mercredi 30 mai 2018

Devenir du feu pour te plaire davantage

Le 8 octobre 2014, la Cinémathèque française inaugurait une grande exposition consacrée à François Truffaut, trente ans après sa disparition le 21 octobre 1984. Le 18 avril dernier, ayant rapporté de la médiathèque le catalogue édité à cette occasion, je suis particulièrement retenu par un texte du critique  Bernard Benoliel intitulé La peau et les os, et qui commence par cette affirmation : "Volontairement et visiblement, François Truffaut a placé son oeuvre sous le signe de l'embrasement (...)" Suit une liste d'exemples que je ne reproduirais pas ici, liste qu'on pourrait allonger, dit-il, ou "tout résumer par la déclaration d'Anne à Claude" (dans Les Deux Anglaises et le Continent) :" Je voudrais devenir du feu pour te plaire davantage." "L'embrasement, précise Benoliel, comme figuration évidente, irrésistible, spectaculaire de l'amour, vu comme un feu de prairie ou le feu aux poudres." J'avoue n'avoir jamais vu Les deux Anglaises, ni au cinéma ni à la télé, et je veux alors combler cette lacune à l'occasion de la rédaction de cet article, mais hier je ne le trouve pas dans les rayonnages de la médiathèque (et après vérification, par malchance, il semblerait bien que ce soit l'un des rares Truffaut qui ne soient pas au catalogue).
Mais rien n'est tout à fait perdu, car la réplique que je cherche se trouve par bonheur dans une bande-annonce du film (à 1 : 24).


Selon Benoliel, il existe un autre embrasement, plus intime et en quelque sorte invisible, parce qu'il "figure moins le désir qu'une perception à jamais traumatisée de soi." Un indice en serait donné par un plan bref sur la table de nuit de Bertrand Morane (L'homme qui aimait les femmes) où l'on peut deviner le titre d'un roman de Stig Dagerman, L'enfant brûlé.
A la question : qu'est-ce qu'un enfant brûlé ? Benoliel propose l'exemple de Plato dans La Fureur de vivre, un orphelin qui dort avec un revolver sous son oreiller. "Pour Truffaut aussi, si épris des films de Nicholas Ray, c'est un enfant un peu ou beaucoup abandonné, ignoré, qui n'y paraît pas, mais presque cramé au fond de n'avoir pas été chauffé par un premier regard qui manquera toujours à l'appel : Antoine Doinel, en mal de "foyer" dans Les Quatre Cents Coups, Adèle Hugo, "née de père complètement inconnu" (L'Histoire d'Adèle H.) C'est un enfant qui grandit avec ses blessures, solitaire et séduisant, voleur et vengeur, suicidaire et révolté, qui a "la peau dure" et cicatrice à force : "Toutes ces marques sur son corps sont comme des récits de bataille" (le professeur Pinel à propos de Victor, l'"enfant sauvage" de l'Aveyron."

Ce 16 avril, je suis dans la saison 5 de Lost. Et il se trouve que l'épisode de ce jour, épisode 10, Le prisonnier, tourne beaucoup autour de la figure d'un autre enfant brûlé, Benjamin Linus. Emily, sa mère, a accouché de Ben à seulement sept mois de grossesse dans une forêt près de Portland en Oregon*, alors qu'elle faisait une randonnée avec Roger, son mari. Elle meurt ensuite dans ses bras. Roger ne cessera plus de tenir Ben comme responsable de la mort de sa mère. De ce malheur, et de la faute imputée injustement à l'enfant, découleront de terribles événements. Dans cet épisode 10, Ben fera intervenir le feu de manière très concrète en précipitant un van incendié sur une des maisons du village de l'Initiative Dharma.


Enfin, comment ne pas mentionner cette animation autour du feu auquel j'assistais ce même 16 avril à Saint-Marcel, au musée d'Argentomagus  ? Olivier Bruère, du service éducatif, nous montra comment les hommes de la préhistoire avaient inventé le briquet à percussion en frappant un morceau de marcassite avec un éclat de silex au-dessus d'un petit tas d'amadou (chair d'un champignon, l'amadouvier,  Fomes fomentarius, poussant sur les arbres - on a d'ailleurs découvert un morceau d'amadou dans le matériel d'Ötzi, cet homme de l'âge du cuivre, retrouvé en 1991 parfaitement conservé dans un glacier à la frontière austro-italienne). Après quelques essais infructueux, Olivier avait réussi à  enflammer sa coupelle. Un instant - le jaillissement du feu - qui a toujours la saveur du miracle.

Par trois fois, le feu m'avait été désigné.
Ce n'était pourtant qu'un début.
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* En recherchant l'histoire de Ben Linus, et en particulier ce détail capital de la naissance prématurée dans une forêt de l'Oregon, je ne pus que m'étonner d'une coïncidence avec le seul livre que j'avais acheté la veille à la librairie La Poterne, à Bourges : Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, d'Anna Lowenhaupt Tsing, (trad. Philippe Pignarre), Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2017. Dans ce livre, qualifié de très important par Bruno Latour dans son dernier livre, Où atterrir ? Comment s'orienter en politique, Anna Tsing développe toute une réflexion sur le monde d'aujourd'hui à partir de la cueillette d'un mystérieux champignon, le matsutake, qui pousse dans les forêts détruites de l'Oregon, où il est cueilli par des travailleurs précaires, vétérans des guerres américaines ou immigrés sans papiers, pour être revendu comme produit de luxe dans les épiceries fines japonaises.


Ce livre, je le dois en fait à Nunki Bartt qui eut l'idée de cette petite escapade berruyère (lui-même acheta les Mythologies de Roland Barthes, histoire peut-être de rendre hommage à son homonyme). Et c'est le même Bartt qui m'appela vers midi  pour me signaler qu'Anna Tsing passait au même moment à la Grande Table sur France Culture. Une belle synchronicité pour le coup !



mardi 22 mai 2018

Flèche qui n'a pas encore atteint sa cible

Il ne faudrait pas s'arrêter. Dans l'entreprise que je mène, tout arrêt un peu prolongé risque d'être fatal. Je le sais, mais la vie commande, et c'est parfois la seule chose à faire. La pause océane d'une semaine a été bienvenue pour toutes sortes de raisons, mais en ce qui concerne l'écriture de ce qui se joue ici, elle fut, comme je le redoutais, une terrible suspension. Le mot terrible est un peu excessif, j'en conviens, mais le constat est bien celui-ci : une semaine s'est écoulée depuis mon retour et j'ai les plus grandes difficultés à me remettre dans le flux, à reconnecter avec les fils de l'enquête, à retrouver ce désir d'investiguer qui est vital, car rien ni personne ne me réclame quoi que ce soit, et ma voix pourrait s'éteindre que la face du monde n'en serait pas changée. En apparence, ai-je envie d'ajouter avec une immodestie qu'on pourra trouver effarante. En apparence, qu'est-ce que ça veut dire ? Et c'est peut-être le noeud de toute l'affaire, cette histoire d'apparence. J'avance à tâtons, j'en ai trop dit, j'en ai peur, mais voici peut-être le frisson d'une conviction que je hasarde comme un tison fragile : la trace laissée dans ces pages, sur ce récif électronique perdu dans l'océan du net, porte une opérativité. C'est peut-être quelque chose de l'ordre du fameux battement d'aile du papillon qui provoque un ouragan à l'autre bout de la planète - non je n'y crois pas, et loin de moi la volonté de susciter des ouragans -, mais tout de même subsiste l'impression qu'une onde longue se propage, infiniment subtile, dont les effets ne sont peut-être pas encore perceptibles, ne le seront peut-être que dans quelques années, pour d'autres générations, d'autres siècles. Flèche qui n'a pas encore atteint sa cible, flèche venue de loin, de plus loin que moi. Mes ancêtres n'écrivirent point, ne laissèrent leurs empreintes que dans les paysages sans signer jamais leurs œuvres. Passagers anonymes du temps broyeur d'existences, trouvant leur subsistance dans le travail acharné et inlassable de la terre, le soin aux animaux et le don des arbres. J'arrive en scène à ce moment très particulier de l'histoire où, émancipé de ce labeur de survie, je puis consacrer mes heures à réfléchir sur un monde bien plus vaste que celui qui borna leurs mouvements. Je leur dois tout, une foule se presse en moi, lourde d'un effort séculaire. Je me sens un peu comme ce photon qui a mis dix millions d'années pour surgir du coeur incandescent du soleil puis a rejoint la Terre en huit minutes.

Sur les bords de l'Indrois, à Montrésor (mars 2018)

Reprendre alors ce pistage erratique, qui arpente des sentes prometteuses et, sans guère prévenir, les délaisse (ce voyage en Pologne dont la chronique s'est interrompue, au profit d'une perspective généalogique sandienne qui s'est elle aussi perdue dans les sables). Remonter au 16 avril, où j'étais encore dans Truffaut, Lost et Moby Dick (achevés depuis). Un mois ce n'est rien et c'est énorme, c'est vingt-sept pages de notes dans le cahier bleu, synonymes de dizaines de billets à écrire. Je dois pourtant avancer sans hâte, prendre le temps d'examiner les indices recueillis, imaginer des trajectoires, composer avec les rêves et les amitiés, sourire à la beauté entrevue, au feu qui s'élève de l'éclat d'un silex.

Oui, c'est reparti.


samedi 5 mai 2018

Coeur de tigre qui bat dessous

Si j'ai évoqué la nouvelle d'Henry James, La bête dans la jungle, je n'en ai pas brossé pour autant de résumé. Cela m'apparaît nécessaire pour comprendre ce qui va suivre. En même temps je suis bien conscient d'une certaine absurdité dans ma démarche, car je dois bien avouer que je n'ai pas lu cette nouvelle, pas par désintérêt mais parce que l'occasion ne s'est pas présentée, que personne ne m'en a jamais parlé. Cependant je brûle maintenant de le faire (et je suis même allé hier à la librairie Arcanes, en espérant en trouver une édition, mais il n'y avait que deux romans et point de nouvelles).

J'ai rapporté dans la chronique précédente que Pacôme Thiellement rapprochait le John Locke de Lost du John Marcher de La Bête dans la jungle ; il ajoutait que ce récit était l'autre grand texte que Henry James avait secrètement consacré à sa relation avec Constance Fenimore Woolson, une romancière avec qui il entretenait une "amitié distinguée" et qui s'était défenestrée en 1894 à Venise (certaines biographies parlent de chute accidentelle, il semble que l'incertitude demeure autour du suicide).

L'autre grand texte désigné par Pacôme Thiellement est L'Image dans le tapis (ou Le Motif dans le tapis, selon une autre traduction). Dans cette nouvelle, écrite deux ans après la mort de Constance, le narrateur, un jeune critique littéraire qui vient de consacrer un article élogieux au dernier livre de l'écrivain Hugh Vereker, rencontre celui-ci lors d'une soirée chez des amis. Vereker lui confie que, malgré la subtilité et la finesse de son analyse, il est passé comme les autres commentateurs de son œuvre à côté de la"petite idée" qu'il voulait exprimer.
"Par ma petite idée, j'entends... comment vous dire ?... la chose particulière en vue de laquelle j'ai principalement écrit mes livres. N'y a-t-il pas pour chaque écrivain une chose particulière de cette sorte, la chose qui l'incite à la plus grande concentration, la chose sans laquelle, s'il ne faisait effort pour l'atteindre, il n'écrirait pas du tout, la passion même au cœur de sa passion, la part son métier dans laquelle, pour lui, brûle le plus intensément le feu de l'art ? Eh bien, c'est de cela qu'il s'agit !"
Un peu plus loin, il lui précise que la chose lui paraît aussi évidente et concrète "qu'un oiseau dans une cage, qu'un appât sur un hameçon, qu'un morceau de fromage dans une souricière". Quand le narrateur emploie l'image de "trésor caché", Vereker s'en réjouit et, lors d'une seconde rencontre, approuve aussi le symbole qu'il propose d'un "motif complexe dans un tapis persan". Le narrateur fait part de tout ceci à son ami George Corvick, autre admirateur invétéré de Hugh Vereker, qui se lance aussitôt à la recherche du secret, épaulé par sa fiancée Gwendolen, les révélations du narrateur venant résonner avec le fait que, "depuis fort longtemps, il percevait des bouffées et des suggestions il ne savait trop de quoi - les notes errantes issues d'une musique cachée." Pour la suite, écoutons Pacôme Thiellement :
"A la différence du narrateur que cette quête assombrit, les deux amoureux y prennent énormément de plaisir, et elle devient le prélude au sens de leur vie. Un jour, depuis Bombay, George envoie un télégramme à sa fiancée, qui le transmet au narrateur : il a trouvé le secret de Vereker. "Comme c'est curieux d'être allé chercher notre déesse dans le temple de Vishnu", commente le héros. "Il n'a pas poursuivi ses recherches, lui répond Gwendolen. L'énigme abandonnée purement et simplement pendant six moi a fini par livrer brutalement sa solution et elle lui est tombée dessus comme un tigre surgit de la jungle. Il avait fait exprès de ne pas emporter un seul livre de Vereker. Tous ces livres ont mûri en lui et malgré la complexité de leur superbe architecture, un jour, alors qu'il n'y songeait plus, ils lui sont apparus brutalement dans toute la clarté de l'ordre idéal qu'ils forment ensemble."
Nous n'en saurons guère plus. Le héros ne reverra pas son ami George. Celui-ci mourra dans un accident de voiture. Vereker et sa femme décèderont peu de temps après. Et Gwendolen mourra à son tour non sans avoir refusé de confier le secret au narrateur."
La solution lui  "est tombée dessus comme un tigre surgit de la jungle". Cette image est au coeur bien sûr de l'autre nouvelle La Bête dans la jungle, qui fut inspirée à James par une idée de nouvelle qu'il trouva dans un carnet de Constance Fenimore Woolson après sa mort : "Un homme consacre sa vie à chercher et à attendre son "moment de splendeur". "Est-ce bien mon moment ?" "Ces circonstances vont-elles l'amener ? " Mais le moment ne vient jamais." Pacôme Thiellement encore :

" Dans le roman de James, un homme se croit en effet appelé à un grand destin, mais il ignore tout de celui-ci, et il partage cette obsession personnelle avec une amie. Celle-ci meurt en lui avouant qu'elle sait quelle est son destin mais qu'elle doit le laisser deviner par lui-même. Le héros contemple la pierre tombale de son amie dans la certitude d'avoir échoué. C'est alors que le personnage sent une bête surgir de la jungle, rappelant le secret de Vereker, dans L'Image dans le tapis, bondissant sur George comme un tigre dans un temple à Bombay."
Henry James (1843 - 1916)
Sachant tout ceci, oyez la suite. Le 3 mai, après avoir publié dans la nuit l'article La bête dans la jungle, je lis au matin comme j'en ai pris l'habitude deux ou trois chapitres de Moby Dick.  Le premier est un court chapitre, à peine trois pages, intitulé Feuilles d'or. Le deuxième paragraphe me saisit littéralement :
"A voguer ainsi tout le jour durant, sous un soleil à la fois lumineux et tendre, au banc de cette baleinière aussi légère qu'un canoë de bouleau, intimement bercé à même la vague qui vient jusque sur le plat-bord ronronner comme un chat au coin du feu, souvent, oui, souvent, on se laisse glisser dans ce calme rêveur, et à voir la splendeur toute tranquille et le paillettement de la peau océane, on oublie et ne pense plus au cœur de tigre qui bat dessous impatiemment ; on oublie et on ne veut plus penser que cette patte de velours cache une griffe féroce." (p.698, trad. Armel Guerne, c'est moi qui souligne)
En le relisant, à la lumière de ce que j'ai lu depuis, il y a dans ce bref chapitre bien plus encore à commenter, mais le temps n'est pas encore venu. Le troisième chapitre découvert ce matin-là m'apporta lui aussi son lot de surprises. Il faut savoir auparavant qu'au matin du 2 mai, un rêve m'avait laissé une phrase, comme une épave rejetée par l'océan de la nuit : Sous le soleil tapi à l'ombre de tes os. Je réalisai vite que c'était là un alexandrin (je jure que je n'ai pas l'habitude de rêver en alexandrins). Je ne sais pas ce qu'il veut dire, je n'ai aucune interprétation à proposer, mais ce qui est certain (car je l'ai googlé pour être sûr), ce n'est pas un vers enregistré par mon inconscient et régurgité dans le rêve. Ce vers n'existe pas. Ou plutôt si, maintenant  il existe, surgi du tréfonds de ma psyché. 
Revenons au cachalot. Chapitre 116, L'agonie du cachalot, justement. Achab, dans une des baleinières, est spectateur d'un coucher de soleil au moment même du trépas du léviathan.
"De l'étrange spectacle qu'offrent dans l'agonie tous les cachalots - qui se tournent, pour mourir, du côté du soleil - de ce spectacle particulièrement émouvant dans la sérénité, Achab reçut un émerveillement inconnu jusqu'alors."
Melville  donne alors parole à Achab, en une déclamation d'un lyrisme puissant adressée à la fois au cachalot et à la mer. Mais aussi à une déesse inconnue : c'est ce passage qui me retient plus particulièrement :
"O toi, Hindoue obscure, moitié de la nature ! toi qui, d'os engloutis, as bâti quelque part ton trône séparé dans le fond de ces océans qui ne verdissent point ! tu es une infidèle, ô reine ! et ce n'est qu'avec trop de vérité que tu m'as parlé dans le vaste typhon massacrant tout sur son passage et dans le calme funéraire qui le suit. Et ce n'est pas non plus sans une leçon pour moi que ton cachalot ait tourné vers le soleil sa tête agonisante, et puis se soit détourné."
A Arcanes, je n'avais pas trouvé Henry James, mais en revanche une édition toute récente de Moby Dick dans la collection Quarto, établie par Philippe Jaworski. La traduction diffère sensiblement de celle d'Armel Guerne :
" O toi, l'Indienne, ténébreuse moitié de la nature, toi qui t'es construit quelque part au coeur de ces mers infertiles, un trône solitaire fait des os des noyés, tu es une infidèle, ô reine, et tu ne me parles que trop clairement dans les vastes déchaînements du typhon destructeur et les funérailles muettes du calme qui lui succède. Et si ce tien cachalot a tourné vers le soleil sa tête mourante avant de reprendre son mouvement circulaire, la leçon qu'il me donne n'a pas été sans effet."
En note, Jaworski signale que L'Indienne ténébreuse est peut-être une référence à la déesse Kali, épouse de Shiva, associée à la mort, à la sexualité et à la violence. Sur le moment, j'ai surtout pensé à mon alexandrin rêvé de par l'association, dans ce même paragraphe énigmatique, des os et du soleil, mais je ne puis maintenant que faire la connexion avec la déesse dans le temple de Vishnu de la nouvelle jamésienne. Une autre citation, trouvée plus tard et tirée de La Bête dans la jungle, et où éclate l'idée de se tapir dans l'ombre, ajouta encore à l'intrication générale : "Quelque chose se tenait embusqué quelque part le long de la longue route sinueuse de son destin comme une bête à l’affût se tapit dans l’ombre de la jungle, prête à bondir ".

jeudi 3 mai 2018

La Bête dans la jungle

Chambre verte deuxième. Clap. Nous apprenons peu après, le jour où Davenne revient à la salle des ventes pour la bague de sa femme, que Cécilia et lui se sont déjà rencontrés. Cécilia l'avait seule reconnu mais n'avait pas voulu, dit-elle, l'ennuyer. Elle était adolescente à l'époque et elle avait apprécié que cet homme lui parlât comme à une adulte, sans ironie. C'est alors seulement qu'il affirme se souvenir :
Davenne : Je revois cette rencontre maintenant. C’était… il y a bien onze ans, à Rome. Il y a eu un orage effroyable et nous sommes allés nous réfugier avec votre père et des amis de votre père dans une tranchée creusée par des archéologues, c’était au palais des Césars, vous voyez, tout est resté gravé.
Cécilia : Pas tout à fait… D’abord ce n’était pas à Rome mais à Naples ; ensuite ce n’était pas il y a onze ans mais il y a quatorze ans ; c’est vrai, il y a eu un orage mais c’était à Pompéi.
La bague de Julie Vallance/Davenne *
Ce jeu entre oubli et souvenir est directement emprunté à une autre nouvelle d'Henry James, La bête dans la jungle, mais MMLV ajoutent que "la mention de Pompéi ne peut manquer d’évoquer, aussi — souvenir incontournable sur le thème de la résurrection de l’amour par le biais d’un saisissement métaphysique face à la mort — le Voyage en Italie (Viaggio in Italia, 1954) de Roberto Rossellini. D’autant que la première rencontre entre Julien et Cécilia dans la salle des ventes s’était déjà achevée, devant deux petites poupées, sur cette réplique : « Je sais ce que vous pensez. “J’ai déjà vu ça quelque part…” Ce sont des marionnettes napolitaines. » L’incongruité du dialogue, en plus de préparer la révélation d’une rencontre antérieure au pied du Vésuve, place le conte d’amour et de mort de Truffaut sous le signe de l’oeuvre rossellinienne, par l’hommage allusif à ces mêmes figurines qui forment le clou du spectacle du deuxième épisode de Païsa (Paisà, Roberto Rossellini, 1946)"
Pas de surprise à avoir devant ce clin d'oeil de Truffaut au maître italien car il fut, à l'instar d'André Bazin, une autre figure paternelle avouée ("mon père italien" disait-il). Après avoir écrit des articles élogieux dans Les cahiers du cinéma et l'avoir rencontré à Paris, il fut son assistant de 1956 à 1958, même si cela ne coïncida pas avec une période de grande créativité, c'est le moins qu'on puisse dire : " Quand j'ai fait la connaissance de Rossellini, raconte Truffaut, son découragement était total ; il venait de terminer La Peur et envisageait sérieusement d'abandonner le cinéma. Il m'a proposé de travailler avec lui, comme assistant, comme ami. J'ai été son assistant pendant les trois années où il n'a pas impressionné un mètre de pellicule !"

François Truffaut et Roberto Rossellini
Or, au même moment où Rossellini m'était ainsi désigné à travers cette enquête autour de La Chambre verte, je le retrouvai lors de la lecture du livre de Philippe Lançon, Le lambeau. Philippe Lançon est l'un des journalistes de Charlie-Hebdo qui ont survécu au massacre perpétré par les frères Kouachi. La mâchoire fracassée par une balle, il a néanmoins payé le prix fort : des mois d'hôpital, des opérations en nombre, une rééducation encore inachevée, une vie mise en parenthèses qu'il décrit avec une lucidité, une justesse et une tenue remarquables. Je ne lisais plus guère Charlie, je dois le dire, mais quand il m'arrivait de le faire, j'avais toujours beaucoup d'intérêt à lire les papiers de ce Lançon qui ne faisait pas partie des pères fondateurs mais qui détenait indéniablement la plume la plus littéraire de la bande. Je me rappelle encore l'article qu'il écrivit dans le numéro qui suivit le drame et qui s'était écoulé à des millions d'exemplaires (la ruée était telle qu'il était même difficile d'en trouver mais je suppose que les chiffres ont dû nettement reculer depuis). Cinq ans plus tard, il livre donc ce récit de cinq cents pages d'une prodigieuse densité, où la souffrance irradie comme une centrale nucléaire tout en étant constamment sublimée par le stoïcisme de l'auteur, qui ne cache rien des épreuves et des misères mais  ne s'apitoie jamais sur lui-même. Le fait est que dès les premières pages des résonances se firent percevoir avec des événements de vie personnelle ainsi qu'avec les autres oeuvres que je parcourais patiemment et méthodiquement, à savoir, pour l'essentiel, Moby Dick, la série Lost  et une étude sur l'art pariétal préhistorique de l'anthropologue Alain Testart. Tout ceci composant une sorte de constellation symbolique intensément intriquée, dont il me faudra bien des jours pour rendre compte.

Donc le 29 avril, j'aborde à la page 318, où il est question qu'il change de chambre, décision qui le déprime :
" Ce lieu était devenu mon royaume et mon sous-marin. Je n'avais ni sujets, ni équipage, mais Louis XIV et le capitaine Nemo, c'était moi. Louis XIV surtout, car si comme Nemo j'avais embarqué dans mon aventure un équipage restreint d'amis, je n'avais pas comme lui déclaré la guerre à l'humanité. Je cherchais au contraire, plus que jamais, ici, à lui déclarer la paix. J'aurais voulu aimer tous ceux qui entraient, et j'y parvenais quasiment. Par la fenêtre je ne voyais aucun océan, aucun monstre, mais simplement ce pin sur lequel continuaient de se poser, comme sur un gibet, les corbeaux. J'essayais d'accepter comme une grâce, celle de Bach, l'implacable rituel hospitalier.
Je l'ai compris quelques jours plus tard en regardant avec Gabriela, dans la chambre suivante, La Prise de pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini. Comme elle devait, pour un examen universitaire à New York, se familiariser avec la culture politique de ce règne, je lui avais proposé de regarder ensemble ce film, exemplaire de rigueur, de minutie et de simplicité : le meilleur des reportages effectués dans la machine à explorer le temps."

Je le répète, ce n'était là que l'une des coïncidences que j'avais relevées entre ce récit et le réseau littéraire et filmique que j'arpentais ces temps-ci. J'en développerai d'autres en temps utile. Je voudrais clore maintenant cette chronique autour du livre que j'ai reçu aujourd'hui, que je ne voulais lire qu'une fois le visionnage de Lost achevé : Les mêmes yeux que Lost de Pacôme Thiellement (Léo Scheer 2011). Et de fait, je l'ai lu d'une traite, stimulé à l'extrême par ce qui se dit là, dans ces pages, d'absolument essentiel.

Je n'entrerai pas ici dans le coeur du propos, c'est prématuré, mais que l'on aille bien considérer que, totalement ignorant des analyses qui allaient tisser l'essai de Pacôme Thiellement, je n'ai pu que me laisser traverser par une onde de félicité en lisant que "la réinvention systématique et obsessionnelle des techniques narratives par Damon Lindelof et Carlton Cuse [les scénaristes de Lost] est analogue à celle provoquée, en son temps, par Henry James dans l'art du roman. Et si le film d'orientation de la station The Swan de la DHARMA Initiative se trouve caché derrière un exemplaire du Tour d'écrou, c'est à l'intérieur du secret de L'Image dans le tapis (écrit un an avant Le Tour d'écrou) que l'art narratif de Lost semble résider."(p. 34)



Un peu plus loin, page 39, Thiellement conclura son chapitre en affirmant que les romans d'Henry James mis à part, il ne connaît pas de fiction plus étrange que celle de Lost. "Ce livre, confesse-t-il, est le récit de ma relation à l'écho de sa musique cachée et lointaine." Trente pages plus loin encore, évoquant un des personnages centraux de la série, John Locke, il écrit que sa "certitude, toute sa vie,  d'être spécial  et promis à un grand destin le rapproche énormément des personnages d'Henry James et particulièrement de celui de La Bête dans la jungle (1903)."

Ceci rend donc encore plus éclatante cette rencontre entre la série télévisée la plus emblématique de notre temps et le film à l'époque si décrié de François Truffaut. Nous allons voir en détail d'autres points de convergence entre les deux univers.


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* Comme annoncé dans la première scène dans l'hôtel des ventes, la bague est en forme de huit, avec deux améthystes. Curieusement, ce plan est extrêmement bref, un ou deux dixièmes de seconde, si bien que le spectateur peut à peine le saisir (il m'a fallu passer le film image par image pour en capturer un photogramme). Ce qui me trouble, c'est que le jour même où j'ai rédigé la chronique précédente,  Adrien, mon fils qui vit dans les monts du Lyonnais, m'avait appelé pour me demander des renseignements sur le nombre 8 (il est parfois étonnant : depuis peu résident dans son village, il n'en a pas moins été bombardé président de l'assemblée des conscrits en 8, autrement dit ceux qui sont nés comme lui une année en 8 - c'est une tradition très vivace dans le Beaujolais et régions circonvoisines).

Les conscrits en Beaujolais en 2018 par Jacky Augagneur