mercredi 15 mai 2024

Nos émotions si souvent naissent langées dans leurs catachrèses

Le 30 mars dernier, je commence la lecture de Vivarium, de Tanguy Viel. De lui, j'avais lu un ou deux romans, mais il ne s'agit ici aucunement de roman, ni même de récit. Il se pose lui-même la question en quatrième de couverture : Qu'est-ce que le vivarium ici ? "Cette série de fragments qui se voudraient abris vitrés pour la mouvante pensée ? Ou bien la vie elle-même qui nous enveloppe et nous prête, comme le biotope de l'animal, un milieu où tenir ?" J'y trouve en tout cas un bonheur de lecture semblable à celui que j'éprouve toujours en parcourant et reparcourant les carnets de notes d'Antoine Emaz. Sensations et pensées s'entrelacent avec fluidité ; la note échappe à la densité de granite de l'aphorisme sans se répandre parfois outrageusement comme le ferait le chapitre d'un essai. A la page 11, commentant l'idée du philosophe allemand Hermann Schmitz selon lequel nos sentiments ne se trouveraient pas seulement en nous, mais d'abord et surtout dans l'atmosphère qui nous entoure, il évoque cette exigence littéraire qui seule pourrait "dire ce fondu des choses, ouvrant le pluriel d'un vécu à l'inflorescence de ses qualités, les nouant alors musicalement, dans le respect du tremblé qui les a fait naître."Voilà bien une phrase sur laquelle on ne peut passer rapidement, et qui explique peut-être pourquoi plusieurs semaines me furent nécessaires pour aller au terminus de l'ouvrage, non pas en raison d'une quelconque aridité, mais bien plutôt parce que chaque fragment donnait passage à rêverie, indissolublement théorique et pratique, et souvent je refermai le volume après quelques pages seulement parce que j'avais assez de nourriture en moi à ruminer

Mais poursuivons la lecture du fragment en question, où Tanguy Viel se fait à lui-même objection : "Mais un tel voeu ne s'exauce pas d'être seulement prononcé et l'écriture, dont on est si prompt à croire qu'elle ouvre et déplie la matière, nous savons aussi ce qu'elle en voile, gardienne posée devant la grande porte de la perception, souriant en mille formules crispées, prêtes à l'emploi, et répétées machinalement au visiteur aventureux. Si souvent par exemple les cieux sont d'azur et les pavés luisants. Si la neige tombe, saura-t-elle étendre sous nos yeux autre chose que son grand manteau blanc ? Nous sommes les otages du monde parlé, quand nos émotions si souvent naissent langées dans leurs catachrèses." (C'est moi qui souligne)


Arrêt sur image. Catachrèse, mot bien savant. Viel ne s'attarde pas à la définition. Donnons-la pour ceux qui, comme moi, n'en sont pas familiers. Ma référence, comme toujours, est le CNRTL :

RHÉT. Procédé qui étend l'emploi d'un terme au-delà de ce que permet son sens strict. ,,À cheval sur un mur`` (Mar. Lex. 1951) :

... la catachrèse est une métaphore dont l'usage est si courant qu'elle n'est plus sentie comme telle; ex. : les pieds d'une table, les ailes d'un moulin. Ling.1972.
− En partic. Extension du sens d'un mot à une idée dépourvue de signe propre dans la langue : catachrèse p. méton.(cour « ensemble des courtisans »), catachrèse par synecdoque (bronze, « vase de bronze »), catachrèse p. métaph.(les ailes d'un bâtiment) [d'apr. P. FontanierManuel des Tropes, Paris, Flammarion, 1968 (1830), p. 213].

Un mot savant comme celui-ci, c'est comme un passant distingué qu'on ne rencontre pas tous les jours. Or, il se trouvait que la nuit précédente il m'avait déjà fait signe : dans Metavertigo, j'avais cité cet extrait de la Réponse à la lettre rouge d'Henri Pichette par Max-Pol Fouchet
"Voyez donc le langage de la poésie : c'est, au regard du langage familier, séculier, un tissage d'impropriétés. Les plus valables métaphores, les plus saisissantes images, les plus exactes catachrèses, celles qui appellent à voix inouïe ce qu'il paraissait impossible d'appeler, qui proposent des rapports avec ce qui semblait de toute éternité sans rapport , elles ne sont jamais que l'impropriété à son comble, l'impropriété montée comme une tour dans le vide." (C'est moi qui souligne)

J'avais noté alors cette résonance mais je ne pus y accorder aucun prolongement. Mais presque trois semaines plus tard, le 17 avril ( au matin, j'avais rêvé de Sarkozy qui aurait sculpté un Pinocchio, un Sarko qui aurait l'âme d'un Geppetto, bref, passons ce détail...), après avoir enfin bouclé la lecture de Vivarium, j'entame la lecture d'un livre acheté la veille, Au bout de la langue, de Martin Rueff (Nous, 2024).


Pour aller vite sur le propos de ce livre, voici ce qu'en dit Laurent Jenny dans son article sur En attendant Nadeau, du 11 mars 2024 : 

"Rueff part d’une remarque simple, si simple qu’elle est presque inaudible aux oreilles d’un francophone : le double sens du mot « langue ». En français, mais aussi en grec, en latin et dans les langues romanes, « langue » renvoie à la fois à l’organe de la parole et à la capacité de parler (ce à quoi d’ailleurs on peut ajouter l’idiome spécifique réalisé grâce à cette capacité, avec son lexique et sa syntaxe). Il suffit de se rapporter à quelques autres langues proches ou lointaines (comme l’anglais qui distingue tongue et language ou le japonais qui oppose shita et gengo) pour saisir tout ce que cette situation a de singulier. Superficiellement, on peut être tenté d’y voir une simple homonymie, comme il y en a tant en français qui nourrissent les répertoires de rimes : verre, vair et vers, par exemple. Mais cette ambivalence du mot « langue » repose sur beaucoup plus qu’un hasard phonétique, elle tient à ce que techniquement, en rhétorique, on appelle une « métalepse » : on glisse de la cause (l’organe) à l’effet (le parler) et on en vient à désigner l’un par l’autre. Cette coalescence des deux « langue » pourrait paraître anodine. Cependant, avec une érudition étourdissante et toujours limpide, Rueff en montre les effets extraordinairement riches pour une pensée de la parole, dans un passionnant voyage à travers mythologie, philosophie du langage et poésie."

Et c'est ainsi que réapparut, page 36, la fameuse catachrèse, déjà vue chez Fouchet et Viel :

"Pour décrire le rapport entre les deux acceptions du mot [langue], on peut penser qu'il s'agit d'une catachrèse, cette figure de rhétorique dont on trouve la théorie chez Aristote et Quintilien et qui consiste à détourner un mot pour étendre sa signification. Un exemple classique en français est le mot "pied" quand on parle du "pied" de la table ou de la chaise, ou du mot "bras" quand on parle du "bras" d'un fleuve. Il arrive que les poètes réactivent les catachrèses pour jouer sur le sens propre et figuré. Le poème garde la mémoire des catachrèses."

                                   

Et, pour compléter le tableau, il me faut mentionner cette quatrième catachrèse croisée le matin même dans un récit de mon ami Nunki Bartt, Le Rôdeur 1991

"Bartt se dit que c’en était fini de ce voyage idiot, que l'inexpression : « on n’est pas rendu à Loches », en se refondant en une pauvre catachrèse, avait finalement eu raison de lui. Comment repartir avec le même fardeau, avec la même distance à parcourir, quand on a l'impression de s'être fait écrasé par un couillard ? À moins, se dit- il, de considérer que le défit ne concernait que le voyage jusqu’à Loches uniquement, et qu’il était libre, désormais, de choisir son moyen de locomotion : le trébuchet, la catapulte ou bien l’autostop, discipline dont il raffolait et dont il était passé maître." (C'est moi qui souligne)

 


dimanche 12 mai 2024

Exégèse du Temps magique

"Je ne parle pas de durée. Ce fut, comme tout ce qui dure, long. Je parle du Temps qui ne se mesure pas, qui s'égoutte sans mouiller. Du Temps qu'il faut pour faire. Faire l'amour, faire un dessin, faire la couleur, faire la mort, mettre des gouttes dans les yeux de l'autre. De croire. De recevoir."

Fred Deux, Le Temps magique, p. 71.

Il me faut faire l'exégèse de ce surgissement du Temps magique dans ma vie, de cette revenance de M. trente ans plus tard. Exégèse, un mot bien savant, trop fort sans doute. Il faut l'entendre plutôt dans le sens que lui donne Philip K. Dick, de commentaire sur une expérience vécue. 


Revenir tout d'abord sur ce rêve de Marlon Brando au matin du jour qui me redonna le Temps magique. Je l'ai dit, jamais je n'avais rêvé de Brando. Etait-ce un pur hasard si l'inconscient l'avait fait leverà ce moment précis ? Aucun rapport a priori entre Fred Deux et Marlon Brando, sauf que Wikipedia m'apprit qu'ils étaient nés la même année 1924, Marlon le 3 avril à Omaha dans le Nebraska, et Fred le 1er juillet à Boulogne-Billancourt. Tiens, 1er juillet, c'est aussi la date de mort de Brando, à Los Angeles, en 2004 (à sa mort, Fred avait donc quatre-vingts ans très exactement).

Sur l'enveloppe Chronopost qui renfermait le livre, il y avait une adresse, mentionnant la ville de Prades dans les Pyrénées Orientales. Au dos de l'enveloppe, M. avait écrit sa propre adresse, à Perpignan. Me revint aussitôt en mémoire la balade effectuée cinq jours avant de recevoir le livre, le dimanche 7 avril, avec le Doc et Nunki Bartt, au signal de Fragne

"La voiture garée dans le hameau du Fragne, nous montions à pied vers le Terrier Randoin (l'autre nom du signal de Fragne) et sommes passés devant la maison d'un certain Jef, que le Doc connaissait. Il était là en train de bricoler, et nous convia à venir boire un petit coup de rosé, au milieu des ses quatre coqs et d'une pauvre poule esseulée. Il nous accompagna ensuite sur les sentiers du Fragne (nous n'allâmes pas jusqu'au sommet, encombré qu'il est de conifères qui bouchent tous les horizons). Ce pays il l'aimait beaucoup, lui qui était originaire de Perpignan et ne devait de résider ici qu'à la rencontre de gens du coin croisés par un hasard malicieux."

Le Fragne se situe sur la commune de Pouligny Notre-Dame, là où habitait M. en 1995, quand je l'ai rencontrée. Il y avait donc comme un étrange jeu de chassé-croisé entre ce Jef de Perpignan élisant domicile à Pouligny, et M. de Pouligny allant vivre à Perpignan.

Sur les sentiers du Fragne, Doc observant la lathrée clandestine.

Lathrée clandestine (Lathraea clandestina), "La lathrée clandestine pousse de préférence dans les boisements humides ou frais des fonds de vallées, en général à proximité de ruisseaux où elle parasite les racines de divers arbres (peupliers, saules, aulnes, chênes ou noisetiers) aux dépens desquels elle se nourrit. C'est un holoparasite, qui n'a ni feuilles ni chlorophylle et puise sa nourriture dans les racines de ses hôtes grâce à des suçoirs."(Wikipedia)


Il se trouve maintenant que Fred Deux et Cécile Reims vinrent habiter non loin de là, en 1973. Ils quittèrent en effet Lacoux, le village de l'Ain où ils vivaient depuis 1958 pour la maison du Couzat, une ancienne ferme dans la commune de Crevant, limitrophe de celle de Pouligny Notre-Dame. 


Alain Jouffroy, dans le texte qu'il écrivit pour Fred Deux Cécile Reims, Une vie (éditions du Cercle d'art, 2002), souligne l'importance que ce lieu eut pour Fred :
"(...) Fred et Cécile sont d'infatigables promeneurs et c'est autour de leur deuxième maison, à Couzat - le nom de l'arbre-houx qui s'élève par là dans les chemins creux boueux, au-dessus du sol, faisant flotter ses feuilles dans l'air - que Fred prit conscience du lien qui existait entre ses dessins et sa propre manière de cheminer sur les sols. Il le dit lui-même, dans ce langage à la fois très précis, très physique et clairement symbolique qu'il s'est inventé :
     "Il y avait un chemin partant de la route menant à Nouziers, sur la gauche, qui s'enfonçait sous un amas de branches que le couzat étouffait, empêchant la terre d'avaler l'eau qui stagnait comme une plaie noire. Je m'y suis avancé, botté, glissant, manquant de tomber dans cette mort molle, glacée même en plein été et ne débouchant nulle part.
    C'est dans ce chemin que j'ai trouvé la réponse à certains de mes dessins, quand ils ne finissent pas de s'étirer."
     Phrases capitales, phrases-clés pour entrer dans toute l'oeuvre. Les feuilles de papier, les cartons sur lesquels il dessine sont des sols, où il dresse des cartes qui relient, de manière directe, le monde réel et le monde imaginaire, sans aucune coupure entre les deux. Sans aucun antagonisme entre les deux. Fred Deux, cela devrait crever les yeux, est le cartographe de toutes les manières de cheminer, sur terre et ailleurs. Il marche, bifurque et s'enfonce dans le papier comme il marchait dans les sentiers, parmi les houx de Couzat." (p. 106-107)
Nous cheminions donc en ce mois d'avril dans les mêmes sentiers boueux qu'arpentaient Fred et Cécile, celui de la photo épousait même le cours naissant du ruisseau au nom énigmatique de Peud-Hun, qui se jette un peu plus loin dans la Couarde, affluent lui-même de l'Indre. Un nom aussi claque pour moi dans ma mémoire : Fred parle de la route menant à Nouziers. Nouziers, qui doit son nom aussi à un arbre, le noyer (latin nucarius), est la commune creusoise la plus proche*. Mon grand-père, Julien Dallot (1912-1969), y alla à l'école dans les années 20 car il vivait alors dans le hameau de Montservet (voir la carte), à l'est du Fragne. La chronique familiale raconte que Montservet étant dans l'Indre, on exigea un beau jour que Julien aille à l'école de la commune, donc à Crevant. Il s'y serait refusé obstinément et n'aurait jamais passé  son certificat d'études.

C'est sa petite soeur Marie, née en 1917, qui a confié ses souvenirs (Comment vivaient les Aigurandais entre 1900 et 1950, recueil de témoignages de l'Association pour la Sauvegarde du Patrimoine d'Aigurande, 2017/18), peu avant de décéder à Aigurande, à l'âge respectable de 101 ans : "A ma naissance, nous habitions à Montservet, sur la commune de Crevant, dans une maison composée de deux pièces, où il n'y avait ni l'eau ni l'électricité. Nous nous éclairions à la lampe à pétrole ou à la lampe Pigeon. Nous avions des lanternes pour aller dans les étables nous occuper des bêtes. Pour nous chauffer, il y avait la cheminée."

Julien Dallot, mon grand-père maternel 

Cette route menant à Nouziers, mon grand-père Julien l'avait assurément empruntée bien avant Fred et Cécile, et peut-être même avait-il marché dans ce chemin où l'eau "stagnait comme une plaie noire". Que tous ces gens venus de loin, de Boulogne-Billancourt, de Lituanie (pour Cécile), de Perpignan (pour Jef), de Yougoslavie (pour M.), se retrouvent reliés par-delà les époques à ce même territoire reculé, à la lisière du Berry et de la Marche, n'est-ce pas là une autre manifestation de la magie de ce Temps dont parle Fred ? 

Les arbres du Fragne dans les vitres du vieux car

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* David Glomot rattache, lui, Nouziers au noisetier (voir Bocage et métairies en Haute-Marche au XVe siècle, note 16)


lundi 6 mai 2024

Le Temps magique

Le 12 avril, j'ai rêvé au matin de Marlon Brando. Je le jure, c'était la première fois que je rêvais de Marlon Brando. L'acteur s'y suicidait après son dernier film. Une invention onirique, j'ai consulté Wikipedia et appris que Brando était mort le 1er juillet 2004 d'insuffisances cardiaque et respiratoire à Los Angeles. En revanche, sa fille Cheyenne s'est, elle, bien suicidée. Le dimanche 16 avril 1995, elle s'est pendue chez son frère, à Punaauia, près de Papeete. C'est sa mère, Tarita Teriipia, qui l'a découverte en rentrant de l'église. Cheyenne avait 25 ans.

Il y a des façons plus joyeuses d'entrer dans un nouveau jour. Mais je n'étais pas au bout de mes surprises. En fin d'après-midi, Violette, ma fille, me dit que quelqu'un était passé en mon absence, un homme assez âgé qu'elle ne connaissait pas, et qui lui avait remis un livre pour moi, accompagné d'une lettre. Ce livre, sorti de son enveloppe Chronopost, c'était Le Temps magique, de Fred Deux, catalogue réalisé à la suite de l'exposition qui eut lieu à la galerie Lambert Rouland du 12 octobre au 27 novembre 1993.


La lettre, écrite sur un papier ligné siglé Médecins sans Frontières, disait ceci : "Bonjour Patrick, C'est avec presque trente ans de retard que je te rends ton livre. Je te prie de bien vouloir m'en excuser, j'ai déménagé plusieurs fois depuis Pouligny. Je garde un très bon souvenir de nos discussions sur la littérature. Amicalement, M."

M.. Je n'en revenais pas. J'avais rencontrée cette belle femme brune lors d'un remplacement que j'avais effectué à l'école de Pouligny Notre-Dame. Elle y travaillait en tant qu'assistante de vie scolaire, le plus souvent elle gérait la bibliothèque. Elle avait fui la guerre qui faisait rage alors dans ce pays qui n'allait plus s'appeler Yougoslavie. Serbe par son père, croate par sa mère (ou bien est-ce le contraire), elle avait emmené avec elle ses trois enfants.

C'était en 1995, M. disait juste, presque trente ans s'étaient écoulés. Nous nous étions perdus de vue assez vite et jamais je ne l'avais recroisée, ni eu de ses nouvelles. Une chose m'intriguait tout de même : je ne me souvenais absolument pas lui avoir prêté ce livre, dont j'avais par ailleurs un clair souvenir. J'allais voir dans la bibliothèque, le volume était bien là, la tranche simplement un peu plus jaunie que celui que je venais de recevoir. L'avais-je racheté ? Aucun souvenir non plus. 

Je replongeai un peu plus tard dans les écrits de l'époque. J'écrivais alors dans un cahier Clairefontaine 200 pages à petits carreaux. Je notai que le 20 septembre 1995 j'avais visité l'exposition de Fred Deux à la médiathèque de Châteauroux et au Musée Bertrand, et acheté le lendemain le catalogue, Fred Deux, dessins et textes, 1949-1995, Herscher éditions. J'étais captivé par ce que j'avais vu, par ces dessins que Jean-Jacques Lerrant décrira dans un article du Monde paru le 22 septembre  (que je découpai et collai soigneusement dans le cahier) comme des "impudeurs poétiques": "Le sexe, l'anus et la bouche, les tissus cellulaires, les entrailles et tout ce qui fait écheveau à l'intérieur du corps, réel et rêvé, est porté à la surface du papier avec la grâce des apparitions."

De nombreux livres sortis de la bibliothèque de Fred Deux, disposés dans des vitrines de la médiathèque, escortaient les repères biographiques. Et beaucoup d'entre eux m'étaient à tel point familiers que je pressentais un partage possible. C'était fou : cet homme vivait avec sa femme, Cécile Reims, graveuse, à La Châtre, au 17, rue Notre-Dame, autrement dit à seulement quelques centaines de mètres de chez moi, rue du Pré de la Barre. Et jusque-là je n'en avais jamais rien su. Il faut dire que son oeuvre n'avait pour l'instant bénéficié d'aucune reconnaissance dans la petite ville. Trop inquiétante, trop morbide pour beaucoup. Le musée Saint-Roch d'Issoudun témoigna de son intérêt beaucoup plus tôt, et c'est logiquement vers lui que se tourna le couple, qui fit une grande donation quelques années plus tard.

Passons. Il fallait que je fasse quelque chose, aller frapper à leur porte m'était impossible, j'étais bien trop timide pour cela. Je résolus d'écrire à Fred, de lui confesser tout d'abord l'exaltation qui m'avait saisi à la découverte de ses dessins et de ses textes. Lettre de deux pages écrite et expédiée le 3 octobre. J'espérais bien sûr une réponse mais je n'y croyais pas. Or, elle vint, datée du 21 octobre. Il écrivait : "Ce qui est certain, c'est qu'il y a toujours une main qui s'agite. Votre lettre en est le signe." Il m'invitait à l'appeler. Je n'en fis rien, me jugeant trop empoté au téléphone, et je lui réécrivis le 24 octobre. C'est donc lui qui m'appela un après-midi, je m'en souviens parfaitement, c'était le jour où nous recevions à Lacs le Puck Théâtre de Châteauroux, qui présentait le Cirque Ambulant Chopalovitch, de Ljubomir Simović. Un poète serbe. Serbe comme M. que j'avais retrouvée dans la rue ce jour-là (mon remplacement à Pouligny était terminé depuis plusieurs semaines) juste au moment où j'allais me rendre à Lacs pour des détails d'organisation (on n'oserait pas dans un roman pareils détails, ils apparaîtraient comme des invraisemblances). Bref, nous étions en pleine discussion quand le téléphone a retenti et au bout c'était Fred. 

Fred DEUX, 17 rue Notre Dame, 2000, Gravure originale (gravée à la pointe sèche par Cécile REIMS-DEUX), Papier Japon appliqué sur Arches 50 x 65 cm

Le 3 décembre, je me suis rendu au 17, rue Notre-Dame. Je n'en menais pas large, ce gars-là avait conversé avec André Breton, qu'est-ce que je pouvais bien lui apporter ? Mon imposture allait très vite être démasquée. 

Ce fut une des plus belles rencontres de ma vie. De 16 h 45 à 19 h, ai-je précisé dans le cahier Clairefontaine.

Et en dessous, je notai les deux livres  rapportés de cette première entrevue : Voix d'Antonio Porchia, et Le Temps magique.

Ce même Temps magique qui m'était redonné (mais était-ce le même ?) près de trente ans plus tard.

dimanche 28 avril 2024

Les fantômes ont quelque chose à nous dire

J'ai terminé l'article précédent, Barques, macle et arnaque sur la note de Daniel Sangsue daté du 11 décembre 2019. Laquelle rendait compte d'un hasard objectif, autrement dit d'une coïncidence, entre la lecture d'un essai de Denis Grozdanovitch et un courriel soi-disant émanant du même Denis Grozdanovitch et qui n'était bien sûr qu'une arnaque.

Aussitôt après avoir consigné ces faits, j'ai réalisé que le 11 décembre 1019 n'était pas pour moi une date comme une autre. Oh non, loin de là. Ce fut pour toute notre famille une date funeste : ma petite soeur Marie avait rendu l'âme à l'hôpital de Limoges, au terme d'une cruelle maladie, un cancer contre lequel elle luttait avec un courage immense depuis 2018.

Rien dans la note de Daniel Sangsue n'évoquait ce drame, mais je restais interloqué. Le rappel inattendu de ce jour noir avait-il un sens ? Je me suis demandé ensuite à quel moment - je n'en savais vraiment plus rien -, le blog avait porté trace de cette disparition. Eh bien c'était le mardi 7 janvier 2020, date une nouvelle fois symbolique, puisque date anniversaire de Marie. Je terminai la note par ces mots : "Les Envoûtés est sorti au cinéma le mercredi 11 décembre. Ce jour-là ma petite soeur Marie est morte à l'hôpital de Limoges. Elle aurait eu 49 ans ce mardi 7 janvier 2020." L'article portait en effet sur ce film sorti sur les écrans le jour même de sa mort, Les Envoûtés, de Pascal Bonitzer. Un film où il est énormément question de ces êtres qu'affectionne Daniel Sangsue : les fantômes. Je l'écrivais dès le premier paragraphe : 

C'est un film de fantômes où les fantômes ne sont pas montrés (enfin, pas tout à fait, mais je ne peux pas préciser cette réserve sans spoiler le film). Voici le synopsis du dossier de presse : "Pour le "récit du mois", Coline, pigiste pour un magazine féminin, est envoyée au fin fond des Pyrénées interviewer Simon, un artiste un peu sauvage qui aurait vu lui apparaître le fantôme de sa mère à l’instant de la mort de celle-ci... Interview qu’elle est d’autant plus curieuse de faire que sa voisine, la belle Azar, prétend, elle, avoir vu le fantôme de son père !"


Fantômes qui intervenaient aussi dans Souvenirs dormants, le livre de Patrick Modiano que je lus le même soir au retour du cinéma : 

"Or, dans ce court volume (...) on rencontre aussi quelques fantômes (sans compter Modiano lui-même, qui se qualifie à plusieurs reprises d'étudiant fantôme dans le cadre de ces années 60 où il place son récit), ainsi ces jeunes femmes rencontrées, suivies, perdues, Mireille Ourousov, Geneviève Dalame, Madame Hubersen, ou celle dont le nom ne sera jamais donné, qui, un jour ou l'autre, s'évanouissent dans la grande ville et que l'on retrouve parfois par hasard des décennies plus tard :
"Vous habitez toujours à la même adresse ?"
Peut-être lui avais-je posé cette question pour obtenir une réponse précise et ne plus avoir le sentiment que j'étais en face d'un fantôme.
"Toujours à la même adresse..."
Elle a eu un petit rire dont je lui étais reconnaissant. Elle n'avait plus l'air d'un fantôme." (p. 68)"

La thématique des fantômes ne cessait alors de m'accaparer : deux jours plus tard, je publiai un nouvel article : Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre,  où j'inscrivais une nouvelle référence au film de Bonitzer à travers cette réplique située à la fin d'un entretien avec Claire Vassé (dossier de presse), où il posait cette question : "Et tous les films, en un sens, ne sont-ils pas des films de fantômes ? C’est quoi, ces ombres qui s’agitent sur l’écran ? C’est quoi, cet écran ? Aller au cinéma, c’est laisser les fantômes venir à notre rencontre. Ils ont quelque chose à nous dire." Il faisait bien sûr allusion au célèbre intertitre du Nosferatu de Murnau : "Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre". 


Or, c'est au bas de cet article du 9 janvier 2020 que  Am Lepiq (monsieuye) a laissé ce commentaire : "Je lis depuis hier ce livre de Daniel Sangsue, "Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres" (La Baconnière), et je me dis incessamment qu'il est fait précisément pour vous.Commentaire qui me surprit tout d'abord (il venait s'afficher sur un article publié depuis plus de quatre ans) et qui fut la tête de pont d'un afflux de fantômes (Am Lepiq, alias Jacques Barbaut, a depuis doublé la mise avec sa mention, toujours au bas du même article, de la belle note de lecture qu'il a consacré au livre de Sangsue sur Sitaudis). Note parue le 26 avril, le même jour que l'article précédent.

Etrange chassé-croisé : un commentaire sur un film de fantômes sorti le jour de la mort de Marie m'entraîne à la découverte d'un livre sur les fantômes, lequel me conduit sur un hasard objectif enregistré le même 11 décembre 2019. Boucle bouclée.

A ceci s'ajouta le retour d'une revenante (à suivre, comme on dit dans les meilleurs feuilletons).

vendredi 26 avril 2024

Barque, macle et arnaque

Dans l'espace de trois jours, du 9 au 11 avril, plusieurs motifs s'étaient donc imposés à moi par des triples récurrences. Le motif de la barque, puis ceux du fantôme et du miroir, formaient comme une constellation remarquable qui pouvait être géométrisée, me semblait-il, par la figure du triangle proposée par Atiq Rahimi dans L'invité du miroir :

Au milieu du lac,
arrivent trois barques de pêcheurs,
des lampes-tempêtes suspendues au bout de leurs cannes en tige de bambou (...)

A un endroit,
défini sans doute par les Divins,
les barques, dans un silence aquatique et végétal,
s'immobilisent
formant un triangle. (p. 22-23)

Cependant, dans cet extrait, j'avais omis le court paragraphe suivant qui prenait place dans l'intervalle :

Impossible de savoir
s'ils viennent pêcher des poissons
ou
de la lumière.

Les poissons. Je ne pouvais oublier le motif de la bonite qui avait même affleuré avant les trois autres. Barque et bonite, fantôme et miroir, c'étaient en somme les quatre pôles d'une nouvelle figure, et je pensais aussitôt à ce losange qui m'avait si fort occupé en juin 2018, et dont la traduction héraldique est la macle, dont Philippe Audoin, (le père de Fred Vargas, de son vrai nom Frédérique Audoin-Rouzeau), a traité dans l'étude qu'il a consacré à la ville de Bourges : Bourges cité première, essai d'iconologie mytho-hermétique, publiée chez Julliard, en 1972. 



Philippe Audoin, y examinant les armes de la ville de Bourges, en vient à évoquer la Croix de Toulouse dite "maclée", composée de quatre losanges réguliers, qu'il identifie à la macle, meuble héraldique que l'on retrouve souvent dans les armes de la noblesse bretonne, ainsi les Rohan, "qui se flattent, dit-il, de descendre des premiers souverains de Bretagne portent : de gueules à neuf macles d'or, posées 3, 3 et 3."

J'écrivais alors que cette macle n'était assurément pas un détail anodin puisqu'elle faisait l'objet d'une des trois annexes du livre. C'est même sur cette macle que l'étude s'achevait, avec un texte titré Sine macula macla, Macle sans tache, qui était la devise des Rohan, qu'Audoin rapprochait de la devise de l'ordre breton de l'hermine : Potius mori quam foedari (Plutôt mourir qu'être souillé).

Par ailleurs les macles désignaient aussi des cristaux crucifères, la Staurolite ou Staurotide (du grec stauros, croix), silicates d'alumine en forme de croix grecque ou de Saint-André, auxquels on prête encore aujourd'hui des propriétés merveilleuses. Ces Pierres de croix (lapides cruciferi), qu'on nommait aussi Pierres de Compostelle, abondantes en Galice (comme dans le Finistère breton), étaient rapportées par les pèlerins de Saint-Jacques, à l'instar des célèbres coquilles.

Outre le cristal, il évoquait aussi la macle d'un autre minéral, la cérusite, qui n'est pas sans ressemblance avec des cristaux à trois pointes qu'on retrouve toujours à Bourges, au plafond du cabinet de l'Hôtel Lallemand. Ainsi que la macle ou macre, plante aquatique nommée aussi Châtaigne d'eau, cornuelle, corniote, écharbot ou truffe d'eau : dont les feuilles sont en forme de losange.


Trapa natans, le nom latin de la macle d'eau, signifie "chausse-trape flottante". Plante envahissante, elle peut devenir un danger pour la biodiversité, comme en témoigne cette vidéo québécoise.


Regarder ces gens en canoë en train d'arracher les plants de châtaigne d'eau m'a bien sûr rappelé ma petite expédition sur les marais de Bourges où, qu'on se rassure, la macle n'est pas présente à ce que je sache, mais une autre plante invasive pose bien des soucis à ceux qui entretiennent les marais, à savoir la jussie : "La jussie, écrit Chloé Frelat dans Le Berry Républicain, empêche la flore de s’étendre et risque même de l’étouffer. La faune n’est pas non plus épargnée : les poissons ne peuvent pas passer entre les racines qui atteignent parfois les trois mètres. « Il y a des endroits où on pourrait presque marcher dessus tellement la couche est épaisse », déclare Pierre Coppin, membre de l’association Patrimoine Marais qui s’attelle à arracher la jussie depuis dix-sept ans. L’impact sur la biodiversité environnante n’est pas le seul problème dû à cette plante invasive. Dans certains coins, elle empêche les maraîchers de naviguer sur les coulants, les couloirs d’eau entre les terres qui leur permettent de rejoindre leurs parcelles en barque."

Bon, finalement, si je passe du trois au quatre, si donc j'abandonne le triangle des trois barques d'Atiq Rahimi, je songe à ce merveilleux dessin de Sempé, représentant un quatuor de barques disposé à la manière de la croix maclée toulousaine, et que Denis Grozdanovitch a choisi pour la couverture de son livre La puissance discrète du hasard (Denoël, 2013).


Livre dont j'ai rendu brièvement compte le 8 mai 2013. De fait, il avait tout pour me plaire. Il n'y a qu'à lire la quatrième de couverture, que je recopie ici une fois de plus, bien paresseusement :
"Découvertes inattendues, rencontres singulières, coïncidences troublantes : au cours de nos vies, l'essentiel arrive souvent par hasard. Dans une promenade où se croisent les souvenirs familiaux, les exploits sportifs et un riche bagage littéraire, Denis Grozdanovitch nous invite à desserrer les contraintes d'un esprit trop rationnel. Depuis les prouesses au tennis de Roger Federer jusqu'aux présages dont semblent parfois porteurs les animaux - que ce soit dans nos rêves ou dans la réalité -, en passant par la réapparition d'objets que l'on croyait perdus, l'auteur sait mélanger la grande histoire et l'anecdote, le plus anodin et le plus profond. 
Avec humour, il nous initie à ces curieux concepts que sont la sérendipité, art des trouvailles inopinées, l'happenstance, don d'être au bon endroit au bon moment, ou encore le lâcher-prise, secret de certains champions, grands scientifiques et autres joueurs d'échecs. Alliant l'impertinence du franc-tireur et les merveilles d'une libre érudition, il nous invite à d'autres raisons de vivre que celles que nous offre un monde stérilisé par la technique." (C'est moi qui souligne)
Il se trouve que je viens de terminer le livre de Daniel Sangsue, que m'avait judicieusement recommandé monsieuye Am Lepiq, Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres (La Baconnière, 2024). Ce journal d'un homme aussi passionné que moi par les hasards objectifs et les coïncidences troublantes ne pouvait que me ravir. Or, justement, de hasard objectif, il est question à la date du 11 décembre 2019, et il concerne au premier chef Denis Grozdanovitch :
"Nouveau hasard objectif. Il y a deux jours, je me suis mis à lire Dandys et excentriques, le dernier essai de Denis Grozdanovitch (Grasset, 2019) qui patientait dans mes piles depuis le début de l'année. J'avais été en relation avec Grozdanovitch en 2012, car je voulais publier un livre de lui dans ma collection, et nous avons parlé au téléphone et échangé quelques courriels, mais cela n'avait rien donné car il avait des commandes à honorer et pas de temps pour un livre supplémentaire. Depuis 2012, je n'avais plus correspondu avec lui. Or voici qu'aujourd'hui je reçois un courriel ainsi libellé : Bonjour, J'aimerais t'expliquer un problème au plus vite par mail, je reste devant l'ordinateur car mon téléphone est hors service. Denis. Le tutoiement et le caractère cavalier de ce courriel (même pas accompagné de salutations) signalent l'arnaque : il s'agit d'un de ces hameçonnages ou phishing, par lequel des cyberescrocs cherchent à vous extorquer de l'argent. Il n'empêche : le fait que je reçoive un courriel de Grozdanovitch, après sept années de silence et précisément deux jours après avoir commencé un livre de lui, me laisse songeur. Certes, c'est un faux, mais alors que le hameçonnage aurait pu provenir de centaines d'autres correspondants, il vient justement de Grozdanovitch - auteur de La puissance discrète du hasard (Denoël, 2013), lequel contient des pages remarquables sur les coïncidences extraordinaires, la sérendipité, la happenstance, etc." (p. 111-112)
Pour finir, il se trouve encore que Denis Grozdanovitch sera présent le week-end prochain à l'Envolée des livres, le salon du livre de Châteauroux qui se tient au cloître des Cordeliers. Il n'est pas impossible que j'aille lui faire signe.




mercredi 24 avril 2024

La bonite et le trader

De ma petite excursion sur les marais de Bourges, je ne tardai pas à en informer ma vieille amie du Marais poitevin, Nadine, qui vit à Coulon, au coeur même de ce pays magnifique dont elle connaît maintenant tous les recoins. Elle était revenue récemment en Berry où, après avoir passé quelque temps avec son frère Jean, établi non loin du signal de Fragne, le plus haut point du département de l'Indre (à l'altitude invraisemblable de 459 m), nous nous étions rejoints à Cluis pour une longue promenade autour du village avant, le lendemain, d'aller sur le causse de Pouligny où le Suin en furie était sorti de ses gouffres. Cette semaine-là, son compagnon, passionné de pêche, était avec des copains sur l'île d'Aix. Pêche peu fructueuse, d'après les nouvelles qu'elle en avait, enfin, tout de même, elle apprit qu'il avait pris une bonite. Je ne savais pas ce qu'était une bonite. Wikipedia me dit que la "Bonite est le nom vernaculaire donné à plusieurs espèces de poissons de la famille des Scombridés (Scombridae). Cette famille comprend principalement, outre les bonites, les maquereaux, les thazards, et les différentes espèces de thons au sens strict."

Or, quelques jours plus tard je retrouvai la bonite lors de la lecture de La mer déchaînée d'Achab : une histoire naturelle de Moby Dick, de Richard J. King (La Baconnière, 2023), un essai qui étudie les sources scientifiques de Melville, et compare ses connaissances avec celles que nous possédons aujourd'hui de l'univers marin. 


Cet essai, qui s'appuie sur de multiples rencontres avec des spécialistes de la navigation et de la biologie marine, je le lis aussi lentement que j'ai lu Moby Dick, chapitre après chapitre. Et c'est au chapitre 10, "Espadons et parages animés", que King cite cet extrait des écrits du chirurgien Beale où il décrit les  eaux chiliennes dans lesquelles naviguait le baleinier à bord duquel il s'était embarqué :
"Le rivage accidenté et désert était enclavé dans le vaste océan, qui grouillait à présent de créatures vivantes. La baleine à bosse folâtrait dans les eaux lisses, sa peau polie scintillant sous les rayons du soleil caniculaire ; les phoques aussi, à une courte distance du rivage, reposaient comme endormis sur sa surface, se prélassant dans la chaleur. Des centaines de grands germons et de bonites [deux espèces de thons] entouraient à présent notre navire et donnaient du blé à moudre à ceux qui, exemptés des tâches sur le bateau, les attrapaient avec un crochet. [...] Le féroce espadon faisait fréquemment son apparition, au grand effroi de la bonite et du germon, qui plongeaient dans l'élément liquide avec une incroyable vélocité pour échapper à leurs voraces poursuivants." (p. 166)

C'est ce même jour, mardi 9 avril, que j'avais emprunté à la médiathèque le De la vida mía, de Miquel Barceló. Or, je retrouvai une nouvelle fois la bonite (bonitol), associée à l'espadon (peix espada) dans une double page dessinée, associant figurations et noms des poissons en catalan :


"J'ai appris très tôt le nom des poissons, raconte Barceló. Je les ai souvent peints. Pêchés et peints. Mangés et peints. Pêchés et mangés."(p. 63)

Ces souvenirs-là sont liés intimement à son île de Majorque. "Majorque, dit-il, est mon île de naissance, je suis né d'elle. J'ai tout appris de mon enfance. La mer, c'est ma respiration. Mon corps fait partie de la nature. "(cité par Colette Fellous, en avant-propos du livre)

Majorque. Je ne peux m'empêcher pour finir de repenser à ce vieux loup de mer que nous avons rencontré en allant justement nous promener du côté du Fragne le dimanche 7 avril. J'étais avec le Doc et Nunki Bartt. Après avoir déjeuné (notamment d'un excellent pâté de Pâques) au Moulin Barbaud, nous avions coupé par Briantes et Vaudouan pour nous rendre à Pouligny Notre-Dame. La voiture garée dans le hameau du Fragne, nous montions à pied vers le Terrier Randoin (l'autre nom du signal de Fragne) et sommes passés devant la maison d'un certain Jef, que le Doc connaissait. Il était là en train de bricoler, et nous convia à venir boire un petit coup de rosé, au milieu des ses quatre coqs et d'une pauvre poule esseulée. Il nous accompagna ensuite sur les sentiers du Fragne (nous n'allâmes pas jusqu'au sommet, encombré qu'il est de conifères qui bouchent tous les horizons). Ce pays il l'aimait beaucoup, lui qui était originaire de Perpignan et ne devait de résider ici qu'à la rencontre de gens du coin croisés par un hasard malicieux. Il avait beaucoup bourlingué et, si j'ai bien compris, il avait habité quelque temps à Majorque (je n'avais pas encore lu le livre de Barceló). Et c'est quand nous arrivâmes près de ce vieux car qui servait, disait-il, d'abri aux chasseurs, qu'il parla de ce trader majorquin de ses amis, qui était venu ici lui rendre visite. "Un trader réputé, un escroc quoi."


lundi 22 avril 2024

Barques, Bourges et Barceló

Emportez-moi dans une caravelle,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l'étrave, ou si l'on veut, dans l'écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.

Henri Michaux 

La veille de la surgie simultanée des motifs des fantômes et des miroirs, le 10 avril donc, je notais la résurgence d'un autre motif, celui de la barque, qui s'était imposé à moi au début février. La veille encore, j'avais emprunté à la médiathèque De la vida mía, de Miquel Barceló, dans l'excellente collection Traits et Portraits au Mercure de France. Un livre richement illustré où le peintre catalan se raconte dans un langage très direct, vif et enlevé : "Peindre, nager, lire. C'est ce que je fais depuis toujours. Mais j'écris aussi. Des fois. Le moins possible mais toujours trop, comme hélas voici ici." Coquetterie d'auteur qu'un tel aveu ? Sans doute pas, dans son cas. 

Dès l'âge de quatorze ans, il raconte qu'il a eu un bateau : "Un vieux bateau délabré en bois qui prenait toujours l'eau. L'odeur de calamars pourris, des appâts de pêche, de l'eau de mer et du gasoil, ce mélange précis produit encore sur moi un effet de joie absolue. Plus qu'aucune drogue connue. Si à l'époque j'avais pu remplir de gasoil le réservoir de mon "llaüt" je serais sans doute parti très loin, mais grâce à la sagesse radine de mon père, je sortais au moteur et rentrais après à la rame. Mais je rentrais."

Le "llaüt", c'est le bateau de pêche traditionnel catalan. Barceló en a peint un en 1991, tableau vendu chez Christie's en 2014 pour plus de 500 000 livres sterling.

La notice du site de Christie's qui accompagne l'oeuvre cite en exergue une phrase de Catherine Flohic[Barceló] represents himself as Ahab in his small boat drifting on the seas’ (C. Flohic, ‘Miquel Barceló’, in Ninety, no. 6, 1991, p. 10). Ahab, c'est bien sûr le nom du capitaine Achab dans la version originale en anglais de Moby Dick
La même notice s'ouvre ensuite ainsi : "Rendered in a rich palette that contrasts cool blues and greens with warm ochre and umber, Llaüt (Boat) is a wonderfully textured example of one of Miquel Barceló’s iconic African paintings. Executed in 1991, the same year as the artist’s epic voyage by canoe along the Niger River, Barceló’s African paintings stand along with his Bullfight paintings, executed at the same time, as his greatest artistic achievements."

Ce voyage est évoqué aussi dans le livre : "Un jour, on m'a proposé de faire un long voyage sur le fleuve Niger. J'ai laissé toutes mes peintures dans ma maison, je suis parti. Et à mon retour, les termites les avaient toutes trouées.J'ai failli pleurer mais très vite j'ai trouvé que finalement les trous ajoutaient quelque chose à ce que j'avais peint, que c'était franchement mieux comme ça. J'ai commencé à travailler avec les termites."

Mais j'en viens aux barques proprement dites. Il en est question presque à la fin du livre, dans un texte intitulé Le peintre et son chevalet :
"Souvent dans mes peintures, il y a des barques et là aussi, il y a une barque, l'artiste sort son chevalet, il l'a posé sur la mer, il peint. Au début des années 80, je peignais souvent une rue dans une ville, une rue qui s'en allait vers le fond, et un peintre en train de peindre. J'avais fait une série sur ce thème du peintre avec son chevalet. Aujourd'hui je m'aperçois que tout revient, la barque, l'orage, l'homme qui peint." (p. 247)


Dans une exposition à Madrid, en 2018, Barceló a représenté le drame des migrants en Méditerranée à travers plusieurs tableaux, mer écumeuse, barques chargées de fantômes : “Il est évident que c'est quelque chose qui me concerne beaucoup : un grand nombre des personnes qui meurent noyées en Méditerranée - et je suis de la Méditerranée - sont originaires du Mali, un pays où j'ai vécu de nombreuses années" (...) "J'ai toujours la sensation que ce sont des gens que je connais personnellement."

Ce n'est qu'en rédigeant cet article que j'ai pris connaissance de cette exposition de 2018, en revanche, le 10 avril encore, la bande dessinée de Baudoin et Lepage, Au pied des étoiles, me parlait aussi de barques. Lors du premier voyage au Chili, Edmond Baudoin laisse les autres découvrir l'île de Chiloé. Il reste seul, et ce jour à lui, pour lui tout seul, il le savoure puissamment : "La solitude m'est précieuse. Elle est ma liberté." Et que fait-il, une fois seul ? Pas de mystère, il dessine : "Je veux, avec la solitude, m'adapter à l'après, au temps où je ne serai plus. J'imagine que c'est ainsi pour beaucoup de vieux. / Je dessine ces barques et regarde un insecte inconnu montant sur ma chaussure. J'aimerais avoir sa tranquillité, faire comme lui, une besogne toute simple, grimper sur une chaussure sans savoir que c'est une chaussure."


Et, pour parfaire l'ensemble, le 11 avril cette fois, c'est encore dans L'invité du miroir de Atiq Rahimi que je retrouve mes barques :

Au milieu du lac,
arrivent trois barques de pêcheurs,
des lampes-tempêtes suspendues au bout de leurs cannes en tige de bambou (...)

A un endroit,
défini sans doute par les Divins,
les barques, dans un silence aquatique et végétal,
s'immobilisent
formant un triangle. (p. 22-23)

Je comptais écrire ce billet samedi matin, mais la veille mon ami Yvan me propose, pour les besoins d'un article dans La Bouinotte, d'aller avec lui à la découverte des marais de Bourges. Et c'est ainsi que je me suis retrouvé à la proue d'un canoë vert, à glisser sur les eaux de l'Yèvre puis sur des canaux de traverse, sinuant entre les parcelles privées où jardins, cabanes et pelouses recèlent parfois de petits bijoux d'art brut ou d'art modeste. Je dis canoë, car c'était le club de canoë-kayak de Bourges qui organise des virées sur l'onde et voulait se faire mieux connaître, mais le moyen de transport le plus fréquent ici, c'est la barque bien sûr, qu'on achète parfois en même temps que la parcelle.