences que je relève mettent en scène le plus souvent des événements contigus temporellement plutôt que strictement concomitants. Aussi je préfère souvent parler d'écho et de résonance, car écho ou résonance impliquent un décalage dans la durée. Pour prendre un exemple récent, la lecture du rêve dans Août 14 de Soljenitsyne précède de peu, en 1992, la découverte de Présence à Ravenne. La proximité thématique est répliquée par une proximité temporelle. Et la coïncidence avec Aurélien d'Aragon prend place immédiatement après la mise en évidence de la première coïncidence. Il y a là une chaîne d'échos. Et l'on voit aussi avec cet exemple que l'écho peut être longuement différé dans le temps : les coïncidences constatées en 1992 sont remises en lumière vingt-cinq ans plus tard, en 2017.

Paul Kammerer (1880-1926)
De fait, je me sens beaucoup plus proche des travaux d'un biologiste autrichien du nom de Paul Kammerer, beaucoup moins connu que Jung, et qui s'intéressa bien avant lui aux coïncidences. Le principe de sérialité qu'il avait établi me semble plus efficient que la notion de synchronicité. Je me permets ici de reproduire la section de la notice de Wikipedia qui traite de ce versant des travaux de Kammerer.
"En 1919 Kammerer publiait Das Gesetz der Serie. Eine Lehre von den Wiederholungen im Lebens- und Weltgeschehen (La loi des séries. Ce que nous enseignent les répétitions dans les évènements de la vie et du monde) dont le titre a été depuis adopté par le langage courant. Il y développait le principe de la sérialité, indépendante de la causalité et fondée sur l'observation de coïncidences étonnantes survenues au cours de plusieurs années. Ces observations provenaient de son expérience personnelle (un grand nombre étaient appuyées par des chiffres), de ce qui était arrivé à des amis ou de ce qu'il avait lu dans les journaux. La série y est définie comme suit : « La récurrence régulière de faits ou d'évènements identiques ou semblables, récurrence ou assemblage dans le temps ou dans l'espace telle que les membres individuels de la séquence - autant que l'analyse sérieuse permette d'en juger - ne sont pas reliés par la même cause active. » Arthur Koestler, biographe de Kammerer, parlera plus tard de « hasards signifiants ». Kammerer voulait établir par là qu'une loi universelle de la nature se manifeste dans de ce que nous appelons « hasards », et qu'elle agit indépendamment des principes de causalité physique que nous connaissons.
À l'appui de ses démonstrations, Kammerer produisait une collection de coïncidences dont voici quelques exemples :
- « Le 18 septembre 1916, ma femme, attendant son tour dans la salle d'attente du docteur J.V.H. parcourt la revue Die Kunst : elle est impressionnée par les reproductions des tableaux d'un peintre nommé Schwalbach, et se dit qu'elle doit se rappeler ce nom parce qu'elle aimerait voir les originaux. À ce moment la porte s'ouvre, et la réceptionniste appelle : "On demande Mme Schwalbach au téléphone." »
« - Le 23 juillet 1915, j'ai l'expérience de la série progressive suivante :
a) ma femme lit les aventures de "Mme de Rohan", personnage d'un roman de Hermann Bang, intitulé Michael; dans le tramway elle voit un homme qui ressemble à son ami, le prince Joseph Rohan; le soir le prince Rohan vient nous voir à l'improviste.
b) Dans le tram elle entend quelqu'un demander au pseudo-Rohan s'il connaît le village de Weissenbach-Sur-Attersee, et si ce serait un endroit agréable pour les vacances. En descendant du tram elle entre dans une charcuterie du Naschmarkt, où le vendeur lui demande si par hasard elle connaît Weissenbach-Sur-Attersee : il doit y expédier un colis et n'est pas sûr de l'adresse »
- « Le 17 mai 1917, nous étions invités chez les Schreker. Sur notre chemin j'achète à ma femme dans une confiserie devant la gare de Hütteldorf-Hacking des bonbons au chocolat. - Schreker nous joue son nouvel opéra Die Gezeichneten dont le rôle féminin principal porte le nom de CARLOTTA. Revenus à la maison, nous vidons le petit sac contenant les bonbons; l'un d'eux portait l'inscription CARLOTTA.»
Ces nombres, ces noms et ces situations qui revenaient indépendamment et correspondaient entre eux, il les qualifiait de processus cycliques d'un ordre et d'une puissance différentes et il ébaucha une terminologie propre pour la classification des séries. Il appelait série du second ordre une série dans laquelle le même type de coïncidences s'est produit deux fois successivement comme dans l'exemple suivant : « le 4 novembre 1910, son beau-frère alla au concert où il eut le fauteuil no 9 et le ticket de vestiaire no 9; le lendemain à un autre concert le même beau-frère eut le fauteuil no 21 et le ticket no 21. »50
En conclusion de son livre, Kammerer écrivait : « Nous avons établi que la somme des faits exclut tout « hasard » ou fait si bien du hasard une règle que cette notion même semble disparaître. En cela nous arrivons au cœur de notre pensée : en même temps que la causalité, un principe acausal agit dans l'univers. Ce principe influe sélectivement sur la forme et sur la fonction pour joindre dans l'espace et dans le temps les configurations apparentées; et cela dépend de la parenté et de la ressemblance. »
La théorie de la sérialité est fondamentale dans l'histoire de la parapsychologie puisqu'elle préfigure l'idée de synchronicité chez C.G. Jung et Wolfgang Pauli. Cette idée avait d'ailleurs été émise une première fois par Camille Flammarion. Dans son livre Synchronizität, Akausalität und Okkultismus (Synchronicité, Acausalité et Occultisme), Jung se réfère abondamment au travail de Kammerer. Einstein lui aussi se prononce positivement en qualifiant ce travail d'« original et nullement absurde51 »52 et Sigmund Freud dans son livre Das Unheimliche53 nous dit ceci sur Kammerer : « un naturaliste (Paul Kammerer) a entrepris récemment de subordonner les faits à certaines lois de manière telle que l'impression d'étrangeté devrait disparaître. Je n'ose pas décider s'il y a réussi ou non. »

Si Kammerer est si peu connu, c'est peut-être aussi parce que son image de chercheur a été durablement entachée d'une suspicion de fraude. Néo-lamarckien, Kammerer, qui travaillait sur une espèce de crapaud terrestre (Alyte obstetricans), affirma avoir mis en évidence des rugosités nuptiales au niveau des pouces des mâles. Ces structures anatomiques seraient apparues à cause des conditions humides dans lesquelles il élevait ses crapauds, puis se seraient transmises au cours des générations.  Le 23 septembre 1926, Kammerer se suicida quelques mois après la publication d'un article de la revue Nature suggérant qu’il aurait fraudé dans ses expériences sur le crapaud accoucheur. Suicide d'ailleurs éminemment suspect car on trouva l'arme dans sa main droite et l'impact du projectile dans sa tempe gauche... Certains pensent qu'il a pu être assassiné à cause de ses liens avec les scientifiques de l'URSS, dans le contexte de grave tension politique que connaissaient l'Autriche et l'Allemagne en septembre 1926. Pays où Mein Kampf circulait depuis juillet 1925.

Ceci dit, la fraude supposée de Kammerer, qui faisait l'objet jusque-là d'un consensus à peu près général, semble être remise en question comme en atteste le blog scientifique Science21 : " (...) le 31 octobre 2016, le site Phys.org diffuse un article intitulé « Re-examination suggests Paul Kammerer's scientific 'fraud' was a genuine discovery of epigenetic inheritance », se référant à l'analyse récente d'Alexander Vargas, Quirin Krabichler et Carlos Guerrero-Bosagna « An Epigenetic Perspective on the Midwife Toad Experiments of Paul Kammerer (1880–1926) » parue dans Journal of Experimental Zoology B. Malheureusement, la presse française semble avoir accordé peu d'attention à une telle nouveauté dont la portée historique est loin d'être négligeable." 

Par ailleurs, ce qui me séduit dans l'approche de Kammerer, c'est l'absence d'arrière-plan psychologique. Avec lui, nous sommes loin, par exemple, de la définition que donne Jean-François Vezina dans son livre Les hasards nécessaires : "La synchronicité est une coïncidence entre une réalité intérieure (subjective) et une réalité extérieure (objective) dont les événement se lient par le sens, c’est-à-dire de façon acausale. Cette coïncidence provoque chez la personne qui la vit une forte charge émotionnelle et témoigne de transformations profondes. La synchronicité se produit en période d’impasse, de questionnement ou de chaos." Vous trouverez sans peine sur le web des sites qui vous engageront à prêter attention à ces coïncidences censées être des messages de votre inconscient. Je suis complètement sceptique vis-à-vis de telles prétentions : si je puis évoquer mon cas personnel, je cultive les coïncidences depuis très longtemps et il ne me semble pas que j'ai été l'objet de transformations profondes (il aurait peut-être fallu, je ne repousse pas l'hypothèse...). Et depuis le début de l'année que je les recueille, ces fameuses coïncidences, il ne m'apparaît pas non plus que je sois dans une période d’impasse, de questionnement ou de chaos... Enfin pas plus que d'habitude, si je puis dire...

Je prône donc une approche non-psychologique, qui laisse place à l'humour et à la joie pure d'opérer des rapprochements entre des domaines a priori éloignés, d'observer des connexions inouïes et, en définitive, de s'ouvrir largement au monde. Là, dans cette insatiable curiosité, est la vraie grande récompense.

C'était juste un petit intermède "théorique" avant de replonger dans Palou, Breton et Ravenne.*
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* Ravenne (et donc Francesca de Rimini) ne s'est pas faite oublier lors de cette parenthèse puisque la recherche Google "Paul Kammerer + sérialité" comportait à la troisième  place un lien vers un site intitulé Jeu Tao de Francesca.


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