dimanche 31 décembre 2017

# 313/313 - Rue de l'Adieu

Dernier dimanche et dernier jour de l'année 2017. Clap de fin pour Heptalmanach. Mais pas pour Alluvions, qui va continuer, mais plus du tout sur le même rythme quotidien. C'est qu'il demeure tellement de pistes à explorer, de fils à dénouer que la tâche me semble infinie. Songez que certains articles prévus dès le début janvier n'ont jamais pu être écrits car je fus très vite entraîné sur d'autres sentes, qu'il me reste pas mal de choses à dire sur le livre d'Hester Albach ainsi que sur celui de Pacôme Thiellement, que la série Lost encore en cours de visionnage réserve quelques surprises, que j'ai à peine abordé le continent Raymond Roussel, que Rémi Schulz m'a aiguillé sur la romancière britannique A.S. Byatt, qui me semble une piste très prometteuse, et enfin que certains signes récurrents que je n'ai pu encore évoquer me laissent à penser que Moby Dick d'Herman Melville pourrait bien d'ici peu faire son entrée dans le carrousel de l'Attracteur étrange.

Rue de l'Adieu (Saintes) -PB

Mais l'heure est aux remerciements. On ne peut mener à bien un tel projet, tenir une telle contrainte d'écriture sur l'année sans le retour de quelques camarades, ceux que je nommais les Alliés dans le #0. Facebook ayant été une chambre d'échos régulière à la publication des articles, likes, commentaires et partages m'ont été une source d'encouragement permanente. En dehors du réseau social, d'autres personnes, d'autres ami(e)s ont bien sûr apporté leur pierre à l'édifice (avec tout ça la liste est longue, à l'américaine, mais j'ai toute la place et l'on n'est pas aux Césars avec des impératifs d'antenne). Allez, hop, générique.

Merci donc à Jean-Claude Moreau pour ses concepts (le seul finalement à avoir quelques articles de sa main dans la série), à Eddy et Christophe Renaud, compagnons de toujours, fers de lance de la tasonnerie mondiale, à Jean-Claude Pardou et Sophie Huguet-Labbaye pour l'île de Ré et bien d'autres soirées fécondes, à Francis Dusserre pour la sorcellerie et Marcelle Bouteiller.
Merci à Rémi Schulz (nos parallèles se sont croisées et n'en finissent plus de se tresser l'une l'autre).

Merci à Fernande Evrard-Bougarel, alias Isidore Bonaventure, maîtresse des arcanes, qui sait ce que  synchronicité veut dire.
Merci à ma petite sœur Marie, lectrice ô combien fidèle (quel courage !).
Merci au peintre François Coulaud, un des rares à oser vraiment écrire sur le réseau,
Merci à Frédéric Mur, pour sa sensibilité à fleur d'encre.
Merci à Gaëlle Valade qui aime comme moi si fort Jim Jarmusch (l'homme de l'année pour moi, c'est Paterson).
Merci à Françoise Lhuillier, pour la classe de neige, dans le Jadis.
Merci à mon vieux collègue et copain Luc Bailleul, le premier à avoir commenté le premier article, et qui, devant la figure de l'homme à tête d'attracteur étrange, avait écrit : "On dirait ma tête après les fêtes en train de lire cet article." Ça commençait bien.
Merci à Patou Nette, la fée des hautes terres creusoises.
Merci à Frédéric Desnoyers, grand Mancini, Marseillais de coeur, pour l'humour et le dialogue.
Merci à Stéphanie Ponroy pour Pierre Loti et tant d'autres choses (ma dette est infinie).
Merci à Béatrice Barnes, intrépide Amazone, qui a conquis ma commune natale.
Merci à Sylvie Durbec, pour son attention, Marcel Bascoulard, Soutine et la broderie délicate et subtile de sa poésie.
Merci à Christian Garcin pour Edgar Poe et son passage ici (j'attends avec un soupçon d'impatience son prochain roman).
Merci à Céline Barrière pour Le chardonneret.
Merci à Robin Plackert pour la géographie sacrée.

Toute ma gratitude à Christian Lison (le Fils du Père Léon), Olivier Dumontet, Sy Gallardo, Tomahawk Piper (mon scientifique préféré), Marie-Cécile Gaultier, Michel Thouseau, Carole Le Novère (ma consoeur torticolienne), Nicolas Bureau (ma référence en séries télés), Patricia Gagnerault, Michel Lebrun-Franzaroli, Aurore Segura-Penot, Syl Eti, Sylvaine Viel-Notte et Bertrand Duris (pour Richard Mac Guire, entre autres).

Thanks a lot Caroline Tissier, Emmanuelle Dunand-Chevalier, Léon Fleur, Carole La, Jean-Marie Rodet, Nicolas Robin, Vincent Chatraix, Bernadette Debeaulieu, Patrice Houssin, Séverin Valière, Monique Cognet, Sogre Finon, Marie Bailly, Eric Chartier, Marie-Claire Sand, Vaseline Cuniculus, Frédéric Dupré, Laetitia Bourget, Angélique Moreau, Patrice Carret, Julien Bléron, Michel Duchemin, Yann Denis, Olivier Lécrivain, Josselin Girard, Pauline Bléron, Isabelle Bléron, Corinne Paillaud, Aline Beigneux, Céleste Bailly, Michel de Peyret, Christian Daumas, Décale LeSon, Bastien Grd, Lidwine Blanchard, Edouard Cheramy, Nathalie Gayou, Magaly Langlois, Marion Mayet, Antoine Momot, Francis Rivière, Jean Delavergne (sur FB, vous êtes 70 exactement à avoir laissé ne serait-ce qu'un like, 70, pas mal pour un projet fondé sur le nombre 7).

Спасибо aux robots, algorithmes et autres intelligences artificielles qui m'ont donné parfois l'illusion d'avoir beaucoup de lecteurs.

A tous, une lumineuse année 2018.



samedi 30 décembre 2017

# 312/313 - Ode à l'électricien inconnu

Dans cet avant-dernier article, je ne parlerai pas de littérature, de cinéma ou de peinture, d'art, de science ou de philosophie. Non, je veux juste relater un petit événement du quotidien, un de ces petits moments de vie que l'on oublie vite, dans la frénésie de nos vies pressées.

Jeudi matin 14 décembre, je place une tasse de lait dans le micro-ondes. Je tourne la molette. Rien. Avec fatalisme, j'enregistre que l'appareil a sans doute rendu l'âme, brutalement, comme ce type d'objets a coutume de le faire, par la grâce de l'obsolescence programmée. Bon, ok. Qu'à cela ne tienne, une bonne vieille casserole sur le feu et l'affaire est faite. Et allez, tiens, on ne se laisse pas abattre, on va se faire aussi un peu de pain grillé. Grille-pain branché sur une autre prise murale. Rien, nada. Deux appareils qui tombent en panne en même temps, j'ai beau être un fanatique de la coïncidence, je subodore le schmilblick technique. Une cafetière branchée sur cette même prise ne fonctionne pas mieux. La chose est claire : il y a un os avec les prises murales (il y a de la lumière au plafond). Dans les autres pièces, tout marche, sauf dans la chambre où là aussi les prises murales sont inopérantes.
Bon, pas le temps de régler le souci, je dois aller travailler, mais dès mon retour en début d'après-midi, je me promets d'en parler au gardien des immeubles Scalis, pardon, pas gardien, "interlocuteur de proximité", comme ils ont dit dans une note. En tout cas, un homme sympathique et serviable, en qui j'ai pleine confiance.
Premier coup de chance, le voilà dans la rue au moment où j'arrive. Il monte avec moi, on regarde le coffret électrique d'un air dubitatif, sans rien voir d'anormal. On fait le tour du propriétaire, si l'on peut dire (je ne suis qu'un humble locataire), il n'y voit pas plus clair que moi, et d'un côté ça me rassure, je ne suis pas le seul à être une brelle en électricité. Il dit qu'il va signaler le problème
Un peu plus tard, un type m'appelle, au ton assez rogue, me pose des questions stupides, et déclare in fine qu'il va signaler le problème. L'entreprise Eiffage va me contacter pour prendre rendez-vous.
Entre temps, je commence à trouver qu'il fait un peu frais dans l'appartement. Ce n'est pas la grosse caillante, pas du tout, mais je ne parviens pas à dépasser les 18° même en poussant les thermostats. Le chauffage au sol n'est plus perceptible. Je commence à subodorer (car j'ai de l'instinct, faut pas croire) que le chauffage a cessé lui aussi de fonctionner, et que je ne suis plus chauffé que par mes voisins du dessus et du dessous.
Le lendemain matin, prenant ma douche, je découvre qu'il me faut un peu plus pousser sur la manette pour avoir le même degré de chaleur. Se pourrait-il... ? Oui, c'est certain, le chauffe-eau doit être en berne lui aussi, et l'eau chaude du ballon doit se refroidir petit à petit.
Une dame d'Eiffage m'appelle alors que je suis en voiture sur le boulevard. Je n'aime pas téléphoner au volant, mais là c'est crucial. Au mépris du code de la route, je lui explique le topo, et elle me donne rendez-vous pour mercredi prochain. Dans cinq jours ! Soi disant pas possible avant. Surbookage. Je négocie, affiche mes craintes que plus de chauffage, plus d'eau chaude. Bref, elle prend pitié : mardi à onze heures... J'ai gagné une journée. Merci Eiffage.
Fataliste, je commence à envisager une retraite en des lieux plus salubres, un week-end à Aigurande, un squatt chez des copains.
Je ne travaille pas ce vendredi après-midi, je décide d'aller faire une course à Cap Sud (il fait chaud là-bas dans les magasins). Il est à peu près quatorze heures. Je descends les deux étages, m'enfourne dans la voiture, tiens, dans ma rue une camionnette Eiffage. Et puis un technicien Eiffage. Mon dieu, je n'ai pas grand chose à perdre, je recule, je me gare, et vais le trouver, lui explique le topo, m'attendant vaguement à ce qu'il me réponde "mon pauvre monsieur, je comprends bien votre problème, mais vous voyez, je suis en intervention, mon carnet de visites est plein, et patati et patata...".
Non. Il me dit certes qu'il doit finir une réparation chez une vieille dame du coin, qu'il a une pièce à aller chercher, mais qu'il est de retour dans une demi-heure, une heure.
Je  reste médusé. Du coup, je fais juste le tour du pâté de maison, je renonce à Cap Sud et rentre à la maison (je ne dis pas au chaud à la maison).
Une heure plus tard, comme promis, il sonne à la lourde. Après un tour de l'appart, il ouvre le coffret électrique et identifie aussitôt la cause de la panne. Heureusement qu'il est venu, ça commençait à cramer là-dedans. Si j'ai bien compris, on n'est passé pas très loin de la catastrophe. Défaut de serrage, il me montre les fils noircis. Bon, il faut changer tout le bloc, qui commandait certaines prises, le ballon d'eau chaude et le chauffage au sol. Il va récupérer la pièce puis me change ça en quelques minutes. On vérifie ensuite : tout marche à nouveau.
Merci infiniment à toi, l'électricien inconnu qui a si gentiment bousculé ton programme pour me venir en aide.
Quand il m'a quitté, j'ai repensé à cet enchaînement de circonstances qui m'avait sorti de la panade et sans doute évité des ennuis plus importants.
Si je n'avais pas eu l'idée de sortir à ce moment précis de l'après-midi pour cette course à Cap Sud qui n'avait aucune raison impérieuse par ailleurs de se faire à cette heure-ci, j'aurais raté cette opportunité, car il n'était ici, rue Marguerite Yourcenar, que le temps de dépanner la vieille dame.
S'il avait été chez cette vieille dame au moment où je prenais la route, je ne serais pas allé le chercher chez elle (je ne sais pas de qui il s'agit), j'aurais vu la camionnette, déploré que ce ne fût pas pour moi, mais j'aurais passé mon chemin. C'est bien parce qu'il était dans la rue au moment même où je passais devant que j'ai pensé à lui parler.
On peut dire bien sûr tout simplement que j'ai eu de la chance, et un peu de présence d'esprit à cet instant.
Mais qu'est-ce que la chance ? Je ne peux me défendre de l'impression que quelque chose  s'est joué à cet instant, qui n'est pas de l'ordre de l'aléatoire, d'un croisement purement fortuit de chaînes causales indépendantes. Évidemment, c'est improuvable, mais selon moi, la vie ici m'a donné une occasion, au sens grec du kairos, de l'instant favorable, qu'il faut saisir aux cheveux. Oui, la vie donne des occasions mais c'est à nous de savoir en user. Ici, j'ai su le faire (je ne suis pas persuadé que ce fut toujours le cas : nous négligeons des ouvertures par paresse, aveuglement et même bêtise).
Voilà, ce que je voulais dire ici, c'est que ce que je préfère appeler l'Attracteur étrange (plutôt que le hasard objectif, le destin, la providence, que sais-je encore) ne s'exerce pas seulement dans le domaine culturel, mais bien plus profondément, dans la chair même de l'existence.

La veille, j'avais mis un point final à mon récit fictionnel sur 1967. J'y avais cité la formule de Paul Eluard, "Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous." L'anecdote de cette panne l'illustre assez bien : au rendez-vous lointain de la secrétaire s'était substitué le rendez-vous construit par une instance invisible.
Magie de l'existence. Mais il ne faut pas être angélique non plus : parfois, au-delà des occasions ignorées ou méprisées, il est des hasards malheureux dont nous ne sommes pas, ou qu'en partie, responsables, il est des accidents funestes, des collisions tragiques. Et je songe encore à cette fin du livre de Donna Tartt (ah je sais, j'avais dit que je ne parlerais pas littérature, mais pardon, c'est plus fort que moi) : "La Nature (c'est-à-dire la Mort) gagne toujours, mais cela ne signifie pas que nous devions courber la tête et ramper devant elle. Peut-être même que si nous ne sommes pas toujours ravis d'être ici, il est pourtant de notre devoir de nous immerger : de passer à gué jusqu'à l'autre côté, de traverser le cloaque tout en gardant nos yeux et nos cœurs ouverts."
Ce qui immédiatement me fait penser à cet aphorisme d'Oscar Wilde au cœur du film de Todd Haynes, Le Musée des Merveilles : “We are all in the gutter, but some of us are looking at the stars.” En français : "Nous sommes tous dans le caniveau, mais quelques-uns d'entre nous regardent les étoiles."
Et pour ce qui est des étoiles et de  passer à gué de l'autre côté, je citerai pour finir ce poème très ancien, un sonnet de jeunesse, d'un recueil resté inédit, Grimaces évadées (1978) :




vendredi 29 décembre 2017

# 311/313 - Wonderstruck

20/12 - Je reviens du travail, il est presque dix-huit heures. Je consulte le petit livret de l'Apollo pour les films du mois de décembre. Que vois-je ? A dix-huit heures trente passe Le Musée des Merveilles, de Todd Haynes. J'avais vu récemment la bande-annonce et je m'étais déjà promis d'y aller, mais alors, lisant le petit résumé et l'extrait de critique de Libération, cela devint très clair : je devais y foncer immédiatement. Le film ne restait à l'écran qu'une petite semaine, cinq fois jusqu'au 26 décembre.

Ceux qui m'ont lu jusqu'ici et parcouru les derniers articles comprendront aisément mon engouement : le film prolongeait idéalement les thèmes qui avaient surgi à partir notamment du Chardonneret de Donna Tartt. Deux enfants fuguant vers Manhattan, l'un n'ayant jamais connu son père, l'autre désirant plus que tout voir sa mère, actrice célèbre menant sa carrière à distance. Deux intrigues parallèles dans deux temps différents, 1927 et 1977 (deux millésimes en sept) que cinquante ans séparent, le même intervalle qu'entre 1967 et 2017 - mais qui finissent par se rejoindre, refermant les blessures à vif des biographies personnelles.

Tout comme au coeur du livre de Donna Tartt, il y avait ce petit tableau de Carel Fabritius, dans l'enceinte du Metropolitan Museum, il y a chez Todd Haynes les dioramas du Museum d'Histoire naturelle et la maquette de New York dans le Queen's Museum. Le Musée des Merveilles, c'est le petit livre où Ben a trouvé l'adresse de la librairie Kincaid, c'est ce cabinet de curiosités oublié dans le coeur du Museum, comme une chambre secrète dans le ventre de la baleine.

Et à quoi ressemble donc l'appartement de Hobie dans Greenwich Village, sinon à un cabinet de curiosités ? Il est tout à fait éclairant de revenir sur la découverte par Theo de cet endroit magique.
L'on ne sera guère surpris de savoir que c'est à la suite d'un rêve :
"Un dimanche matin, je remontai vers la lumière, après un rêve lourd et compliqué dont il ne restait rien à part un bourdonnement dans mes oreilles et la douleur d'avoir laissé échapper un objet, perdu à jamais dans quelque crevasse. Et pourtant - au milieu de ce naufrage abyssal, de câbles rompus, de fragments égarés et irrécupérables - une phrase sortait du lot, tictaquant dans l'obscurité comme une bande de défilement de texte qui se déroulerait en bas d'un écran de télévision : Hobart § Blaxkwell. Appuie sur la sonnette verte.
J'étais allongé et fixais le plafond, sans la moindre envie de bouger. Les mots étaient aussi clairs et précis que si quelqu'un me les avait tendus, tapés sur un bout de papier. Pourtant - et c'était merveilleux - un pan de mémoire s'était ouvert et surnageait avec eux comme une de ces boulettes de papier de Chinatown qui grossissent pour devenir des fleurs quand on les laisse tomber dans un verre d'eau." (p. 119)
Ce qui est merveilleux aussi, c'est que je retrouve ici les mêmes sensations que j'avais éprouvées avec mon rêve de l'avenue Lexington, suscitant les mêmes interrogations quand j'avais retrouvé le nom dans le livre : était-ce un vrai souvenir ou bien une pure création onirique ? Dans les deux cas, il s'agit bien d'une remémoration : lors de l'attentat terroriste, il avait retrouvé le vieux Blackwell (Welty) grièvement blessé dans les décombres d'une salle, il lui avait tenu compagnie ; Welty lui avait dit de prendre le tableau puis lui avait donné sa bague en or ornée d'une pierre sculptée, en lui disant ces mots : Hobart § Blaxkwell. Appuie sur la sonnette verte. Ce sont ceux-ci qui avaient resurgi lors du rêve.
Theo Decker a retrouvé l'adresse sur l'annuaire et s'est rendu, seul, 10ème Rue Ouest dans Greenwich Village (le quartier de New York où chanta Camille en octobre).


L'errance de Theo ressemble fort à l'errance de Ben, le petit garçon sourd dans le film de Haynes : tous les deux parviennent seuls par le bus à New York, à la gare routière de Port Authority (dans le film, un panneau annonce une prochaine modernisation). Étrangement, nous retrouvons aussi le thème du désert mis en évidence dans les cinq extraits Lexington : "Quand j'ai fini par trouver la 10ème Rue Ouest, déserte, je l'ai arpentée en comptant les numéros." Et plus loin : "Greenwich Village était presque vide à part deux hommes vaseux qui donnaient l'impression de s'être battus toute la nuit, et une femme aux cheveux ébouriffés qui promenait un teckel en direction de la 6ème Avenue. C'était un peu bizarre d'être seul dans Greenwich Village (...)."
Et ce que découvre Theo en risquant un regard dans la boutique, c'est bien le fouillis hétéroclite des cabinets de curiosités :
"A travers la vitrine poussiéreuse j'ai vu des chiens et des chats en porcelaine, du cristal poussiéreux, lui aussi, de l'argent terni, des chaises anciennes et des canapés tapissés de vieux brocarts jaunâtres, une cage à oiseaux raffinée en faïence, des obélisques miniatures en marbre posées sur un guéridon en marbre également, et deux cacatoès en albâtre. C'était tout à fait le genre de boutique que ma mère aurait aimé - pleine à craquer, un peu délabrée, avec des piles de vieux livres par terre."
*
Pour conclure cet antépénultième article, une dernière curiosité. L'un des écrivains que j'ai désignés comme "écrivains de la coïncidence" n'est autre que le New Yorkais Paul Auster (j'ai beaucoup parlé de lui dans les premiers mois de ce projet Heptalmanach). Alors l'idée m'est venue tout à coup de googliser "Auster + Lexington Avenue". L'avenue apparaît dans plusieurs ouvrages, mais singulièrement dans Seul dans le noir :


J'y retrouve mon année-fétiche, 1967, et deux autres occurrences du nombre sept : "Miriam qui avait alors sept ans", "mais Betty avait sept ans de plus que moi."
Il se trouve aussi que Le Musée des Merveilles est le septième long métrage de Todd Haynes.

jeudi 28 décembre 2017

# 310/313 - Chuchotement secret venu d'une ruelle

" Quelle noblesse y a-t-il à rafistoler un tas de vieilles tables et de vieilles chaises ? Il est fort possible que ce soit corrosif pour l'âme. J'ai vu trop de successions pour l'ignorer. L'idolâtrie ! Trop se soucier des choses peut vous tuer. Si ce n'est que, si vous vous souciez suffisamment d'une chose, elle prend vie, non ? Et n'est-ce pas leur but, quand elles sont belles, de vous relier à une beauté supérieure ? Ces premières images qui font s'ouvrir votre coeur en grand et que vous passez le reste de vos jours à pourchasser, ou à essayer de retrouver, d'une façon ou d'une autre ? Parce que réparer les vieilles choses, les préserver, s'en occuper, en un sens, il n'y a pas de raisons rationnelles pour le faire..."

Donna Tartt, Le chardonneret, pp. 772-773.

C'est le vieux Hobie, le restaurateur de meubles, homme noble et généreux, qui parle à Theo Decker à la fin du livre. Car j'y suis parvenu à cette fin, après dix-huit jours d'une traversée contrastée, faite de calmes plats frisant l'ennui et d'extraordinaires embardées, qui à elles seules légitiment le voyage. Dans ce livre sombre, avec son personnage principal malmené, orphelin souffrant de stress post-traumatique, plongeant dans l'alcool et l'addiction, aimant une femme sans véritable espoir de retour, entraîné dans une dérive criminelle, perce néanmoins une lumière. Dont quelques personnes, comme Hobie, sont les passeurs. Et sans doute est-il le porte-parole de Donna Tartt quand il explique à Theo la raison qui fait aimer une oeuvre d'art :
" (...) si une tableau se fraie vraiment un chemin jusqu'à ton coeur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas "oh, j'adore cette oeuvre parce qu'elle est universelle", "j'adore cette oeuvre parce qu'elle parle à toute l'humanité". Ce n'est pas la raison qui fait aimer une oeuvre d'art. C'est plutôt un chuchotement secret venu d'une ruelle. Psst, toi. Hé, gamin. Oui, toi." Un bout du doigt qui glisse sur la photo fanée - le toucher du conservateur, un toucher sans toucher, un toucher de la taille d'une hostie entre la surface et son index. "Un choc cardiaque individuel. Ton rêve, celui de Welty, celui de Vermeer. Tu vois un tableau, j'en vois un autre, le livre d'art le place encore à un autre niveau, la dame qui achète la carte à la boutique du musée voit encore tout à fait autre chose, et je ne te parle pas des gens séparés de nous par le temps, quatre cents ans avant nous, quatre cents ans après notre disparition, cela ne frappera jamais quelqu'un de la même manière, pour la grande majorité des gens, cela ne les frappera jamais en profondeur du tout, mais un vraiment grand tableau est assez fluide pour se frayer un chemin dans l'esprit et le coeur sous toutes sortes d'angles différents, selon des modes uniques et particuliers. A toi, à toi. J'ai été peint pour toi." [C'est moi qui souligne]
Je trouve ce passage extraordinaire. Et d'autant plus extraordinaire qu'il vient puissamment résonner avec ces phrases d'André Hardellet que j'ai déjà citées, extraites de son essai Donnez-moi le temps, mais que je redonne ici parce qu'il ne faut jamais regretter de relire et re-relire des fragments aussi éclairants sur ce qui véritablement représente ce sel de la vie qu'évoquait si bien Françoise Héritier :
"En marchant, je laisse le hasard me poser la main sur l'épaule ; tout à coup, ça fait tilt, je brûle. Un arbre, un balcon, un angle de rue, à côté desquels j'allais passer indifférent, se détachent, subissent une étrange mise au point." (...) C'est sans doute bien peu au cours d'une existence, mais ces secondes paradisiaques sont d'une intensité telle qu'on ne peut les oublier ; cela n'est comparable qu'à un orgasme spirituel qui irait croissant jusqu'à la perte de conscience, et l'expression mourir de joie prend ici toute sa valeur. (...) Quelques mots encore : toutes les descriptions que j'ai lues des "voyages" procurés par le L.S.D., le peyotl, etc., marquent clairement la différence avec mes petites excursions personnelles : les hallucinogènes vous introduisent dans un univers fantastique où, d'ailleurs l'enfer côtoie le paradis. Au contraire, dans mon cas, tout reste conforme, ou presque à la réalité que nous connaissons, mais une réalité rectifiée par un maître incomparable. A tel point que les épisodes les plus heureux de notre vie ordinaire n'apparaissent que comme des brouillons sans valeur. La nuance est à la fois sensible et considérable ; ceux qui ont contemplé le plus moderne des paysages de Vermeer - La ruelle - me comprendront." [C'est moi qui souligne]
Donna Tartt a-t-elle lu Hardellet, auteur peu connu et dont je n'ai pas vu de traductions anglo-saxonnes ? J'en doute. Cela ne rend que plus étonnant cette association entre Vermeer et la ruelle dans le discours de Hobie. Mais achevons celui-ci :
"Et...oh, je ne sais pas, arrête-moi si je radote (il s'est passé une main sur le front) mais Welty lui-même parlait d'objets fatidiques. Chaque marchand d'art et chaque antiquaire les reconnaît. Ce sont ces objets qui apparaissent et disparaissent. Pour quelqu'un qui ne serait pas marchand d'art, il ne s'agira peut-être pas d'un objet. Cela peut être une ville, une couleur, une heure de la journée. Le clou sur lequel ta destinée est susceptible de s'accrocher et de se déchirer.
- Je croirais entendre mon père.
- Eh bien... formulons-le autrement. Qui a dit que la coïncidence était juste la façon qu'a Dieu de rester anonyme ?
- Maintenant vous ressemblez vraiment à mon père.
- Qui peut dire que les joueurs ne sont pas mieux à  même de les comprendre que quiconque ? Une partie n'a pas de prix, si ? Le bien ne peut-il pas pénétrer parfois par des portes dérobées ?" (pp. 773-774, c'est moi qui souligne)
Donna Tartt ne donne pas la réponse à la question de Hobie sur la coïncidence. La maxime est souvent attribuée à Albert Einstein mais je me méfie : ce qui est certain c'est qu'avant lui,Théophile Gautier a écrit "Le hasard, c'est peut-être le pseudonyme de Dieu, quand il ne veut pas signer."(La Croix de Berny,  éd. Librairie Nouvelle, 1855, lettre III (« À monsieur le prince de Monbert »), p. 28.)

Recherchant l'auteur de cette citation, Dieu, le hasard, ou l'Attracteur étrange m'ont conduit  en tout cas vers un bel article d'une blogueuse, journaliste à Europe 1, Margaux Baralon, consacré au Chardonneret. Elle le termine par les derniers mots du livre, pleins d'espérance :
« J’ajoute mon propre amour à l’histoire des amoureux des belles choses, eux qui les ont cherchées, les ont arrachées au feu, les ont pistées lorsqu’elles étaient perdues, ont œuvré pour les préserver et les sauvegarder tout en les faisant passer de main en main, littéralement, leurs chants éclatants s’élevant du naufrage du temps vers la prochaine génération d’amoureux, et la prochaine encore. »
Allant par curiosité sur l'accueil, j'y découvre que le dernier billet, remontant au 9 octobre, a été consacré à Blade Runner 2049, de Denis Villeneuve, jugé moins réussi que "l'excellent Premier Contact", dont elle avait donné une critique au 14 décembre 2016. Film dont je rappelle qu'il constitua le second billet de cette longue chronique.
"Si Denis Villeneuve évite avec habileté de sombrer dans le larmoyant et le pathétique, c’est parce que le cinéaste, tandis qu’il boucle la boucle, suggère et ne montre pas. Premier contact devient sur la fin un film à trous, que le spectateur doit compléter -par ailleurs jolie métaphore du cinéma, le septième art étant autant affaire de champs que de hors champs, de vides que de pleins, de présence que d’absence. Le spectateur y parvient, le procédé marche, parce que le cinéaste ne fait jamais appel qu’à ce qu’il y a de proprement humain chez chacun d’entre nous pour comprendre les turpitudes intérieures de son héroïne : la conscience de la mort imminente qui, si forte soit-elle, n’entrave pas la fureur de vivre."
 
Encore un indice de ce bouclage sur le début de l'année : ce matin, dans mon fil FB, la revue en ligne Internetactu.net me signale un article de Ted Chiang sur l'intelligence artificielle. Or Ted Chiang (né en 1967) n'est autre que l'auteur de Histoire de ma vie, nouvelle qui a servi de base à Premier Contact. C'est la seule et unique fois de l'année où le nom de Ted Chiang est revenu sur mes tablettes.

mercredi 27 décembre 2017

# 309/313 - Escroc dans un film français

"J'ai vérifié mon portable : quatre heures du matin. Après une affreuse demi-heure, je me suis assis torse nu dans le lit, dans l'obscurité, et, me faisant l'effet d'un escroc dans un film français, j'ai allumé une cigarette et regardé Lexington Avenue pratiquement vide à cette heure-ci : les taxis venaient juste de prendre leur service, ou de le terminer, allez savoir. Mais le rêve, qui avait semblé prophétique, refusait de se dissiper et flottait comme une vapeur empoisonnée, mon cœur continuant de battre fort, à cause du danger que je sentais dans l'air, de l'impression conjointe de possibilités et de péril."

Donna Tartt, Le chardonneret, p. 614.

Voilà donc le cinquième et dernier passage comportant l'Avenue Lexington, comme les autres associés à un climat anxiogène (il faut dire que le roman entier baigne en général dans cette ambiance lourde et pessimiste). Notez la curieuse image : "me faisant l'effet d'un escroc dans un film français", pour décrire la situation somme toute banale d'un homme qui fume une cigarette assis dans un lit et qui regarde la rue. D'autant plus que le film d'escroc n'est pas une spécialité française (j'en veux pour preuve que sur la liste des 25 meilleurs films d'arnaque établie par le site Sens critique ne figure pas un seul film français). Mais c'est comme si la référence au film français devait absolument être placée, sans référence précise encore une fois, contrairement au film américain (Lost week-end est clairement désigné comme tel).
Il est une autre singularité récurrente dans les cinq extraits Lexington.

Page 210 : "Mes derniers jours chez les Barbour sont passé si vite que je m'en souviens à peine, à part de la frénésie de dernière minute en termes de lessive et de pressing, et plusieurs virées mouvementées chez le caviste sur Lexington Avenue pour y récupérer des boîtes en carton vides. Au feutre noir j'ai écrit l'adresse de mon nouveau foyer au nom exotique :

Theodore Decker c/o Xandra Terrell
6219 Route de la Fin du Désert
Las Vegas, NV"

Route de la Fin du Désert. En effet, Theo va habiter une zone très éloignée du Vegas des jeux et des casinos, aux confins d'un désert alcalin, dans des rues couvertes de sable.

Page 473 : "Quand j'ai émergé dans la rue, Lexington Avenue était déserte (...)" Ce qui paraît tout de même curieux dans un quartier aussi populeux que Manhattan.

Page 532 : " (...) peut-être la solitude d'un cinéma me remettrait sur pied, une séance de l'après-midi presque déserte pour un film en fin de course."

Page 608 : Apparemment aucune mention d'un désert quelconque. Rien dans le texte n'est à relever littéralement en ce sens. Cependant il est question, rappelez-vous, du restaurant le plus triste de Manhattan, le Jal Mahal, qui évoque le Jal Mahal, le palais sur l'eau du Rajasthan.

Or, le site Culturebox écrit qu'il s"agit d'"une oasis aux portes du désert née de la volonté d’un homme, le maharaja Jai Singh II (1688-1743) qui décide de déplacer la capitale de son royaume d’Amber à la cité nouvelle de Jaipur à une dizaine de kilomètres de là." Le désert en question est le désert du Thar  — appelé aussi le Grand Désert indien ou Mârusthali, le Pays de la mort — qui s'étend sur 200 000 km2.
 

Page 614 : " (...) j'ai allumé une cigarette et regardé Lexington Avenue pratiquement vide à cette heure-ci : les taxis venaient juste de prendre leur service, ou de le terminer, allez savoir."
L'adjectif ou le nom désert n'est pas employé, mais cela revient au même : encore une fois, cette avenue normalement animée est quasiment déserte, et l'explication par les taxis ne saurait faire illusion, ce "allez savoir" dissimule la difficulté de l'écrivain à trouver une cause vraisemblable à la déréliction de l'avenue. La fiction tartienne a ici besoin du vide.

Mais pourquoi ? Pour l'instant, cela reste pour moi énigmatique.

Mais lisons maintenant le paragraphe qui précède la citation de la page 614. On a vu que j'étais venu à Lexington Avenue par le rêve ; c'est avec le rêve encore qu'elle va conclure sa quintuple émergence dans le récit.
" Ce qui s'était passé avec Kitsey avait temporairement chassé de mon esprit la visite de Boris mais, une fois endormi, tout est revenu subrepticement par le biais de rêves. Je me suis réveillé droit comme un I à deux reprises : une fois à cause d'une porte s'ouvrant de manière cauchemardesque dans la consigne de l'entrepôt pendant que des femmes coiffées d'un foulard se disputaient une pile de vêtements usagés à l'extérieur ; puis, dérivant  de nouveau vers le sommeil, avec une différente mise en scène du même rêve, l'entrepôt était cette fois un lieu évanescent entouré de rideaux et ouvert sur le ciel, avec des murs couverts de tissus ondulants et comme suspendus dans l'air, puisqu'ils ne touchaient pas l'herbe au sol. Au-delà, à perte de vue, ce n'étaient que champs verdoyants et filles en longues robes blanches : une image tellement saturée (de façon mystérieuse) d'une horreur mortifère que je me suis réveillée en haletant."
Il faut remarquer que les descriptions en elles-mêmes ne sont nullement terrifiantes ; cet aspect est comme surajouté de manière presque artificielle : (" de manière cauchemardesque", qu'est-ce que ça veut dire, une porte qui s'ouvre de manière cauchemardesque ?, "saturée d'horreur mortifère" (Donna Tartt se voit obligée de préciser : "de façon mystérieuse").
Lisant ces lignes, ce ne sont pas des visions d'horreur qui me sont apparues, bien au contraire. Ce sont les images du spectacle que j'avais vu la veille au soir. Le concert de Camille à Équinoxe. Deux heures d'enchantement, de grâce et de beauté. Ces "murs couverts de tissus ondulants" étaient ceux de la scène d'Equinoxe où étaient suspendus les voiles indigo qui recouvraient au départ les instruments, et qui frémissaient dans la lumière bleutée des projecteurs, Camille elle-même commençant le spectacle complètement cachée sous une très longue toile bleue et revêtant plus tard une robe blanche vaporeuse (pour la chanson, semble-t-il, sur la mort récente de son père). Et c'est sur la danse d'un large ruban rouge flottant dans l'air qu'elle a quitté la scène, après avoir envoûté le public berrichon qui en avait oublié son habituelle frilosité.

Camille - Lasso (clip)



D'ailleurs, je vois que Camille a chanté, le 16 octobre, ce dernier album à New York dans une salle appelée Le Poisson rouge, située aussi à Manhattan.



mardi 26 décembre 2017

# 308/313 - Lost week-end

"Un rêve non déchiffré est comme une lettre qui vous est adressée et que vous n'ouvrez pas" formule du Talmud, citée par Anne Dufourmantelle, Intelligence du rêve, Payot, 2012, p. 30.

Ouvrons donc la lettre. Revenons sur cette Lexington Avenue désignée par le songe du 17 décembre. En relisant les cinq passages où elle apparaît dans Le chardonneret de Donna Tartt, certaines récurrences m'intriguent.

Relisons le deuxième passage, page 473 qui se déroule au moment d'un orage sur New York :
"Quand j'ai émergé dans la rue, Lexington Avenue était déserte, les gouttes de pluie dansaient, criblant les trottoirs, amplifiant avec violence le chaos de la circulation. Les taxis passaient en trombe dans de bruyantes gerbes d'eau. A quelques mètres de la station, je me suis engouffré dans un marché pour y acheter des fleurs... des lis, trois branches, une seule semblait trop minable ; dans la minuscule échoppe surchauffée leur parfum m'a dérangé, et c'est seulement à la caisse que j'ai compris pourquoi : c'était la même odeur douceâtre et écœurante qu'au service funèbre de ma mère."
Il n'y a pas que les lis pour raviver le souvenir de la mère de Theo : le temps orageux, la pluie violente font directement écho à l'averse qui précède immédiatement leur entrée au musée, cette visite qui va leur être fatale :
" Et puis l'averse tomba : de grandes rafales de pluie froide soufflant de biais, avec de grosses bourrasques chahutant le faîte des arbres et faisant claquer les auvents. Ma mère se débattait sans beaucoup de succès pour tenter d'ouvrir le petit parapluie récalcitrant. Dans la rue et dans le parc, les gens mettaient des journaux et des porte-documents sur leur tête, montant quatre à quatre les marches qui menaient au portique du musée, seul endroit où l'on pouvait être abrité de la pluie. Il y avait quelque chose de festif et de joyeux dans notre duo qui grimpait les marches à toute allure sous le parapluie léger aux rayures multicolores, vite vite vite, on aurait dit que nous échappions à un événement terrible, alors qu'en fait nous courions droit dedans." (p. 25) [C'est moi qui souligne]
Prenons maintenant le troisième passage, page 532. Ce n'est pas l'orage mais le temps reste à l'humide.
"Lexington Avenue. Vent vaguement mouillé. L'après-midi était hanté, froid et humide."

Un peu plus haut, sur la même page, Donna Tartt écrit :
"Mais au lieu de rejoindre le flot de clients se déversant dans les escaliers qui menaient à la station, je me suis senti tellement vide et égaré, tellement perdu, fatigué et mal que je me suis arrêté pour regarder par la vitre sale du Subway Inn, directement en face de l'aire de chargement du Bloomingdale's, une distorsion spatiale et temporelle directement sortie du film Le Poison et qui n'avait pas changé depuis que mon père y buvait." [C'est moi qui souligne]
Bloomingdale's est un célèbre grand magasin de Lexington avenue, au coin de la 59e Rue. Mais ce qui m'intéresse ici surtout c'est le retour de cette expression de distorsion spatiale et temporelle que j'avais pointée dans le récit de l'itinéraire de Théo et de sa mère jusqu'au musée.


On se rappellera peut-être que dans sa narration, Theo Decker avait parlé d'un film français : Elle ne me regardait pas, moi, mais promenait son regard sur le parc ; et son expression m'a fait penser à un célèbre film français dont j'ignorais le titre, où des gens distraits marchaient dans des rues balayées par le vent et parlaient beaucoup mais pas vraiment entre eux, semblait-il. Film que je n'avais donc pas identifié et pour lequel j'avais appelé à l'aide (en vain jusqu'ici.)
Or, la distorsion spatiale et temporelle de cette page 532 est associée à un film : Le Poison. Ce n'est pas un film français, malgré le titre, mais un polar de Billy Wilder sorti en 1945 (Billy Wilder cité hier pour la scène de Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion, tournée sur la grille de métro de Lexington Avenue). Le Poison (Lost week-end) compte l'histoire d'un écrivain alcoolique (Ray Milland). Tourné en extérieurs réels à New York*, premier  film hollywoodien à aborder de manière très réaliste le problème de l'alcoolisme, il remporta l'Oscar du meilleur film et l'Oscar du meilleur acteur pour Ray Milland. Il semblerait que l'industrie des spiritueux offrît au studio cinq millions de dollars pour « enterrer » le film de Wilder, lequel aurait déclaré : « S'ils me les avaient offerts à moi, je l'aurais enterré ! »

 

Ce n'est pas la seule référence au cinéma présente dans cette section du livre. Ayant fui le bar où il avait bu un Johnny Walker Black en souvenir de son alcoolique de père, Theo Decker songe à aller voir un film : "peut-être la solitude d'un cinéma me remettrait sur pied, une séance de l'après-midi presque déserte pour un film en fin de course. Mais lorsque, la tête légère et reniflant pour cause de rhume, je suis arrivé devant le cinéma au coin de la 2ème Avenue et de la 32ème Rue, le polar français que je voulais voir avait déjà commencé (...)". Pas plus qu'au début du livre, nous ne saurons  quel est ce mystérieux film français qu'il voulait voir, et qu'il ne verra pas plus dans les autres cinémas qu'il atteindra. C'est à l'issue de cette dérive dans Manhattan qu'il retrouvera son ami de Las Vegas, Boris (qui lui apprendra un peu plus tard qu'il lui avait volé Le chardonneret).

Le quatrième passage, page 608, évoque un restaurant pourrave sur Lexington Avenue :
"(...) Cet endroit où le rogan josh est si gras. Avec des vieux qui t'ont déprimée. Et le groupe de vendeuses de chez Bloomingdale's. "Le Jal Mahal** restaruant (sic) était un endroit miteux, caché au deuxième étage sur Lexington Avenue où rien n'avait changé depuis ma jeunesse : ni les papadums, ni les prix, ni la moquette rose fané à cause de l'eau qui avait coulé près des fenêtres, ni les serveurs non  plus : mêmes visages lourds, béats et doux que j'avais connus dans mon enfance, quand ma mère et moi allions là après le cinéma pour manger des samosas et de la glace à la mangue."
Double référence donc à la mère et au cinéma.

Nous examinerons demain le cinquième et dernier passage.

Ajout du 26/12 : J'ai rédigé cet article le vendredi 22 décembre, et l'ai donc programmé pour ce jour-ci, mardi 26 décembre. Or, ce matin, je découvre que le film du jour sur la plateforme Mubi dont j'ai tant de fois parlé, et qui est récemment à l'origine de mon billet sur les Treize ans (avec le film Ennemis intimes de Werner Herzog), ce film donc est Assassinat sur la mort (Double indemnity) de Billy Wilder, sorti en 1944, un an avant Le Poison, Lost week-end, que j'évoque plus haut, et qui a donné son titre à cette chronique.


 ______________________________
* Juste avant la nuit du rêve, j'ai  regardé sur Arte (samedi 16 décembre donc) une excellente série documentaire de Frédéric Wilner : Trois villes à la conquête du monde : Amsterdam, Londres, New York. Trois villes présentes à des degrés divers au cœur du livre de Donna Tartt, qui commence à Amsterdam et finit à New York (Londres est la ville où vit Pippa, la femme aimée sans espoir par Theo Decker, mais aucune scène n'y a lieu).

** Le Jal Mahal (« palais sur l'eau ») est un palais situé au milieu du lac Man Sagar à Jaipur, au Rajasthan en Inde.

lundi 25 décembre 2017

# 307/313 - Lexington Avenue

"Lexington Avenue. Vent vaguement mouillé. L'après-midi était hanté, froid et humide. J'ai dépassé la station de la 51e Rue, puis celle de la 42e, et j'ai continué, histoire de m'éclaircir la tête. Des immeubles d'appartements blanc cendré. Des hordes de gens dans la rue, des sapins de Noël étincelant en hauteur sur des balcons de penthouses, des flots de musique de Noël prétentieuse se déversant des magasins ; entrant et sortant de la foule, j'éprouvais l'étrange sensation d'être déjà mort, d'avancer dans la grisaille d'un trottoir plus grand que la rue, ou même la ville, ne pouvant en contenir, mon âme déconnectée de mon corps errant parmi les autres âmes dans une brume quelque part entre passé et présent (...)."


Donna Tartt, Le chardonneret, pp.532-533

22/12 - J'ai déjà dit ici (dans l'article # 203 - Le grondement distant du jaguar) comment le rêve, dans mon expérience personnelle, prenait souvent une forme radiophonique : "ne me reste alors au réveil que des mots, des noms, et parfois un sentiment flou. Ce fut le cas par exemple pour Augenblick dont j'ai parlé ici l'an dernier. Et très récemment, ce fut presque la même chose avec le rêve d'un personnage qui s'est construit dans la difficulté, les épreuves. Impossible d'en dire plus si ce n'est qu'un nom l'accompagnait, qui n'était pas le sien mais peut-être celui d'une ville, d'un pays : Iquitos. Et il me semble bien que dans le rêve lui-même j'étais conscient de la proximité de ce mot avec la capitale de l’Équateur, Quito, mais le mot demeurait inscrit ainsi : Iquitos."Par la suite, une recherche Google me révèlerait qu'il s'agissait d'une vraie ville amazonienne. L'avais-je un jour croisée ? Mon inconscient l'avait-elle enregistrée ? Toujours est-il que consciemment j'en ignorais tout.

C'est au croisement de Lexington Avenue et East 52nd Street que la scène mythique de la grille de métro, dans le film de Billy Wilder, Sept ans de réflexion, a été filmée.

Or, d'un autre rêve cette nuit du 16 au 17 décembre, me restait seulement le nom d'une avenue. Toute imagerie, tout récit disparurent. Seule surnageait ce nom, que je me répétai plusieurs fois, mais je ne notai rien. Et puis la journée passa là-dessus. Le soir, je repris la lecture du Chardonneret. A peine quelques pages et puis ces mots soudain, page 473 : "Quand j'ai émergé dans la rue, Lexington Avenue était déserte (...)" Lexington Avenue, je réalisai que c'était là l'avenue même de mon rêve.
Tout me revenait assez précisément, ce nom que je m'étais répété pour bien le fixer mais que la marée du jour avait recouvert, et qui émergeait ici comme Theo Decker à la sortie du métro. Alors, bien sûr, comme toujours j'ai cherché une explication rationnelle (ayant toujours à l'esprit cette formule du mathématicien Jacques Ravatin : "Quand on quitte le rationnel, il faut emporter le rationnel avec soi"), et je me suis dit que je l'avais peut-être déjà rencontrée, cette fameuse Avenue Lexington, dans les pages précédentes. Comme je n'ai guère envie de relire, fut-ce en diagonale, 473 pages, je fais une nouvelle recherche googlisante : Donna Tartt + Avenue Lexington.


Le premier résultat fait ressortir la phrase même sur laquelle j'étais tombé en arrêt. Je ne sais plus si c'est cette recherche précise, avec les mêmes mots-clés, que j'ai faite le 17 décembre, mais j'ai trouvé alors d'autres occurrences de Lexington Avenue  dans le livre, pages 532, 608 et 614. Toujours des pages que je n'avais pas encore lues. Pendant plusieurs jours, je reste sur ce constat.
On ne vérifie jamais trop : je clique donc aujourd'hui sur ce lien Google Books qui m'entraîne effectivement sur la page 473, sous-chapitre VII du huitième chapitre de la seconde partie. Or, je réalise, alors même que je rédige cet article-ci, qu'il est indiqué que c'est le second résultat sur 5. Je clique sur précédent et je découvre ceci :

Nous sommes page 210...
Tout s'écroule.
Je me dis alors que je n'ai plus qu'à mettre ce brouillon à la corbeille (car il n'est bien sûr pas question de tricher et d'omettre ce fait nouveau).  Et puis je me ravise car il me semble car il y a au moins deux enseignements à tirer de cette petite aventure.
Premièrement, cela montre la nécessité d'épuiser avec rigueur  toutes les explications rationnelles d'un phénomène avant d'éventuellement songer à une solution acausale, parapsychologique ou autre (je ne sais comment la qualifier).
Deuxièmement, le fait que j'ai déjà croisé Lexington Avenue ne banalise pas pour autant le rêve où elle apparaît. Songez que je ne l'ai lue qu'une seule fois, que je n'avais aucune raison et aucune intention de la mémoriser. D'ailleurs, au sortir du rêve, si cela ne faisait pour moi guère de doute que cette avenue sonnait comme une artère new-yorkaise (dans la réalité, elle mesure 8,9 km de long et traverse Manhattan), je n'avais pour autant  aucune certitude.
Donc le plus probable est que mon cerveau a enregistré, à l'insu de ma conscience claire, dans cette page 210, cette Avenue Lexington, qu'il a ensuite recyclée en rêve. D'autres questions se posent alors : est-ce que le cerveau enregistre subconsciemment l'intégralité d'une lecture ou bien  procède-t-il à des sélections ? S'agit-il de prélèvements aléatoires ou bien de coupes ciblées ? Quel est le rôle du rêve dans le travail de cet inconscient ?
Ce que cela révèle en tout cas, c'est qu'il y a en nous des continents inconnus, des terrae incognitae, où nous n'abordons qu'en rêve.

samedi 23 décembre 2017

# 306/313 - Une mère

Souvent le premier roman d'un écrivain est autobiographique. Mais pas toujours. Quand La théorie des nuages de Stéphane Audeguy paraît en 2005, on y cherchera vainement une référence au passé de l'auteur. Et les livres qui suivront seront de la même eau. Et puis, en septembre 2017, ce livre bref de 148 pages, écrit en un mois, qu'on lit en un jour. Une mère. Pas La mère, Maman, Ma mère, Ma mère avait raison, que sais-je, non, Une mère. Pas exceptionnelle, mais unique. Une mère morte dans la nuit du samedi 2 au dimanche 3 juillet, douze jours avant son soixante-dix-neuvième anniversaire. "Je sais bien que la plupart des gens pleurent à la mort de leur mère. Moi, j'écris des livres."
C'est dire qu'il n'y aura pas de pathos dans ce qui va s'écrire. Ce n'est d'ailleurs pas un livre sur la mort, mais sur la vie, la vie de quelqu'un qui a eu de la peine à bien la vivre, cette vie, mais qui n'a jamais renoncé. Fille de réfugié polonais, Sabine Sobczak  ne partait pas avec tous les atouts dans sa manche : "Elle n'avait pas trois ans quand le pays d'origine de ses parents disparut de la carte de l'Europe."


Petit arrêt sur image : il faut que je fasse une confidence. Je dois normalement partir fin janvier 2018 en Pologne, à Varsovie. Quatre jours. Dans le cadre de mon travail. C'est du sérieux, croyez bien. Je ne suis jamais allé en Pologne, et cette perspective de voyage me captive. Alors quand Audeguy parle de ses ascendances polonaises, je suis plus que jamais à l'écoute, antennes dressées, enregistreur mémoriel en charge.
Autre élément familier, la ville de Tours. Sabine est née à Tours, c'est à Fondettes, près de Tours, que Josefa, sa mère, la grand-mère de Stéphane Audeguy, est morte de la tuberculose en 1944. Elle n'avait que trente-six ans.
C'est à Tours que la fiction 1967 a commencé, et c'est à Tours qu'elle s'est pour ainsi dire terminée (il me reste un épisode à écrire, mais il sera extérieur à l'histoire elle-même). Et puis tiens, en le relisant, je réalise qu'il y est question là aussi d'une mère qui meurt (elle se jette dans un précipice pyrénéen, ce n'est pas le cas chez Audeguy). Mais bon, passons.
Sabine Sobczak est une bonne élève, la directrice de l'école entend qu'elle poursuive ses études, mais Édouard Sobczak refuse : "Il n'imaginait pas pour une fille d'autre destinée qu'un mariage ; dans cette attente, elle pouvait à la rigueur exercer un métier ; en aucun cas faire des études." Ce n'était pas un cas isolé : ma propre mère, née en 1939, deux ans après Sabine, n'est pas allée au-delà du certificat d'études malgré son bon parcours scolaire. Le grand-père Julien venait, je crois, d'acheter la ferme où je naquis. Ma mère y est restée travailler jusqu'à son mariage. Sabine, elle, a au moins suivi des cours dans une école Pigier. "Elle me montrait souvent l'endroit, écrit Audeguy, sur une place mélancolique et exiguë de Tours, à l'ombre de la petite église Saint-Etienne. Elle demeura toujours très fière de sa vitesse de frappe, et de sa rapidité à prendre des notes en sténo. Dans Bande à part, de Jean-Luc Godard (1964), il me semble que l'on voit Anna Karina, qui est à peu près de l'âge de ma mère, s'ennuyer dans un cours de ce genre."

Bande à part, j'ai consacré à ce film le treizième article de cette série. Treize encore, et encore une Anna. Mais bon, passons encore, je souscris totalement à ce que Audéguy écrit ensuite :
" Je ne peux m'empêcher de songer que pour s'enfuir de là, comme son personnage le fait, il faut une puissance d'arrachement que ma mère alors n'avait pas ; et ne pouvait avoir, pour des raisons de classe (le mot a disparu du vocabulaire courant, mais la société de classes existe toujours) et de génération. Je remarque durant sa vie entière, en dehors d'une brève incursion en banlieue de Tours et d'un séjour de deux ans à Paris, ma mère a évolué dans un quadrilatère de quatre kilomètres sur deux, autour de la partie centrale de la sempiternelle avenue de Grammont, principal axe nord-sud de la ville, avant l'âge des rocades du moins ; chose assurément commune parmi les femmes de sa génération ; mais qui en dit long, aussi, sur les lois de la pesanteur sociale."
Semblablement, ma mère, hormis un intermède de cinq ans dans le département voisin du Cher, a déployé sa vie dans trois communes adjacentes, ce qui la place nettement au-dessus de ma grand-mère paternelle qui n'a, je pense, jamais vécu en dehors de sa commune natale.

Stéphane Audeguy a un père aussi, qu'il désigne comme "le premier mari de ma mère". Jamais il n’emploiera l'expression "mon père". Il écrit simplement qu'il ne l'a quasiment pas revu, passé dix-huit ans. Il écrit aussi qu'il ne les a jamais connus que désunis. Plus loin encore, il en parle comme d'un "bourreau domestique à tiers-temps, détaché à certains égards, mais pas au point , tout de même, d'abandonner le confort de sa première vie, où le gîte, le couvert et le lit lui étaient offerts, ainsi que les joies mauvaises de la tyrannie domestique. De ce sinistre individu, je ne sais pas grand chose d'autre. Je crus comprendre qu'il avait une maîtresse lorsqu'il ramena chez nous - j'avais treize ans - un trente-trois tours de Joan Baez, chanteuse folk pacifiste et de gauche qui formait avec son tempérament et ses habitudes un contraste effarant et comique (...)." [C'est moi qui souligne]

Et oui je souligne, parce que je retrouve cette fameuse expression "j'avais treize ans" au moment même de l'évocation de la cruauté paternelle. Chaque fois, nous l'avons vu, le père est absent : celui de Werner Herzog est toujours en vadrouille, "vivant une existence de vagabond débrouillard", précise Olivier Bitoun ; celui de Richard Brautigan ne vit que deux fois son fils durant sa jeunesse ; celui de Georges Perec est mort au front ; celui de Theo Decker a abandonné le foyer (seul celui de Ta-Nehisi Coates est bien présent, mais il se comporte bien souvent en tyran domestique lui aussi, usant volontiers de la ceinture en cuir pour punir ses enfants, animé, il est vrai, du violent désir de les voir survivre dans le milieu dangereux de West Baltimore où ils habitaient).

Voilà. Ces coïncidences ne sont qu'amusettes si l'on ne voit pas cet arrière-plan plus grave qu'elles mettent pour ainsi dire en relief. Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce petit livre, qui n'est petit que par le format, mais je n'ai pas vocation ni le coeur à être exhaustif. Il finit sur la Pologne, une histoire de bouteille  avec un message à l'intérieur, retrouvée à proximité du camp de concentration d'Auschwitz. L'un des rédacteurs du papier était un parent de Stéphane et Sabine, Waclaw Sobczak.

Mon grand-père Lucien aura connu avant moi la Pologne. Prisonnier de guerre en Silésie, il ne revint qu'à la fin de 1945. Il ne m'en parla jamais.
_______________________________
PS (20/12 au matin) : Après avoir rédigé ce billet, je découvre sur mon fil Twitter (que je consulte mais où je ne poste jamais rien) cette information : 

Je rappelle que Stéphane Audeguy a publié en 2005 La théorie des nuages.


vendredi 22 décembre 2017

# 305/313 - Un soleil entre des planètes mortes

17/12 - Ce samedi matin, à la médiathèque Equinoxe, inauguration de l'exposition consacrée à Étienne Cornevin, disparu en mai 2016. Le directeur d'un centre culturel slovaque à Paris, j'ignore son nom, prend la parole pour rappeler le passage d’Étienne à Bratislava, jeune professeur introduisant alors Cavanna, Reiser et Lautréamont auprès de ces lycéens dont il faisait partie, au coeur de ce pays encore largement bâillonné par le système communiste : une bulle de liberté qui restera inoubliable. Revenu en France, Etienne ne cessera d'être l'ambassadeur des artistes slovaques. Le lendemain de sa mort, il devait participer à Bordeaux à l'inauguration de l'exposition des collages d'Albert Marenčin, poète surréaliste à qui il avait consacré deux articles dont Albert Marenčin, L’invention du pata-surréalisme, in Ateliers de curiosité (en ex-Tchécoslovaquie), Revue Ligeia, dossiers sur l’art, no 125-128, juillet–décembre 2013, p. 17-56.

L'après-midi, je repasse à la médiathèque (lors de l'inauguration, j'ai surtout discuté et n'ai pratiquement rien vu de l'expo, mieux vaut y aller en solitaire). Je ne peux m'empêcher ensuite de jeter un coup d’œil sur les rayonnages, y repère le dernier opus d'un écrivain que j'apprécie, Stéphane Audeguy, Une mère, "élégie", écrit-il. Le livre est court, je prends.
Sur une étagère réservé aux ouvrages non récents mais recommandés par les bibliothécaires, je trouve ma Méduse du jour :

Je ne suis pas certain de la lire, mais je prends quand même.
Et puis, pour faire bonne figure, je ne peux faire moins qu'arpenter le rayon BD. Un roman graphique me fait signe, belle couverture, titre poétique et intrigant. Et c'est traduit du suédois en plus (Linné n'est pas loin). Je prends donc Un soleil entre des planètes mortes, d'Anneli Furmark (Ça et Là, 2017).

Bon, ça ira, je ne me charge pas plus. A la maison, je commence par la BD, que l'éditeur présente ainsi : "Barbro, une suédoise d’une cinquantaine d’années mal dans sa peau, entame un voyage dans le nord de la Norvège pour rejoindre la ville de Tromsø, décor principal d’un classique de la littérature scandinave, Alberte et Jacob de Cora Sandel, qui l’obsède depuis de nombreuses années. Elle se rend à Tromsø comme en pèlerinage, pour se rapprocher du personnage principal du roman, Alberte, une jeune femme éprise de liberté prisonnière du carcan des mentalités provinciales rigides."

Cora Sandel est un pseudonyme. Son véritable nom est Sara Fabricius. Tiens, un nom qui ne peut nous laisser indifférent. A une lettre près, le c au lieu du t, c'est celui du peintre du Chardonneret de Donna Tartt : Carel Fabritius (d'ailleurs on peut s'amuser à anagrammatiser Cora Sandel en Carel Sando, et il n'est pas sans doute fortuit de lire Sand au principe de ce pseudonyme : Sara a passé quinze ans en France et elle traduira La vagabonde de Colette - mais mal accueillie par la critique, cette traduction sera sans lendemain).  Cora Sandel meurt à l'âge de 93 ans, le 3 avril 1974, à Uppsala (c'est aussi à Uppsala que Linné passa de vie à trépas).
L'album est imprimé sur les presses de Polygraf Print en Slovaquie.

Anneli Furmark a placé en guise de citation liminaire le début de la chanson des Smiths, Ask (1988).

Shyness is nice, and
Shyness can stop you
From doing all the things in life
You'd like to… 
 
La timidité c'est mignon, et
La timidité peut t'empêcher
De faire toutes les choses
Que tu aimerais dans la vie
 
Citation qui fait écho à la timidité de Barbro, la quinquagénaire de l'album, qui n'ose pas entrer en contact avec les autres, qui a toujours peur de gêner. 
 
Je n'ai acheté jadis qu'un seul album des Smiths, ce qui est amusant c'est que je l'ai ressorti très récemment d'un cagibi. Il avait souffert comme bien d'autres d'une infiltration d'eau dans un garage de La Châtre où j'avais entreposé un temps presque tous mes vinyls. Les disques étaient généralement intacts mais les pochettes avaient souvent morflé. Collées les unes aux autres, elles se déchiraient quand on voulait les séparer.
 
Je l'avais écouté plusieurs fois, ce qui ne m'était pas arrivé depuis des années. La voix de Morrissey, la guitare de Johnny Marr. Quelque chose fonctionnait, me touchait encore.

Et puis j'ai visionné Ask sur You Tube. Le morceau dure 3:13.

jeudi 21 décembre 2017

# 304/313 - 13 rue Linné

"Si quelqu’un à Paris me demande où je crèche, j’ai le choix entre une bonne dizaine de réponses. Je ne saurais dire «j’habite rue Linné» qu’à quelqu’un dont je serais sûr qu’il connaît la rue Linné ; le plus souvent, je serais amené à préciser la situation géographique de ladite rue. Par exemple : j’habite rue Linné, à côté de la clinique Saint-Hilaire» (bien connue des chauffeurs de taxi) ou «j’habite rue Linné, c’est à Jussieu» ou «j’habite rue Linné, à côté de la faculté des sciences» ou bien «j’habite rue Linné, près du jardin des Plantes» ou encore «j’habite rue Linné, pas loin de la mosquée». Dans des circonstances plus exceptionnelles, je pourrais même être amené à dire «j’habite le 5e» ou «j’habite dans le cinquième arrondissement» ou «j’habite au Quartier Latin», voire «j’habite sur la rive gauche». 

 Georges Perec, De quelques emplois du verbe habiter



C'est encore une fois un article (le dernier de cette année 2017) de Rémi Schulz qui a orienté mon enquête. Je venais de relever l'étonnante série des treize ans lorsque je me suis avisé que Perec, plusieurs fois cité dans le post, avait habité 13 rue Linné ( "Perec avait remarqué que ses 3 adresses principales à Paris (5 rue Quatrefages, 13 rue Linné, 18 rue de l'Assomption) formaient une suite additive de type Fibonacci, 5 + 13 = 18 (...)").
Or j'avais prévu depuis le 3 décembre de consacrer un article à Linné, car celui-ci m'était apparu dans la fameuse plaque 444 du Panicum plicatum.


Faut-il rappeler aux ignares que Linné est ce grand naturaliste suédois qui a fondé les bases du système moderne de la nomenclature binominale ? Si le panicaut plissé est nommé Panicum plicatum, c'est en application directe des principes de la nomenclature de Linné, qui "permet, nous dit la notice de Wikipedia,  de désigner avec précision toutes les espèces animales et végétales (et, plus tard, les minéraux) grâce à une combinaison de deux noms latins."
Deux jours avant la brocante des Marins où j'avais trouvé cette plaque 444, j'avais évoqué un film suédois de 1967, I'm curious, où le personnage principal était interprété par l'actrice Lena Nyman, qui portait son propre prénom à l'écran. La Suède n'est pas si souvent présente dans ces pages, aussi ai-je subodoré la résonance signifiante. Linné-Léna, il fallait y voir de plus près.
Linné est né le à Råshult et mort le à Uppsala : or, le 23 mai, c'est aussi le jour de naissance de Lena Nyman. Par ailleurs, je suis frappé de cette abondance de 7 dans les dates de naissance et de mort (Linné meurt en outre à l'âge de 70 ans).

Ce que je trouve néanmoins de plus curieux, c'est ce développement dans la notice wikipédienne qui nous informe que ce "grand nomenclateur que fut Linné, qui consacra sa vie à nommer la plupart des objets et êtres vivants, puis à les ordonner selon leur rang, eut lui-même maille à partir avec sa propre identité, son nom et même son prénom ayant été remaniés tant de fois au cours de sa vie qu’on ne dénombre pas moins de neuf binômes (on voulait dire bi-noms, en deux noms) et autant de synonymes."


Wikipedia : "Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la plupart des Suédois ne portent pas encore de noms de famille. Aussi le grand-père de Linné, conformément à la tradition scandinave, s’appelait Ingemar Bengtsson (signifiant « Ingemar, fils de Bengt ») et son propre fils, le père de Linné, fut d’abord connu sous le nom de « Nils Ingemarsson » (signifiant « Nils, fils d’Ingemar »).
Mais Nils, pour répondre aux exigences administratives lors de son inscription à l’université de Lund, doit choisir un patronyme. Sur les terres familiales pousse un grand tilleul. La propriété en porte déjà le nom : Linnagård (ou Linnegård), toponyme formé de linn (variante aujourd’hui obsolète de lind, « tilleul » en suédois) et de gård, « ferme »). Plusieurs membres de la famille s’en sont déjà inspirés pour former des patronymes comme Lindelius (à partir de lind) ou Tiliander (à partir de Tilia, « tilleul » en latin). Il est par ailleurs de bon ton, dans les milieux instruits de pratiquer le latin. Nils choisit donc une forme latinisée et devient « Nils Ingemarsson Linnæus ».*
Honorant ensuite le très populaire souverain de Suède de l’époque Charles XII, (en suédois Karl XII, 1682-1718), Nils donne le prénom du roi à son fils, qui débute donc son existence en s’appelant « Carl Nilsson » (signifiant « Carl, fils de Nils »), puis Karl Linnæus, le plus souvent orthographié « Carl Linnæus ».
Lorsque Carl Linnæus s’inscrit à l’université de Lund à l’âge de vingt ans, son prénom est enregistré sous la forme latinisée de Carolus. Et c’est sous ce nom de Carolus Linnæus, qu’il publie ses premiers travaux en latin.
Parvenu à une immense notoriété et en qualité de médecin de la famille royale de Suède, il est anobli en 1761 et prend en 1762 le nom de « Carl von Linné », Linné étant un diminutif (« à la française », selon la mode de l’époque dans nombre de pays de langue germanique) de Linnæus et von étant la particule nobiliaire (allemande). Dans le monde francophone comme en Suède, il est aujourd’hui communément connu sous le nom de « Linné »."
Ce nom de Linné me rappelle l'époque où mon ami Jean-Marc dit le Baroudeur (à cette heure en Thaïlande pour étudier le pouvoir thérapeutique de la bouse d'éléphant) travaillait comme documentaliste au Muséum d'Histoire naturelle. Un jour, je lui avais rendu visite et il m'avait introduit dans le saint des saints, une salle immense (il fallait relever une manette pour mettre le courant - c'était encore du 110 volts, m'avait-il confié), une salle où étaient conservés les herbiers. dont celui de Linné. J'y croyais encore jusqu'à aujourd'hui mais, après vérification, si le Muséum est bien riche de nombreux herbiers historiques, l'herbier de Linné est bel et bien conservé dans son pays d'origine, au Swedish Museum of Natural History (l'herbier de Linné est numérisé et accessible en ligne). 

Panicum virgatum (Herbier de Linné)
Pour finir, une autre piste à partir de ce nom de Linné. Dans le même article parlant du 13 rue Linné de Perec, Rémi, évoquant le roman de Nicolas Etienne d'Orves, Les orphelins du mal, mentionne une certaine Marjolaine Papillon, dite Leni (inversion phonétique de Linné) :

"Dans le premier, Les Orphelins du Mal, une bonne partie de l'intrigue concerne les messages disséminés dans l’œuvre de la romancière à succès Marjolaine Papillon (!). Ces messages constituent un puzzle permettant de reconstituer l'enfance de cette Marjolaine, née Leni avant-guerre, d'une première expérience de clonage (!!), avec quatre frères, les Sven. C'étaient les prototypes d'une nouvelle humanité, nommée Ruche (!!!) à diverses reprises, dont Leni était destinée à devenir la reine, mais elle a refusé ce rôle pour devenir donc Marjolaine Papillon..."
 Rémi revient sur ce livre dans un commentaire sur #301 Arthur Rackam :
"J'indiquais donc dans mon billet sur les cloneries des Papillon que la précision des coïncidences n'impliquait pas que Fabrice Papillon se soit inspiré de Marjolaine Papillon, car les clones du Lebensborn** de NEO avaient eux-mêmes un fort écho avec un roman de Tobie Nathan où un tueur de seconde génération du Lebensborn écrit en hébreu avec des membres de ses victimes le mot OTOT, "signes" ou "lettres", avec 2 mains et 2 jambes.
Or chez NEO les 4 clones d'OTTO (Rahn), frères de Marjolaine Papillon, se coupent leurs mains portant leurs tatouages Lebensborn et envoient le paquet au nouveau Führer, supposé constituer un SIGNE réveillant ses gènes pour moitié ceux d'Adolf..."
A l'heure où j'écris ces lignes, l'extrême-droite vient de rentrer en  force dans le gouvernement de l'Autriche, en occupant entre autres les ministères de la Défense et des Affaires étrangères, sans soulever la vague énorme de protestations qu'une première participation, sous l'égide de Jörg Haider, avait suscitée en 2000. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
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* "Les noms en -us et en -ius, si fréquents dans les pays nordiques, ne sont souvent pas des latinisations de nom suédois (ou autres), mais des noms d'emblée latins, choisis à l'époque où les gens commencèrent à prendre des noms de famille, ce qui était devenu nécessaire pour leur entrée dans l'administration, à l'université, etc. Tel est le cas de Nobelius, délatinisé ultérieurement en Nobel. Autres noms bien connus de ce type : Berzelius, Afzelius, Retzius, Arhenius, Celsius, Acharius, Thorlacius, Gunnerus, etc." Jacques Mélot (site Tela botanica).

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Wikipédia : "Le Lebensborn e. V. (Lebensborn eingetragener Verein, en français « Association enregistrée Lebensborn ») était une association de l'Allemagne nationale-socialiste, patronnée par l'État et gérée par la SS, dont le but était d'accélérer la création et le développement d'une race aryenne parfaitement pure et dominante. Le terme « Lebensborn » est un néologisme formé à partir de « Leben » (« vie ») et « Born » (« fontaine », en allemand ancien). Le journaliste, écrivain et cinéaste Marc Hillel l'a traduit en français par « Fontaines de vie ».
Le programme de création des Lebensborns vit le jour à l'initiative de Heinrich Himmler le 12 décembre 1935 dans le cadre de la politique d'eugénisme et de promotion des naissances, pendant la « Solution finale ».
Il s'agissait à l'origine de foyers et de crèches, mais il semble, sur la base de témoignages de voisinage, que la SS transforma rapidement certains de ces centres en lieux de rencontre où des femmes considérées comme « aryennes » pouvaient concevoir des enfants avec des SS, puis accoucher anonymement dans le plus grand secret et remettre leur nouveau-né à la SS en vue de constituer l'élite du futur « Empire de mille ans ». Durant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs dizaines de milliers d'enfants, dont les caractéristiques physiques correspondaient au « type aryen », furent arrachés à leurs parents dans les pays conquis pour être placés dans ces centres.
L'existence de ces maternités et de ces crèches fut longtemps considérée comme une simple légende donnant lieu à une grande puissance fantasmatique, certains y voyant des haras humains, d'autres des bordels SS, jusqu'à ce que Georg Lilienthal (de), un jeune historien spécialiste de la médecine SS, y consacre sa thèse en 1985."


Le 6 février 1944, une maternité SS est inaugurée à Lamorlaye dans l'Oise. Vingt-trois enfants de "race nordique"y verront le jour. (Boris Thiolay/L'Express)