jeudi 30 novembre 2017

# 286/313 - Une vie radieuse

20/11 - Le Corbeau, In the heat of the night, la soirée avait été dense et pourtant elle ne devait pas s'arrêter là. A minuit passé, je jetai un coup d’œil sur le dernier film mis en ligne sur Mubi. Surprise : c'était un court métrage qui me renvoyait directement au Corbusier.


Images d'archives et tournage contemporain dans un appartement de la Cité Radieuse composent ce film de dix-sept minutes, que Mubi étiquète comme drame, ce qui est un peu excessif.


Le film ne dit pas par exemple que sur le toit de la Cité Radieuse, dont il présentait la vue ci-dessus, existait une école maternelle dont la directrice, Lilette Rippert, fut une des messagères de l'esprit corbuséen. Dans une lettre que l'architecte lui adressa le 21 février 1955, il écrit : "Vous êtes quelque part là-haut dans ce grand navire avec les gosses à l'âge le plus miraculeux comme une déléguée du Bon Dieu. Je vous ai une grande reconnaissance d'avoir apporté une âme à cette entreprise locative."

Enfants sur le toit-terrasse de la Cité Radieuse, Louis Sciarli (1952)

François Chaslin évoque Lilette dans son livre, page 434 :
"Elle avait été enthousiaste, Lilette, pionnière, pleine de joie de vivre, elle l'était toujours. Le Corbusier l'avait appelé Madame Oui. Durant vingt-sept ans, elle avait dirigé l'école maternelle de la Cité [...] L'institutrice était une disciple du pédagogue rebelle Célestin Freinet, autrefois révoqué par Anatole de Monzie, en 1933. C'était une adepte de l'expression corporelle, de la céramique et du dessin, de ce qu'on appelait alors les "méthodes actives". Et les images de ses élèves (notamment celles effectuées par Louis Sciarli, photographe industriel occupant l'appartement 13, et celles prises en 1959 par René Burri), les photos de ses élèves jouant, dansant, levant les bras devant la maîtresse en pull jacquard et se pressant, fragiles, entre les parois rêches du béton brut, escaladant le faux rocher de ciment en montrant leur culotte, de ces gosses se bousculant dans la pataugeoire sur la terrasse de l'immeuble ont fait le tour du monde. Elles restent parmi les joli témoignages d'une libre pédagogie, en contraste, en symbiose aussi avec cette architecture d'exception, rude et belle."
Le lendemain, S. (point au courant, je pense, de mon intérêt du moment pour Corbu) me proposa un livre d'architecture qui allait passer au pilon si je ne daignais pas le recueillir. L'ouvrage en effet n'était pas de première fraîcheur, présentant une architecture contemporaine qui avait un demi-siècle d'âge.
Il n'en était pas moins intéressant, avec quantité de plans et de photos remarquables. Et puis, cerise on the cake, il avait été édité en 1967 :

Et bien sûr, Corbu y avait de nombreuses entrées.

Le Corbusier, Plan d'une ville de trois millions d'habitants (1922).

mercredi 29 novembre 2017

# 285/313 - In the heat of the night

20/11 - Je venais de me refaire Le Corbeau, mais ce soir-là j'ai enchaîné avec le film suivant sur Arte : Dans la chaleur de la nuit, de Norman Jewison. Impossible de le louper : le film était de 1967. Plaisanterie mise à part (l'année 67 a vu sans doute l'éclosion d'un nombre respectable de daubes que je ne me sens nullement tenu de me farcir), je renouais aussi avec un fil important, celui du racisme, abordé avec Une colère noire de Ta-Nehisi Coates.



La notice d'Arte présente ainsi le film :
"État du Mississippi. En faisant sa ronde, l’officier Wood tombe sur le cadavre d’un homme. Après que celui-ci a été identifié, il se rend à la gare pour mener l’enquête et aperçoit Virgil, un homme noir, qu’il embarque. Lors de l’interrogatoire, le shérif découvre que le suspect exerce le métier de policier en Pennsylvanie, et qu’il s’agit d’un expert en homicide mieux payé que lui. Une fois libéré, Virgil accepte à contrecœur de collaborer à l’enquête…
Cocktail explosif
En 1967, trois ans après l'adoption aux États-Unis de la loi sur les droits civiques, Norman Jewison compose son film comme un précipité chimique. Plongez un Noir élégant, policier scientifique disposant d'un savoir supérieur à ses collègues, dans le bain saumâtre d'une petite ville du Sud conservatrice et raciste et observez ce qui se passe. Le résultat est un film tendu, proche de l'explosion, mais toujours sous le contrôle d'un réalisateur qui a trouvé l'équilibre entre militantisme et polar. Respectant les codes du policier, le futur auteur de "L’affaire Thomas Crown "fait de l'imperturbable Sidney Poitier un héros troublant... et donc attirant. Pourtant, comme un pied de nez cruel à l'ambition du cinéaste, ce n'est pas l'acteur-symbole qui remportera l'Oscar, mais Rod Steiger, dans le rôle du policier blanc. "
Là-dessus rien à dire, Rod Steiger mérite amplement l'Oscar : raciste comme tout le monde dans la petite ville dont il dirige la police, le redneck mal embouché  va lentement évoluer au contact de Virgil Tibbs, interprété par un Sydney Poitier  qui a aussi mauvais caractère (impossible de lui reprocher ici de jouer le gentil noir) mais qui se révèle impressionnant d'intelligence et de courage. La scène où il gifle à son tour un notable blanc qui vient de le calotter est emblématique : "A black man had never slapped a white man back in an American film. We broke that taboo.", raconte Jewison dans une interview au Guardian, en novembre 2016. Le racisme ordinaire est proprement effrayant ; à cinquante ans de distance, on perçoit mieux l'ampleur de la ségrégation qui régnait alors, et on s'étonne moins de sa persistance encore aujourd'hui. Norman Jewison n'avait d'ailleurs pas pu tourner dans le Sud comme il en avait eu l'intention au début, car Poitier refusait de jouer en -dessous de la ligne Mason-Dixon*, dans le sud de la Pennsylvanie, depuis que lui et Harry Belafonte avaient été menacés par le Ku Klux Klan dans le Mississippi. Il tourna donc à Sparta dans l'Illinois, sur les bords du fleuve.


Pas de rapport en apparence avec Le Corbeau qui passait juste avant, mais une scène avait pourtant fort à voir avec une des scènes fortes de L'enfer, le film inachevé de Clouzot. A un moment donné, le suspect principal du meurtre de l'ingénieur essaie de passer dans l'Arkansas pour échapper à la police, il court comme un dératé sur le pont qui enjambe le Mississipi. Image si forte que c'est sur elle que le titre du film est surimprimé :


De même Serge Reggiani court sur le pont de Garabit, en proie à la jalousie dévorante, tandis que Romy Schneider glisse en ski nautique sur les eaux du lac.

Le viaduc, avec son train anxiogène pour Reggiani, est un des motifs esthétiques importants du film.


Comme en témoigne aussi un croquis préparatoire :


 Vous voyez, je ne peux m'empêcher de jeter des ponts entre les œuvres.

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*
Wikipedia : "Depuis la fin de la guerre d'indépendance des États-Unis, la ligne Mason-Dixon était la ligne de démarcation entre les États abolitionnistes du Nord et les États esclavagistes du Sud, jusqu'au Compromis du Missouri voté en 1820 qui déplace la limite à la latitude 36°30' Nord (frontière sud du Missouri) pour les territoires de l'ancienne Louisiane française, achetée en 1803.
Délimitant les frontières du Maryland avec celles du Delaware et de la Pennsylvanie, elle a été établie entre 1763 et 1767 par les deux géomètres britanniques Charles Mason et Jeremiah Dixon. Elle est située à environ 39°43'20" de latitude Nord entre le Maryland et la Pennsylvanie d'une part ; 75°47′18 de longitude ouest entre le Maryland et le Delaware1.
Les esclaves noirs qui utilisaient le chemin de fer clandestin devaient traverser la ligne Mason-Dixon pour tenter de gagner la liberté."

mardi 28 novembre 2017

# 284/313 - De l'encre qui fait couler du sang

20/11 - Le Corbeau, sur Arte. Je l'ai déjà vu, et il n'y a pas très longtemps, mais on a bien compris que Clouzot m'obsède en ce moment, on frôle l'addiction, et me voici donc à nouveau devant l'écran. Fort de ce que je sais maintenant sur les conditions de production du film, le contexte brutal d'où il émerge presque miraculeusement, je n'en admire que davantage le créateur de cette sombre histoire de lettres anonymes. Et d'emblée je suis saisi par le nom de la sous-préfecture où elle est censée se dérouler : Saint-Robin.


Pourquoi ce nom me frappe-t-il ? Tout simplement parce qu'il n'existe pas ! Beau constat, me direz-vous, c'est une fiction, bien sûr que cette ville n'existe pas. Oui, mais tant qu'à choisir une ville Saint machinchose, on prend en général un saint existant, qui se décline à moult exemplaires, Martin, Jean, Paul, Pierre ou Jacques... Il n'y a que l'embarras du choix. Sauf que Clouzot nous sort saint Robin, et que vous pourrez toujours chercher, il n'existe aucun saint Robin, ni d'ailleurs aucune commune à ce nom en France. Robin est au calendrier mais on le raccroche à Robert (il existe plusieurs saint Robert), dont il est à l'origine un diminutif.

C'est un détail, mais un grand cinéaste ne laisse pas un tel détail au hasard. Cette désinvolture vis-à-vis du martyrologe catholique est bien à l'avenant de son traitement de la religion, qui nous permet de mesurer en passant l'ampleur de la déchristianisation depuis le milieu du XXème siècle. En 1943, tout le monde ou presque se rend à l'église (seul le docteur Germain, joué par Pierre Fresnay - un des seuls personnages qui échappent à la bassesse générale - s'y refuse, affirmant n'être pas croyant). Et c'est au moment du sermon que tombe en feuille morte de la galerie supérieure  une énième lettre du corbeau, ridiculisant du même coup la péroraison emphatique du curé (celui que l'on nomme parfois corbeau, à cause de sa sombre soutane). Pas étonnant, le verdict sur le film de la Cote Morale de la Centrale Catholique : « À proscrire ».

Ils ne sont sans doute pas nombreux les films à avoir donné un nouveau sens à un mot de la langue française. Oui, le mot même de "corbeau" pour désigner l'auteur de lettres anonymes délatrices s'est imposé avec le film de Clouzot. Dans l'affaire de Tulle dont il s'est inspiré, Angèle Laval, employée à la préfecture, ne signait pas ses lettres sauf sur la fin, en 1921, où elle signa "L'Oeil de Tigre", s'inspirant d'une pierre-talisman qui aurait eu le pouvoir de retourner les mauvaises ondes à l'envoyeur. Lors de son procès, le 5 décembre 1922, un journaliste du Matin la décrivit ainsi : "Elle est là, un peu boulotte, un peu tassée, semblable, sous ses vêtements de deuil, à un pauvre oiseau funèbre qui aurait reployé ses ailes". En 1943, l'oiseau funèbre (qui n'est plus une femme mais un homme, un psychiatre qui plus est) signe ses missives "Le corbeau" en les accompagnant d'un dessin du volatile.

Angèle Laval avait été confondue par une dictée imaginée par Edmond Locard, fondateur du premier laboratoire de police scientifique à Lyon en 1910, épisode dont le film s'est aussi inspiré (avec perversité : c'est le corbeau lui-même qui a l'idée du dispositif puis qui mène les opérations, il ne risquait pas d'être démasqué)
Edmond Locard, au début des années trente, offrira à Louis Chavance, le co-scénariste du  Corbeau,  une brochure sur l'enquête et son ouvrage sur les anonymographes.
Angèle Laval, qui ne fut finalement condamnée en décembre 1922 qu'à un mois de prison et 200 francs d'amende (malgré une foule prête à la lyncher), mourra à Tulle, recluse à son domicile du 111, rue de la Barrière, le 16 novembre 1967.

Edmond Locard
NB : Par prudence, je copie-colle chaque article sur un Drive personnel. J'en suis au septième fichier enregistré. Au moment de refermer, je m'aperçois que je suis parvenu à la page 111 de ce septième fichier. Ce qui fait directement écho au 111 de la maison d'Angèle Laval (nom palindromique ainsi que le nombre lui-même).



lundi 27 novembre 2017

# 283/313 - Ministère fumeux

20/11 - Ce lundi matin, j'apprends à France-Info qu'Agnès Buzyn, la ministre de la Santé, interpellée par une sénatrice PS, songe sérieusement à interdire le tabac au cinéma. On avait déjà interdit la pipe de Hulot de publicité dans le métro, cette fois on s'apprête à taper plus fort. C'est qu'il s'agit de "dénormaliser l’image du tabac dans la société".
Dire qu'hier, rédigeant les articles sur Clouzot, j'ai failli faire un petit aparté sur le rôle justement de la fumée dans sa mise en scène. Oui, Clouzot adore la fumée. Il fumait lui-même la pipe, et aimait filmer les belles femmes qui fument. Ainsi dans L'enfer, Romy Schneider :


La fumée, chez Clouzot, est un motif esthétique. Les volutes gracieuses, les arabesques imprévisibles de ce tabac qui brûle sous le souffle de votre gorge, il semble ne jamais s'en lasser. Regardez l'affiche du Mystère Clouzot. Que choisit-on pour représenter l’œuvre du cinéaste sinon, encore une fois, Romy, dont la bouche laisse échapper l'impalpable substance dans son irrésistible ascension céleste ?


Une affiche qui l'a échappé belle finalement. Si ça se trouve, dans quelques mois, il eût été impossible de la sortir. Hors-la-loi. Assimilée à la propagande tabagique.
J'ai regardé Quai des orfèvres récemment. C'est une orgie de tabagie. Tout le monde clope ignoblement, dans les théâtres, les restaurants, les commissariats, pas un lieu n'y échappe.



Alors bien sûr, le tabac va avec la fumée, mais ce n'est pas la seule façon d'en produire. Les gaz d'échappement d'un camion peuvent aussi être mis à profit. J'avais été frappé par exemple par ce rush de L'Enfer où un personnage en train de courir était rattrapé par un camion dégageant une lourde fumée noire dans laquelle il se retrouvait comme immergé.

Tout ça c'est bientôt fini, le Diesel, les cigarettes. Un monde sain et pur régnera sur les écrans. Peut-être même finira-t-on par gommer numériquement les fumeurs et leurs fumées sur les pellicules d'antan. On aura le poumon dégagé et le cerveau vide.

Dois-je préciser que je n'ai jamais fumé de ma vie, et que la vision de tous ces films fumants comme des diables ne m'a jamais induit en tentation ? Dénoncer les dangers du tabac, je n'ai bien sûr rien contre, il faut le faire, et lutter contre la publicité des grandes multinationales du tabac, oui encore, mais, ministres, députés et sénateurs, par pitié, laissez le cinéma, la littérature, l'art en général en dehors de vos catéchismes. Pour vivre, on a plus besoin de Hulots et de Clouzots que de Buzyns et de Castaners.


samedi 25 novembre 2017

# 282/313 - Ainsi parlait Zarathoustra

"En Inde, Le Corbusier avait retrouvé Zoroastre. Ainsi parlait Zarathoustra : un livre pour tous et pour personne que Jeanneret avait lu dans sa jeunesse, bien avant qu'il ne se métamorphose en un Corbu. Il l'avait acheté à vingt ans, en 1908. Et il avait été frappé par cette figure qui descendit seule des montagnes, comme il fera des siennes pour affronter Paris et le monde entier et pour y prêcher. [...] Il y trouvait l'expression de ce don de soi qu'il fallait nécessairement qu'il accomplisse pour qu'un futur collectif advienne, la première formulation de ce messianisme dont il sera porteur. Et dans le chapitre intitulé "De la victoire sur soi-même" : "Partout où j'ai trouvé ce qui est vivant, j'ai trouvé de la volonté de puissance. Et que soit brisé tout ce qui peut être brisé par nos vérités ! Il y a encore bien des maisons à construire ! Ainsi parlait Zarathoustra." Souvenons-nous de sa lettre à Ritter, octobre 1918 : "Dans la vie, il y a deux sortes d'hommes : les dominateurs, les toujours plus forts que tout, et les autres. Et je ne veux point me laisser couler à être des autres." Et plus loin : "J'arrivai comme le Messie." Notez que Le Corbusier est né dans la trente-troisième année de Charles-Edouard Jeanneret, à ce qu'il est convenu d'appeler l'"âge du Christ"."

François Chaslin, Un Corbusier, Seuil, 2015, p. 486-487.

Dans les dominateurs, on aurait pu ranger tout aussi bien Henri-Georges Clouzot, dont la réputation de tyran était plus que notoire. Le scandale Clouzot montrait bien les relations de sado-masochisme qu'il entretenait avec sa femme, l'actrice Véra Gibson Amado, dont il s'accuse lui-même dans ses carnets de la mener à la folie et à la mort. Sa mort par crise cardiaque qu'il filmera dans Les diaboliques en 1955, anticipant celle qui la conduira dans la tombe le 15 décembre 1960, un mois après la sortie du film La Vérité, quinze jours avant de fêter ses 47 ans (Philippe Jaenada évoque Véra Clouzot dans La serpe, au moment du tournage du Salaire de la peur en Camargue, où elle joue "la prostituée Linda (son mari la fait avancer à quatre pattes sur le sol du bistrot où elle passe la serpillière, le décolleté béant sur les seins, et Montand, qui l'appelle d'un claquement de langue, lui caresse la tête comme à un chien ; il n'y a rien de cette sale condescendance machiste dans le roman))*.



C'est aussi à trente-trois ans, pendant l'Occupation, que Clouzot parvient à acquérir une position de pouvoir considérable, quand il est choisi par Alfred Greven, le directeur de la Continental-Films - société de production créée par les Allemands pour produire des petits films légers -, pour prendre la tête du département scénario. Ce qui n'empêchera aucunement Clouzot de réaliser un film bien éloigné des prescriptions de Goebbels, Le Corbeau, un bijou de noirceur sorti en 1943, reprenant un fait divers authentique qui s'était déroulé à Tulle de 1917 à 1922, une épidémie de lettres anonymes qui avait provoqué une atmosphère délétère de suspicion générale dans toute la ville. Clouzot avait été accusé par une partie de la Résistance de dénigrer le peuple français, aussi le film fut-il interdit à la Libération et lui-même condamné à deux ans d'interdiction de tourner, jugements révoqués en 1947.

Clouzot à 33 ans.
 Charles-Edouard Jeanneret-Gris dit Le Corbusier
Le dernier paragraphe du livre de François Chaslin ne fit que me confirmer la proximité entre les deux hommes :
"A la fin des années cinquante, deux décennies après ses Méditations sur Don Quichotte, José Ortega y Gasset avait constaté que "l'on oublie trop que l'homme est impossible sans imagination, sans capacité à s'inventer une figure de vie, à idéaliser le personnage qu'il va devenir. Original ou plagiaire, il est son propre romancier". C'est paru dans Historia como sistema. Ce qu'ayant lu, Malcolm Lowry avait repris en d'autres termes dans une nouvelle publiée en 1961, quatre ans après sa mort : "La vie d'un homme ressemble à une fiction qu'il invente en chemin." Exactement ce que fit Charles Edouard Jeanneret, en tout cas depuis qu'il avait changé de nom, à l'âge du Christ. Depuis que l'homme fragile qu'il était, à cet homme nu, maigre et borgne qui n'aimait pas son corps, qui n'aimait pas la chair, il avait substitué le corbeau, totem qu'il s'était choisi. Depuis qu'il s'était façonné un masque, cette figure rigide, construite avec acharnement, avec génie parfois : "une entité, un homme devant moi". Avec ce trop de sérieux, ce dogmatisme, ces lunettes à monture noire, cette angoisse obsessionnelle qui le tenait. Et Ritter** l'avait bien senti :"Quand le Corbusier a trouvé la forme d'un récit, c'est pour une fois pour toutes. Il ne s'écartera plus jamais d'un premier récit." (p. 490)
Proximité ne veut pas dire identité. Clozot et Corbu diffèrent évidemment par bien des points, mais tous les deux furent des hommes fragiles au tout départ : Clouzot qui rêve d'être marin est privé de l’École navale à cause d'une myopie de l’œil gauche ; engagé par le chansonnier René Dorin il est plutôt malmené (« Nous trouvions ce Clouzot laid, raconte l'acteur Marcel Dalio, avec son allure de bossu un peu grand et nos rapports avec lui se réduisaient à ces quelques phrases : "Tiens, va nous acheter de la bière !". Ou bien : "Alors, petit con, tu en as mis du temps pour un paquet de cigarettes !" ») ; et surtout, en 1934, à 26 ans, il est atteint d'une tuberculose pulmonaire qui le conduit pour quatre longues années dans un sanatorium, frôlant de peu la mort.
Et quand à l'angoisse obsessionnelle, elle le tenait tout aussi bien que Corbu, comme en témoigne superlativement toute son oeuvre, comme on en trouve la trace dans ses carnets, où il évoque ces pensées qui se résolvent toujours en angoisse :


Le Corbusier  meurt le 27 août 1965, à l'âge de 77 ans, à la suite d'un malaise cardiaque au cours de sa séance quotidienne de natation,plage du Buse, située près de son  cabanon, à Roquebrune-Cap-Martin.

"Comme Véra, rapporte Pierre-Henri Gibert, Henri-Georges doit être opéré à cœur ouvert, suite à un œdème pulmonaire en novembre 1977. Inès Clouzot découvre son époux mort, peu de temps après, allongé sur le sol de son bureau alors que les enceintes de sa super chaîne stéréo diffusent La Damnation de Faust de Berlioz. Il tient la partition à la main, ouverte page 348 :

« Tout me paraît en deuil 
Alors, ma pauvre tête se dérange bientôt. 
Mon faible cœur s'arrête 
Puis se glace aussitôt.*** »
 ____________________
* Ce bougre de Jaenada m'influence fâcheusement : voici que je mets moi aussi à foutre des parenthèses dans les parenthèses.

** William Ritter (1867-1955), homme de lettres suisse d'origine alsacienne, installé en Bavière lorsqu'il fait la connaissance du Corbusier, critique littéraire et musical, homosexuel, romancier dans la mouvance du symbolisme, ami de Pierre Loti. Sa correspondance avec Le Corbusier est parue en 2015 :

*** Dans cette biographie, Pierre-Henri Gibert note l'importance de son oncle, Henri Clouzot, figure la plus marquante de sa famille, conservateur du musée Galliera à Paris, esthète, promoteur de l’art tribal en France, critique de films. C'est chez lui qu'il est hébergé à dix-huit ans, ce qui lui permet de suivre les cours de l’institut libre des sciences politiques et la fac de droit. C'est en somme le fameux oncle Henri du Club des Cinq de Philippe Jaenada...

vendredi 24 novembre 2017

# 281/313 - Un Corbu, des Clouzot

13/11. J'en ai fini avec La serpe. Ne me reste plus qu'à ranger le lourd volume. A l'étage des romans du même calibre, les places sont chères. J'en retire un pour placer celui-là.  Un volumineux aussi, tant qu'à faire. Entre dix ou vingt, je choisis Un corbusier, de François Chaslin, cinq cents vingt pages au compteur. Un bouquin pas terminé, interrompu en avril 2015 sans doute parce que, encore une fois, d'autres livres s'étaient imposés, avaient volé la place de cet essai pourtant, autant qu'il m'en souvienne, souvent passionnant. Le marque-page est resté fiché à la page 288. Qui commence par ces mots : "En juillet 1943, face à ce tas de ruines, Le Corbusier avait tranquillement esquissé un projet pour la reconstruction du quartier (...)." Juillet 1943, le mois suivant le procès d'Henri Girard. Ajoutez à cela  que le livre est dédié après d'autres à "Olivier Rolin le Capitaine et mon éditeur, merci", il n'en faut pas plus pour que je décide d'en reprendre la lecture.
Après plus de deux ans de suspension, j'achève le livre en deux jours.

Le même jour, je regarde Quai des orfèvres d'Henri-Georges Clouzot.

Le 15 novembre, sur Arte encore, je suis avec passion la soirée entièrement consacrée à Clouzot, avec deux documentaires, dont le premier, L'enfer, de Marc Bromberg et Ruxandra Medrea Annonier, explore ce film maudit de 1964, resté inachevé à la suite d'un infarctus de Clouzot, venant jeter l'éponge finale sur un tournage émaillé de tensions entre le cinéaste tyrannique, insomniaque, jamais satisfait,  ses acteurs épuisés et ses techniciens découragés. De ce film qui devait révolutionner le cinéma, où Clouzot multipliait les essais de filmage expérimental, sur le modèle de l'art cinétique du moment, il restait 185 boîtes contenant les rushes qu'à la faveur d’une panne d’ascenseur, Serge Bromberg, coincé avec Inès Clouzot, la veuve du cinéaste, l'avait convaincu de lui confier.

C'est l'enfer de la jalousie que Clouzot veut rendre dans ce film, à travers les fantasmes obsessionnels du mari (Serge Reggiani) torturé par sa passion. Il y a là des images fabuleuses, avec une Romy Schneider qui crève l'écran, érotisée comme jamais par Clouzot. Ainsi la scène du train, où elle est attachée sur les rails.


Je retrouve aussi le motif de l’œil, qui ne cesse d'apparaître depuis Blade Runner, Vertigo et Lost.



Serge Reggiani finira par quitter le tournage, ulcéré par un Clouzot qu'il voit comme un tortionnaire,  malade sans doute aussi (on parle de la fièvre de Malte). L'un des premiers assistants, Christian de Chalonge, en fera autant.


Et c'est encore sur le motif de l’œil que s'ouvre le documentaire suivant, Le scandale Clouzot (Pierre-Henri Gibert, 2017), un autre plan du regard de Romy Schneider, emprunté à L'enfer :


Finissant ensuite le livre de François Chaslin sur le Corbusier, je m'avisai qu'entre les deux grands créateurs, le cinéaste et l'architecte, je pouvais trouver au moins trois points communs. Nous examinerons cela demain.

jeudi 23 novembre 2017

# 280/313 - Quelle malchance ! s'écria Claude

17/11 - Arcanes, 19 h. Il y a foule pour assister à la rencontre avec Philippe Jaenada. Comme d'habitude, écrasante majorité féminine. Les hommes ne lisent donc pas, ou plus ? S'en foutent ? Pourtant, l'histoire au centre du livre de Jaenada n'a rien de spécifiquement féminin, bien au contraire, c'est bien plutôt la violence masculine qui s'y laisse voir, à bien des étages. Et l'auteur lui-même ? Pas efféminé, c'est sûr, air de bon gros ours, pas prétentieux, beaucoup d'humour. Il va dédicacer ensuite à tour de bras.
Je voudrais juste ici, non pas revenir sur l'affaire, mais souligner une coïncidence que je n'ai pas relevée pour l'instant, mais que Jaenada a raconté.  Sans s'appesantir, sans théoriser, mais pour la curiosité de la chose. Car enfin, elle a tout de même donné les deux extrémités du livre.

"Quelle malchance ! s'écria Claude."
Cette phrase est la première du livre. L'incipit, en termes savants. C'est aussi l'incipit du Club des Cinq en roulotte, d'Enid Blyton. Paru en 1952 sous le titre : Five have a wonderful time et traduit en français en 1960. Il se trouve que la veille de son départ pour Périgueux, Jaenada dînait dans un restau "genre bobo" avec sa femme et son fils. Près de leur table, une étagère présentait une trentaine de livres de la Bibliothèque Rose, et l'auteur en prit un dans la rangée, Le Club des Cinq en roulotte donc : "Enide Bliton, ça remonte, écrit-il. Le hasard, une aventure en roulotte, la veille de mon voyage dans le temps (...). A table, tous les trois, entre "l'oeuf mollet de l'ami Francis" et le crousti-fondant de cochon de lait de Mayenne", nous avons espéré, brièvement, en souriant, que ce n'était pas un mauvais présage. Superstition. Ne sois pas bête. De toute façon, je n'ai pas lu la suite, mais j'imagine qu'il n'y avait simplement plus de réchaud à gaz en stock à la quincaillerie de M. André, ou que Claude n'arrivait pas à remettre la main sur le sac de couchage qu'elle (car c'est une fille - elle s'appelle Claudine mais préfère Claude) était pourtant certaine d'avoir rangé l'été dernier dans le grenier."

Philippe Jaenada n'a vraiment pas lu plus loin que cette première phrase (là, j'ai un peu de peine à le croire), car la solution est donnée dans la suivante : Claude a un rhume (mais c'est moins drôle que le réchaud à gaz).


De fait, le lendemain, à peine sur le périphérique, un voyant inconnu s'allume au tableau de bord de la Mériva de location : "c'est autre chose qu'un sac de couchage égaré." L'incident se révélera sans conséquence, mais aura permis une entrée efficace dans la narration.

Philippe Jaenada racontera ensuite qu'il a commandé ce livre qui lui avait donné le début du sien - sur cette terrible affaire Henri Girard -, et qu'en terminant sa lecture (là, il avoue qu'il s'était un peu forcé, pas très passionnante, la Bliton, en plus d'avoir été une mère cauchemar), il avait avalé sa salive de travers et failli s'étrangler dans son lit (ce sont ses propres mots dans le livre) :
"Les quatre enfants ont eu de gros soucis avec des sales types qui avaient enfermé un savant dans la tour d'un vieux château en ruine. Le père de Claude est venu leur porter secours et libérer le savant, aidé par des saltimbanques stationnés dans le coin. A la fin, il doit retourner à Paris, eux restent encore un peu, il monte dans l'autocar, qui démarre. Les enfants sont sur le bord (moi aussi). Annie, Mick et François crient - c'est la dernière phrase du livre : "Au revoir, oncle Henri, au revoir !"
Dès lors, il s'était juré de faire de cette dernière phrase la dernière aussi de La serpe.

mercredi 22 novembre 2017

# 279/313 - Suis-moi jusqu'au bout de la nuit

Le dernier billet a été d'une bonne longueur, celui-ci à l'inverse sera court. C'est que j'ai le souci du lecteur, voyez-vous. Déjà que je l'épuise en lui proposant un bout de prose par jour, chaque jour de cette année 2017. L'épuise ou l'ai épuisé, car je ne me fais pas d'illusions, je suppose qu'ils ne sont pas nombreux celles et ceux qui m'ont lu avec régularité, patiemment, opiniâtrement, au fil de sujets variés qui ne les ont sûrement pas tous passionnés. Je leur demanderais bien de se faire reconnaître, qu'ils se dénoncent, nom d'un chien, si je n'avais pas peur de constater leur nombre infime... Une coterie, un groupuscule, de quoi faire une tablée de belote, une crapette, mais qu'importe, merci à eux, et aux robots, les bougres, qui sans mot dire viennent enrichir les statistiques, les rendant même parfois flatteuses. Il y a en effet des poussées de fièvre venant de Russie ou de Corée du Sud qui me laissent parfois pantois.

Bref, j'arrête là, car sinon adieu la bréfitude et la courtitude. Je vous livre simplement, histoire de souffler,  une vidéo de l'INA, postée le 8 novembre sur le site de l'excellent Jérôme Leroy, plusieurs fois déjà mentionné dans ces pages. Une curiosité de 1967, mon année-phare vous l'avez compris. Un duo Jean-Claude Brialy - Anna Karina :

mardi 21 novembre 2017

# 278/313 - Le hasard est un chien de l'enfer

"Tout était redevenu silencieux, le car s'était fondu dans les frondaisons de la rive d'en face, et on n'entendait plus que les croassements résonnants de choucas, au-dessus, et le gazouillis de Gardon, en-dessous, tellement vert sombre qu'il approchait le bleu de Prusse."

Jean-Bernard Pouy, RN 86, Folio-Policier, p. 12-13.

28/10 - Après Boissel, je plonge dans Pouy. Un roman plus ancien, paru initialement en 1992. Au début, je suis surtout frappé par la récurrence du vert. Loti oblige, je viens de rédiger la veille le billet sur la nuit verte, et je vois du vert partout. Tout de même, il y a ce vert sombre du Gardon (citation liminaire), puis sur la même page "la moindre feuille d'arbousier ou de chêne vert semblant se découper, exister hors de ses multiples sœurs." Ce chêne vert qui fait le splendeur de la forêt de la Roche-Courbon. Et puis page 15, un "vert profond, camaïeu de viscères fatiguées." Bon, ensuite ça s'est calmé*. Mais d'autres associations se sont imposées. Entre le roman de Boissel et celui de Pouy, que trente-cinq ans séparent, de nombreuses résonances peuvent être mises en lumière (😈Attention : certains éléments d'intrigue que je dévoile plus bas risquent de spoiler votre lecture ; si vous voulez découvrir  RN 86, mieux vaut passer son chemin).

1) La femme de Léonard Laigneau (je rappelle que Rémi Schulz m'avait indiqué ce roman parce que le nom du personnage était proche du nom de mon inspecteur Lagneau, dans ma Fiction-1967) meurt dans un accident de voiture :
"Et puis Lucie était morte. Un accident de bagnole du vendredi soir, sur la nationale 20. Elle avait percuté un camion de plein fouet. Perte de contrôle du véhicule, avait statué la gendarmerie, le camionneur, choqué, avait décrit la trajectoire directe de la voiture contre son semi-remorque. Comme volontaire. Comme un suicide." (p. 18)
C'est bien pour élucider cette mort énigmatique qu'il a fait le chemin vers le Pont du Gard, seule carte postale envoyée par Lucie pendant son stage d'un mois dans le Sud. 
De même, Jeanne, la femme de Philippe Marlin, décède dans un accident de voiture :
"Je lui ai tout raconté. Petite route de Lozère. C'est moi qui conduisais. Jeanne, rayonnante, dans la lumière de l'été. Et puis dans un virage, en face de nous, la Juvaquatre qui avait déboîté. Coup de volant brutal, la Panhard qui dérapait et dévalait dans le ravin. Jeanne qui hurlait. Le sang qui coulait sur sa tempe. Les secours qui avaient mis deux heures avant d'arriver sur la corniche des Cévennes. Jeanne qui mourait, non pas dépérissait ou lisait ou voyageait ou dormait ou riait, mais mourait, comme si c'était un verbe, comme s'il y avait un sujet à ce verbe parmi d'autres."** (p. 177)
On peut souligner aussi la localisation de cet accident : corniche des Cévennes, c'est-à-dire entre Florac et Saint-Jean du Gard.
 
 2) Léonard finit par découvrir une photo polaroïd montrant sa femme dans une position pornographique :
"Une corps de femme attaché sur un lit à peu près semblable à celui que j'occupais, à l'hôtel. On ne voyait pas son visage, mais la position scabreuse était insoutenable de vulgarité. Ça ne pouvait pas être Lucie, et pourtant sur les avant-bras repliés, il y avait la même frange brune, coupée à la Louise Brooks, et ses hanches ressemblaient à celles de Lucie, les mêmes angles, la même rondeur de l'os qui dépasse, et les pieds surtout, quasi squelettiques, les pieds de Lucie. Le reste pouvait bien appartenir à n'importe quelle femme humiliée.
Je me suis mis à pleurer. D'épuisement de l'âme." (p. 151)
Dans Avant l'aube, un indice important réside dans la découverte d'une photo de la victime, Audrey Mésange, nue.
"Battista m'attendait devant la porte. Il a plongé la main dans sa chevelure ondulée et a semblé déçu. Je lui ai rendu le dossier.
Le jeu des photographies, l'une se superposant à l'autre.
Audrey Mésange, mannequin nu découpé dans une vitrine.
Audrey Mésange, jambes écartées, son sexe offert au regard. L'incision en Y, deux branches espacées sur le torse jusqu'à son sexe ouvert comme une blessure.
Son sexe mort, la nuit rouge de son corps." (p. 275)
3) Les deux narrateurs de l'histoire, Léonard*** et Philippe, meurent tous les deux. Ce n'est pas vraiment spoiler l'histoire de Xavier Boissel que de le révéler car le livre ouvre par cette phrase : "Comme l'animal a la prescience de sa mort prochaine, j'ai senti, tandis que je traversais les nuages de fumée noire, épaisse et grasse, une piqûre douloureuse, cruelle. Un truc qui vous tétanise quelques secondes." De fait, Philippe Marlin succombera in fine aux tueurs du SAC. En ce qui concerne Léonard, pas d'annonce, il faudra attendre la fin sur le pont du Gard.

4) On a vu quelques exemples de l'usage que fait Xavier Boissel des citations. A cet égard, il cite Walter Benjamin avant d'en déployer l'inventaire :

"Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route, qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction." (Sens unique, trad. Jean Lacoste)

Chez J.B. Pouy, la citation est moins fréquente, mais la référence à Sören Kierkegaard mérite tout de même d'être notée. Ainsi l'épigraphe est tirée d'In Vino Veritas : "... Quand j'ai commencé à vouloir parler du comique dans l'amour, vous vous êtes peut-être attendus à trouver une occasion de rire, car vous aimez tous à rire, comme d'ailleurs moi-même, et pourtant vous n'avez peut-être pas ri..." Dans son enquête, Léonard récupère d'ailleurs le livre, un de ses livres fétiches, précise-t-il, un bouquin introuvable, que Lucie avait donc emporté lors de son stage. Il espère y trouver un indice, mais il n'y a rien. Puis il cite une autre phrase : "Et voilà pourquoi j'ai renoncé à tout amour, car ma pensée est tout pour moi." Il relira le livre un peu plus tard :
"Léonard mangeait du bout des doigts, la faim n'était pas encore là, et lisait des passages du livre de Kierkegaard. Sans vraiment être à sa lecture. C'était trop irréel, mais le pessimisme était au menu, quoi qu'il fît.
"Le vin est la défense de la vérité, comme la vérité celle du vin"..., rigolait le philosophe. (p. 93) [...] J'ai relu des extraits d'In Vino Veritas pour passer le temps. Les mots couraient devant mes yeux, perdant toute signification. "Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler, à présent il me semble que c'est le temps de parler bref..."(p. 120)
 Une autre citation doit être pointée :
"L'autocar refranchit le pont suspendu sur le Gardon.
"Dès qu'il franchit le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre" se souvint Léonard, le cœur serré. Son fantôme à lui, Lucie, le réveillait encore la nuit, il tendait sa main sur le drap, à sa rencontre, ergonomie matinale, et l'y laissait sur un manque crispé." (p .35)
 Il s'agit bien sûr d'un clin d’œil à un célèbre carton du Nosferatu de Murnau.


Enfin, il reste une dernière citation, qui m'a donné le titre du billet, que l'on trouve à deux reprises dans le livre. Je ne donne que celle de la page 113 :
"Je suis fasciné. C'est un hasard. Le hasard est le chien de l'enfer. Je me barre, je me taille juste au moment où  un ange débarque. Comme s'il prenait exactement ma place. Comme si je lui laissais le terrain libre, comme s'il arrivait pour combler la place désormais libre. Comme si rien ne se perdait, rien ne se créait. Tout était interchangeable, et l'histoire bégayait. Sur le maigre échiquier de mon histoire récente, il y avait un échange de pièces, fou contre fou." [ C'est moi qui souligne]
Impossible pour moi de penser que Pouy n'a pas songé au recueil de poèmes de Charles Bukowski, Love is a dog from hell, traduit en français par L'amour est un chien de l'enfer, paru antérieurement à RN 86, en 1989.

___________________
* Il y eut toutefois quelques rémanences, ainsi page 84 : "Le Gardon serpentait au fond, entre des dalles de pierre blanche. Quelques taches de couleur, souvent celle de la peau des baigneurs, égayaient cette grande fresque tout de vert et de blanc." Cette association du vert et du blanc me fait penser que le livre sur Le vert de la linguiste Annie Mollard-Desfour avait été acheté au Blanc (et d'ailleurs la préface de ce livre avait été écrite par un certain Patrick Blanc).
Et puis allez, un dernier exemple, page 175 : "Il était en sueur, il enleva sa chemise et s'assit à l'ombre d'un immense platane dont les branches tombaient jusqu'au sol, une chapelle verte." Une chapelle verte, Loti eût aimé l'image...

**Citation de Michel Deguy (A ce qui n'en finit pas. Thrène)

*** En réalité, J.B. Pouy alterne une narration à la troisième personne et une narration à la première personne, le "Je" et le "Il".

lundi 20 novembre 2017

# 277/313 - Avant l'aube

"L'année 1966 tirait à sa fin. En Chine, Mao ne voulait plus la gentillesse, mais la guerre. Walt Disney était mort. Quelques étudiants s'excitaient du côté de Strasbourg, provoquant un énorme scandale. De Gaulle avait poliment demandé aux Américains de plier bagage, faisant plonger le Berry dans la déréliction."

Xavier Boissel, Avant l'aube, 10/18, 2017, p. 30.

Dans # 246, Du Quai de l'Horloge au Vert-Galant, daté du 14 octobre, j'avais pointé les ressemblances entre certains éléments de Temps glaciaires de Fred Vargas et quelques détails de ma propre Fiction-1967. Par exemple, j'avais montré la proximité phonétique entre le commissaire Bourlin, personnage secondaire mais cité sur la quatrième de couverture, et mon propre commissaire Bougrin.
A la suite de cet article, Rémi Schulz laissait le commentaire suivant :
"Ces coïncidences flicardes surviennent alors que vient de paraître Avant l'aube de Xavier Boissel, dont le héros est l'inspecteur Philippe Marlin, homonyme d'un ami, par ailleurs assez connu pour que ce ne soit peut-être pas un hasard, mais d'autres détails du roman me sont plus intimement significatifs, comme le quartier des Batignolles de mon enfance où vit Marlin. Marlin enquête en 66-67 sur la mort de son ami le commissaire Baynac, "accidentellement" noyé dans un petit lac, mais le SAC est dans l'affaire...
Ton inspecteur Lagneau me rappelle le héros du roman le plus classique de Pouy, RN 86, le prof de latin Léonard Laigneau. Le pandore local s'y nomme Boulard.
Bref la conjugaison de Bougrin-Bourlin-Boulard, Marlin-Bourlin, de la noyade assistée par le SAC, tout ça évoque l'affaire Robert Boulin..."
Rémi avait comme souvent attisé ma curiosité, je commandai aussitôt les deux ouvrages en question. Une fois parvenus à bon port, je commençai par le livre de Xavier Boissel (peut-être parce que j'avais vu en passant qu'il avait participé à un livre collectif d'hommage à W.G. Sebald - Face à Sebald, 2011, aux éditions Inculte - ce qui m'apparut comme un très bon signe).

J'ai beaucoup aimé ce livre, que je ne vais pas vous résumer ici (on trouvera une chronique éclairée sur le site de la librairie Charybde*), mais comme l'avait annoncé Rémi de nombreux détails m'étaient parlants : ne serait-ce que l'histoire se passe en grande partie pendant l'année 1967 (année de naissance aussi de l'auteur) : " Mais l'année 1967 commençait et le temps se remplirait à nouveau de violence, de vies et de morts."
Rémi concluait que la conjugaison de tous ces noms de flics présents dans les différentes fictions évoquait l'affaire Robert Boulin. Le ministre de Giscard retrouvé noyé le 30 octobre 1979, dans un étang de la forêt de Rambouillet, soi disant à la suite d'un suicide. Une thèse officielle qui ne tient pas trois secondes dès que l'on examine un tant soit peu les circonstances, mais qui perdure toujours à l'heure actuelle, trente-huit plus tard. Or, il se trouve que le 26 octobre, Envoyé spécial sur France 2 présentait un documentaire du journaliste Benoît Collombat, qui travaille avec obstination sur cette affaire depuis des années, et met en évidence les zones d’ombre et les dysfonctionnements qui ont entaché l’instruction. Il semblerait que Robert Boulin en savait un peu trop sur certaines magouilles impliquant des personnalités politiques sur des contrats juteux de la Françafrique. Les circonstances de la mort et l'identité des commanditaires de l'assassinat restent à peu près opaques, une nouvelle instruction est en cours depuis 2015 mais la volonté d'aboutir n'est pas flagrante.
On peut encore revoir l'émission en replay sur le site de francetvinfofr.

1967 n'est pas 1979, mais le SAC (Service d'Action Civique), cette officine gaullienne parallèle fortement soupçonnée d'être  à la manoeuvre dans l'affaire Boulin, est présente dans l'intrigue du livre de Xavier Boissel où, comme l'a souligné Rémi, un commissaire, Jean Baynac, est retrouvé lui aussi noyé dans un étang (dans le Morvan, cette fois, et non à Rambouillet).

Une curiosité : le mari d'Audrey Mésange, la femme assassinée, est le chef d'entreprise Maurice Flanquart, membre du SAC depuis 1961. Une fiche des RG retrouvée par Philippe Marlin mentionne qu'il est né à La Châtre dans l'Indre, le 19 août 1923.
Marlin est un ancien résistant. En relisant le livre en diagonale pour les besoins de ce billet, je suis frappé par ces lignes empreintes d'une poésie grave et rugueuse, qui me rappellent les évocations récentes de René Pècherat.
"Je me suis revu vingt-trois ans plus tôt, dormant dans les bruyères et les fougères, sous des tentes faites de bouts de parachute. J'ai revu les nuits où tous - tireurs, pourvoyeurs, voltigeurs - nous marchions en colonne sur les sentiers. J'ai repensé aux attaques de convois et aux sabotages de voies ferrées et aux parachutages, à ces nuits oubliées, ensevelies sous les cérémonials, à ces nuits si lointaines et si proches et qui excèdent les noms qu'on prétend leur nommer." (p . 294)
"En vérité, à Baynac, je n'ai pas tout dit de ma guerre. Je songe au maquis, au peu de jour et au grand cercle d'ombre qui m'avait happé pendant cette période. Les parachutages d'armes, l'instruction clandestine des volontaires puis, pendant les nuits d'encre qui fermaient le jour comme les paupières d'un mort, le balisage des terrains pour l'atterrissage des avions Lysander. Le partage des périls, la fraternité facile des armes, mais aussi celle des arbres et des animaux. Le toucher des écorces, le coeur des buissons les plus serrés, l'herbe noire et les ruminants sauvages dans les taillis. Et puis le rappel des oiseaux, au petit jour. Inutile de s'épancher là-dessus.
Une vie qui s'était éprouvée en chaque point de mon être."**p. 22)
Bon, il me restait l'autre livre à lire, RN 86. Et on va voir que Rémi ne l'a pas cité en vain.
_________________
*La chronique de Charybde renvoyait aussi à la bande dessinée d’Étienne Davodeau et Benoît Collombat, parue en octobre 2015 chez Futuropolis. Je ne la connais pas mais vais essayer de me la procurer. Par ailleurs, je vois, aujourd'hui 20 novembre, (alors que j'ai rédigé ce billet mardi dernier 14 novembre) que Jérôme Leroy reproduit sur son blog l'article qu'il a consacré à Avant l'aube dans Causeur. Nous sommes décidément en phase avec l'écrivain de Jugan (mais lui ne le sait pas, et je n'ai aucune intention de lui dire).

** Les passages en italique sont des citations. Très nombreuses dans le livre, les sources sont indiquées à la fin. Ainsi celles de cet extrait sont redevables à Dante (Rimes, trad. Jacqueline Risset) et à Bernard Lamarche-Vadel (Ligne de mire).

 

samedi 18 novembre 2017

# 276/313 - Grosse Minnie en celluloïd

"En route vers Paris, sur quatre pneus correctement gonflés et équilibrés, sécurité maximale, je m'arrête dans une station-service peu après Châteauroux (...)"
 Philippe Jaenada, La serpe, p. 631.

13/11 -Au septième jour, j'arrive au bout de La serpe. Réveillé à six heures, à six heures une (j'exagère peut-être un peu) j'étais plongé dans les derniers chapitres de ce feuilleton assez incroyable. Je ne vais pas vous raconter la fin, ça n'aurait pas d'intérêt, il faut lire La serpe, le réserver fissa à la médiathèque ou se le faire offrir pour Noël, c'est un grand plaisir pour pas cher.

Avant de clore au moins momentanément cet épisode périgourdin, j'ai une dernière coïncidence à relever. C'est justement à la toute fin de l'ouvrage qu'elle m'est apparue avec évidence. Parmi les trois victimes du château d'Escoire, il y avait donc la tante d'Henri Girard, Amélie Girard. La sœur de son père Georges, avec qui soi disant il ne s'entendait plus du tout. Et il est vrai qu'il n'avait pas toujours été gentil avec elle, le neveu Henri, il l'appelle "Quart de tonne", "Zéro en chiffre" ou "la vieille pouffiasse" devant tout le monde. Au début du livre, page 31, Jaenada la décrit - au moment où Henri, six ans seulement, est confié à ses grands-parents paternels, après le décès de Valentine, sa mère chérie frappée par la tuberculose -, comme "une gentille fille de vingt-six ans, timide, solitaire, un peu trop grosse, qui occupe tout le troisième étage de l'immeuble, un appartement de dix pièces, seule."

Pour illustrer l'article, je me suis amusé à taper "Tase Kordalov" dans Google, et je suis tombé sur ce site dont la fréquentation est phénoménale, mais qui représente le fameux château d'Escoire, lieu du drame.

A la fin du livre, l'écrivain parvient enfin à pénétrer dans le château, profitant du retour inespéré de son nouveau propriétaire, Tase Kordalov, en réalité Anastasios Kordalis, un macédonien. Avec lui, il fait le tour des pièces, retrouvant avec émotion des lieux qu'il n'a jamais vus jusque-là que sur les photos. Il aimerait bien être seul pour se concentrer, ressentir pleinement ce qui a pu se passer, mais il n'ose pas bien sûr demander à son hôte de sortir :
" Pour qu'il ne me parle pas, je fais semblant de réfléchir (l'auteur, l'artiste) et je réussis tout de même, deux secondes, à voir l'homme qui lève et abaisse la serpe - c'est .... [ Je laisse un blanc, je ne veux pas spoiler cette fin, ça ne se fait pas], mais seulement dans ma tête (et je ne connais pas son visage, je sais juste qu'il a des yeux bleus sournois et de gros sourcils) - et à ressentir de la peine, de la douleur, pour celle qu'il a jetée par terre et déshabillée, morte pour rien, rien d'autre que de la frustration et 6000 francs. Quart de tonne, Lili." (p. 623)
Lili, c'est le petit nom tendre d'Amélie. C'est là que je sursaute dans mon lit (car je suis encore au lit à cet instant), enfin c'est façon de dire, je ne sursaute pas, intérieurement seulement, car je m'avise soudain que j'en connais une de Lili, pas quart de tonne mais approchante, Lili, la grosse Lili, et c'est dans le premier épisode de ma Fiction-1967 :
"Et puis il vit Tic et Tac en peluche. Et, sur la commode en noyer, une grosse Minnie en celluloïd. Oh non, ce n'est pas possible... Pas elle...
Une seule personne parmi ses connaissances pouvait prétendre à une telle collection de disneyseries, c'était Lili. La grosse Lili... Il était dans la chambre de la grosse Lili, et il n'était pas difficile d'imaginer comment il allait se faire chambrer dans les jours qui allaient suivre. Avait-il fait la chose avec elle ? Impossible de se rappeler. Et puis où était-elle ? Il était seul, à poil dans ce lit trop mou, sous le regard de Tic et Tac et de Mireille Mathieu."
Le gars à poil dans le lit de la grosse Lili c'est Louis Dandrel, dit Loulou. Il se fait la malle au petit matin, mais ce qu'il ignore c'est qu'au même moment le père et la mère de Lili baignent dans leur sang. Il devient bien sûr le premier suspect. L'inspecteur Lagneau est chargé de l'enquête dans le sixième épisode :
"Il était en charge d’une sombre affaire, survenue à Tours la nuit du premier de l’an. Un couple de bourgeois égorgés dans leur sommeil, à leur domicile boulevard Heurteloup. Leur fille disparue, évaporée, et un jeune étudiant en sociologie, révolutionnaire de pacotille, appréhendé quelques heures plus tard, dont il est avéré par des témoins qu’il est rentré avec la fille et qu’on a vu ressortir dans la matinée, quelque temps après le meurtre. Ce Louis Dandrel nie farouchement, affirme ne se souvenir de rien. Était trop ivre du réveillon.
Ouais. Là-bas, à Tours, tout le monde est ravi d’avoir rapidement identifié le coupable. Mais Lagneau n’y croit pas. Il n’a pas de sympathie pour les gauchos, c’est un homme d’ordre, lui, (il n’a pas hérité de l’anarchisme paternel), mais il lui a suffi de voir le loustic pendant cinq minutes pour être intuitivement certain qu’il était bien incapable de trancher la gorge de qui que ce soit. Mais pour l’instant il le garde au placard, lui fera pas de mal un petit stage à l’ombre, il aura le temps de dessoûler."
N'y a t-il pas comme un petit air de ressemblance avec l'affaire d'Escoire ?

vendredi 17 novembre 2017

# 275/313 - La Vérité selon Clouzot

J'ai déjà signalé la proximité de deux événements : la rétrospective Henri-George Clouzot à la Cinémathèque et la nomination au prix Fémina de La serpe de Philippe Jaenada.

Je n'avais pas néanmoins établi leur parfaite synchronicité : la rétrospective a commencé précisément le mercredi 8 novembre, jour de l'annonce et de la remise du prix à l'écrivain, choisi au cinquième tour par six voix contre quatre à Véronique Olmi.

Ces deux événements n'ont a priori rien à voir et sont complètement indépendants l'un de l'autre. Sauf que c'est Clouzot qui a adapté comme on sait Le salaire de la peur, écrit par Henri Girard (sous le pseudonyme George Arnaud), et paru chez Julliard en 1950.
Sauf que c'est Clouzot encore qui adapte à l'écran l'autre affaire criminelle examinée par Philippe Jaenada, l'affaire Pauline Dubuisson, à travers La petite femelle, le livre précédant La serpe. Samuel Douhaire, de Télérama, a livré le 10 novembre un passionnant article sur "La vraie histoire de "La Vérité" d'Henri-George Clouzot"(Jaenada note quelque part que le cinéaste porte curieusement les prénoms du père et du fils Girard - ce qui ne l'empêche pas de peu apprécier la version qu'il a donnée du Salaire de la peur).

Je n'ai pas encore lu La petite femelle, mais je ne suis pas certain  que Jaenada ait beaucoup plus apprécié la façon dont Clouzot a rendu compte du drame de Pauline Dubuisson, condamnée aux travaux forcés à perpétuité sept ans plus tôt pour l’assassinat de son ancien petit ami, Félix Bailly,  jouée alors par une Brigitte Bardot en pleine gloire. Appelée Dominique Marceau dans le film (que je n'ai pas vu encore, cela ne saurait tarder), c'est "une fêtarde, écrit Douhaire, qui ne pense qu’à prendre du bon temps (« Je fais un peu rien » est sa devise), alors que "Pauline était une étudiante bûcheuse et brillante qui voulait devenir médecin".

De plus, la sortie du film va contribuer à la tragédie de son existence, Samuel Douhaire encore :
"Quelques mois avant la sortie de La Vérité, la prisonnière modèle avait été libérée pour bonne conduite. Après avoir changé de prénom, elle avait repris ses études de médecine à Paris, espérant se faire oublier. Raté… Le film obtient un succès colossal – 5 millions d’entrées ! –, et Pauline Dubuisson, écrit Philippe Jaenada, revient « dans tous les esprits ». Dès la première semaine d’exploitation, des journalistes cherchent à savoir ce qu’est devenue « la Messaline des hôpitaux ». Pierre Joffroy, de Paris Match, la retrouve facilement, réussit à l’interviewer mais, ému par sa détresse, renonce à son scoop et n’écrit pas d’article.
Terrorisée à l’idée d’être reconnue par d’autres, la jeune femme s’exile en 1962 au Maroc, à Mogador (aujourd’hui Essaouira), où elle réalise enfin son rêve : exercer la médecine. Elle tombe même amoureuse, et un mariage est prévu. Mais là encore, son passé la rattrape : quand elle révèle son histoire à son futur époux, celui-ci prend la fuite. A l’issue d’une longue dépression – « un suicide à petit feu », diront ses proches –, elle avale plusieurs tubes de barbituriques et meurt le 22 septembre 1963. Selon ses vœux, elle est enterrée à même la terre dans une tombe anonyme au Maroc, là où elle pensait enfin trouver la paix."
Que dire encore, sinon que Félix Bailly est le fils de l'un de mes amis (on a toujours un peu peur d'écrire ça quand un nom comme celui-ci est associé à une tragédie, mais conjurons le sort, Félix c'est d'abord le prénom du bonheur, étymologie oblige). Et puis que  La Vérité sort en novembre 1960, c'est-à-dire le mois de ma naissance (le médecin accoucheur de ma mère  - à la ferme de ses parents - n'était autre que François Bailly, le grand-père malheureusement disparu de Félix).

jeudi 16 novembre 2017

# 274/313 - La petite femelle

12/11 - Cinq cent quarante-cinquième page de La Serpe, de Philippe Jaenada. Chapitre 16. Ne me restent plus qu'une petite centaine de pages à parcourir. Je me suis jeté là-dedans comme un sanglier affamé, oubliant toute autre lecture, désireux tout d'abord d'en avoir fini avec ce pavé avant la venue de l'auteur à Arcanes vendredi. Pourquoi ? Je n'en sais trop rien. Je n'ai pas vraiment de question à lui poser, il n'est même pas sûr que j'en profite pour avoir un dialogue avec lui, aussi court soit-il, non, tout simplement je ressens le besoin de m'être approprié ce gros volume à dos rouge avant d'en écouter  son créateur. Il faut dire maintenant que c'est un formidable plaisir que l'on prend, que je prends en tout cas, à suivre l'enquête de Jaenada en terre périgourdine (cela me rappelle aussi l'époque où mes amis Cathy et Didou vivaient là-bas à Périgueux, où je les rejoignais en général au printemps pour quelques jours). Alternant l'examen minutieux des multiples dossiers de l'affaire Henri Girard/George Arnaud avec les péripéties de son séjour, multipliant les digressions en usant avec virtuosité de la parenthèse (il n'est pas rare que des parenthèses soient insérées dans les parenthèses elles-mêmes), l'écrivain s'amuse aussi énormément, et l'ensemble est donc aussi drôle que tragique.

Au chapitre des digressions figurent celles qui ont trait à ses anciens livres, et tout particulièrement à La petite femelle, consacrée à l'affaire Pauline Dubuisson. Une autre affaire criminelle qui a défrayé la chronique, comme on dit, dans les années 50.


Ce qui me frappe ce sont les moments où les deux affaires collisionnent sur des détails, suscitant des coïncidences qui font littéralement sursauter l'auteur. Exemple, pages 329-330 :
"Lorsqu'il [Henri Girard] est stationné à Toul, dans le peloton des élèves officiers de réserve, et même s'il sait que Georges [son père] a gardé des souvenirs forts et douloureux de son temps dans l'armée, c'est à lui qu'il confie son désarroi de devoir mettre son cerveau au placard : "On continue de faire des conneries, mais énergiquement. On devient complètement idiot." Au début de l'été 1941, c'est à lui, et non à Bernard Lemoine ou à un autre, qu'il expose son idée d'une nouvelle version de Polyeucte, de Corneille : " A mes moments perdus, je me suis mis à écrire un genre de chef d'oeuvre, une tragédie. Trois actes, en prose. Ça s'appellera Pauline." (Je sursaute imperceptiblement sur mon siège. Je sors vingt secondes du fichier des Archives et passe sur Internet, Google : Pauline est la femme de Polyeucte. Rien de surnaturel, ça va. Mais avant de retourner à Henri et Georges, Pauline Dubuisson ayant tué Félix Bailly, je ressursaute un coup quand je lis que le père de la Pauline de Corneille s'appelle Félix.). " Ce sera en substance, le drame de Polyeucte envisagé par sa femme". Il conseille à Georges de lire la pièce en s'imaginant à la place de Pauline, car il estime que Corneille est passé complètement à côté du sujet tel que lui le conçoit : "Le bonheur de Pauline, construit avec beaucoup de peine et d'efforts, est démoli par une fatalité implacable." (J'oscille, cette fois, à la lecture de cette phrase (...)" [C'est moi qui souligne]
Autre exemple, page 385,  qui vient conclure un long aparté sur l'histoire de la tombe de Pauline Dubuisson à Essaouira, au Maroc. La jeune femme avait demandé à être enterrée sans aucune inscription sur sa tombe, pour que nul ne sache où se trouvait son corps. Des années plus tard, une bonne âme avait absolument voulu ériger une croix à son nom (une photo en parvint à Jaenada qui la fit insérer dans l'édition de poche du livre). Or, non seulement "une main justicière inconnue a décloué la planchette où figurait le nom de Pauline", mais la croix elle-même a été déplacée de plusieurs dizaines de mètres.
"(Puisque la croix, au milieu d'un buisson, ne marque plus rien, que la situer n'a plus d'importance, je peux dire ce qui m'a ahuri sur le plan du cimetière que m'a communiqué Gilles Texier. Elle se trouve entre la sépulture d'un Ernest et celle d'un Girard."
Il faut savoir qu'Ernest est le prénom du fils unique et adoré de Philippe Jaenada.

mercredi 15 novembre 2017

# 273/313 - A Surgères surgit La serpe

"J'approche de la Dordogne, je suis moins confiant. Je suis un marginal parisien, dans mon genre. Environ vingt-cinq kilomètres après Vierzon, je passe le panneau qui indique la sortie 10 : Vatan. C'est aimable."

Philippe Jaenada, La serpe, Julliard, 2017, p. 85.

27 /09 - Rémi Schulz publie  un nouvel article sur Quaternité : Ana mords-moi à mort. A  l'intérieur de celui-ci, un lien renvoie à un article antérieur de mars 2009 : Richelieu, Indre-et-Loire. Un détail me retient particulièrement, et je poste alors le même jour un commentaire sur le premier article :

"Bonsoir Rémi,
J'ai lu l'article mis en lien du 12 mars 2009 consacré à Fred Vargas, et je me suis arrêté sur l'évocation de la tuerie du château d'Escoire, en Dordogne. Il se trouve que l'histoire est racontée par Maître Maurice Garçon, dans son Journal 1939-1945, que j'ai cité plusieurs fois ces temps derniers (L'avocat est aussi l'auteur d'un livre sur le Diable). Georges Girard, l'homme assassiné ainsi que sa sœur et leur domestique, était un ami fidèle de Garçon. Il était par ailleurs archiviste des Affaires étrangères et écrivait des livres d'histoire "excellents". Le 31 octobre, Garçon indique qu'Henri, le fils, a été inculpé, ses explications ayant présenté de graves contradictions. "C'est horrible, écrit Garçon. J'aimais mieux l'hypothèse d'un crime de cupidité paysanne. Tout de même, quand on pense que Girard était attiré par les récits ténébreux de drames judiciaires anciens. Quel retour du sort et quel ironie !"
L'affaire ne s'arrête pas là. C'est Maurice Garçon lui-même qui défend Henri Girard, et le 3 juin 43, il revient chez lui après dix jours de procès intense à Périgueux, où il avait contre lui l'opinion publique tout entière.Il parvient à faire acquitter le jeune homme. Son récit est assez savoureux :
"La vérité est que la foule a besoin de justice. Si un crime a été commis, il faut qu'un coupable soit découvert et puni. D'instinct, la masse a un besoin d'équilibre : la morale outragée demande un châtiment. Si j'avais seulement sorti mon client d'affaire, on eût été content pour lui mais déçu. Comprenant cette déception, j'ai fini par haranguer la foule. Après avoir démontré qu'il fallait acquitter Henri Girard, j'ai dit qu'on ne devrait pas s'arrêter là, qu'il fallait découvrir le coupable, que je m'emploierais à le chercher et que je ferais l'impossible pour le découvrir. Lorsque j'ai terminé en disant :"Le procès commence...", j'ai répondu au désir secret de chacun. Ce fut un soulagement, la justice ne serait pas déçue et la foule qui, trois jours avant, m'eût écharpé, m'a fait taire sous les acclamations.
La psychologie des foules est au fond assez simple.
"