mercredi 23 mars 2011

On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux

C'est un vers magnifique de Pierre Reverdy, dans Plupart du temps (1915). 1915, une date qui m'est chère, car c'est l'année de naissance de Simone. J'ai lu ce recueil de bout en bout l'année dernière (alors que le possédais depuis très longtemps, mais je n'avais guère fait que picorer quelques poèmes), et j'en avais extrait ce vers dans la petite anthologie que je bâtis petit à petit dans le carnet acheté dans l'une des synagogues de Prague.
Ce fut donc une belle surprise que de le retrouver à la médiathèque comme titre d'un roman de Robert Bober. Je n'avais jamais lu Robert Bober, mais son nom m'était pourtant comme familier. Et puis, en quatrième de couverture, je lus ceci : "C'est le mercredi 24 janvier 1962 que Jules et Jim, dans lequel Bernard Appelbaum avait fait de la figuration, sortit sur les écrans, et c'est le vendredi soir qu'avec sa mère, il est allé le voir au cinéma Vendôme, avenue de l'Opéra." 1962 : c'est l'année qui m'occupe dans le nouveau projet théâtral auquel je songe pour Cluis en 2012. Année où fut joué Les Misérables, dont il ne reste rien qu'une mention sur les programmes d'aujourd'hui. Toute la mémoire de ce spectacle a disparu, et je me suis en tête de la faire revivre, en recherchant dans les journaux de l'époque, en retrouvant les acteurs, le texte de l'adaptation, des photos peut-être. Travail encore à effectuer, en cette année de transition. Donc 1962, pour moi, c'était aussi important et symbolique que le vers de Reverdy. J'ai logiquement emporté le livre.
Que j'ai rapidement dévoré. Livre d'une belle et délicate sensibilité, brûlant d'une nostalgie et d'une tendresse inextinguibles pour un temps, un lieu et des êtres disparus. Le lieu, c'est Paris, où tout se noue et se dénoue, où viennent se réfugier les éclopés de l'Histoire, au nombre desquels les parents du narrateur, fuyant la Pologne ; Paris des bistrots, des chansons ; Paris d'Henri Calet (que m'a si bien fait connaître Fred Deux en me prêtant la quasi intégrale de ses livres), de Robert Giraud, de Jean-Paul Clébert (dont j'ai lu aussi l'an dernier le magnifique Paris insolite, que l'on a réédité voici peu).
Et dimanche soir, en même temps que je le lisais, je regardais Paris, le film de Cédric Klapisch.

Bande annonce de Paris Klapisch par Suchablog

Cette coïncidence ne me surprenait pas. Le livre de Bober lui-même est riche de coïncidences, comme en témoigne cette critique de Jean-Luc Douin dans Le Monde des Livres :
"C’est d’une écriture toute simple, sans la moindre afféterie stylistique, qu’il nous invite à naviguer dans un passé où, sans cesse, comme dans une symphonie d’échos et de coïncidences, Bernard Appelbaum (son double ?) découvre que se superposent des événements familiaux, des mythes historiques, des faits littéraires ou cinématographiques, et la coïncidence des destins d’hommes et de femmes qui ne se connaissaient pas… Tout le roman en flash-back de Robert Bober est découverte épicurienne, exhortation à savourer les petits bonheurs instantanés, à rendre grâce aux éblouissements évanouis, à « capter cette occasion qui passe », comme l’enseigna Jankélévitch."Robert Bober a agencé son livre comme un puzzle. Comme le cinéaste qu'il est par ailleurs, il a pratiqué un savant montage d'instants et de rencontres. Sabine Audrerie, dans La Croix, en septembre 2010, écrit qu'on "peut établir un parallèle entre son premier métier de couturier-tailleur dans les ateliers de confection après-guerre, où se sont retrouvé de nombreux juifs d'origine polonaise, et celui, actuel, d'écrivain. Sélectionner, découper, agencer, coudre, parfaire... l'approche est restée semblable pour le réalisateur, mû par le goût de montrer « les choses en train de se faire ». Ainsi le voyait-on, dans un film de 1999 consacré à l'affaire Dreyfus, agencer les pièces d'un puzzle dans lequel étaient représentés les protagonistes du procès ; ou dans un générique de Lire et relire, où il collait une à une les séquences filmées d'une vie en compagnie des livres.
Olivier Bailly, dans un bel article consacré à Bober (voir en particulier les vidéos d'entretien), ne dit pas autre chose : "Robert Bober est un architecte. Son art est celui de l'agencement, de l'assemblage, du collage. Les souvenirs nous reviennent par bribe et c'est par bribe que l'auteur se souvient. Des souvenirs où sont cousus finement le presque rien et le je ne sais quoi, le bon mot qui faisait jadis la réputation du petit peuple parisien - «un vieux qu'a les cheveux qui vont aux sports d'hiver» - se mêle à la grande Histoire (les manifestations de Charonne, notamment)."
Ceci résonne fortement avec le propos de l'autre livre que je lis en ce moment, L’œil de l'histoire 1, quand les images prennent position, de Georges Didi-Huberman. L'auteur y analyse la pratique du montage chez Brecht, allant jusqu'à la considérer comme un élément fondamental de sa poétique. Allons encore une fois jeter un oeil sur la quatrième de couverture, elle dit l'essentiel :
"Dans son Journal de travail comme dans son étrange atlas d'images intitulé ABC de la guerre, Brecht a découpé, collé, remonté et commenté un grand nombre de documents visuels ou de reportages photographiques ayant trait à la Seconde Guerre mondiale. On découvrira comment cette connaissance par les montages fait office d'alternative au savoir historique standard, révélant dans sa composition poétique - qui est aussi décomposition, tout montage étant d'abord le démontage d'une forme antérieure - un grand nombre de motifs inaperçus, de symptômes, de relations transversales aux événements. On découvrira ainsi, dans ces montages brechtiens, un lieu de croisement exemplaire de l'exigence historique, de l'engagement politique et de la dimension esthétique. 
On verra enfin comment Walter Benjamin - qui a été, en son temps, le meilleur commentateur de Brecht - déplace subtilement les prises de parti de son ami dramaturge pour nous enseigner comment les images peuvent se construire en prises de position."


Je songe maintenant à un autre Paris, celui de Hugo, un court volume que j'avais dû trouver dans un lot de brocante, un volume en mauvais papier, sans valeur, dépourvu d'ailleurs de couverture (on n'ira pas, là, chercher la quatrième). Il végéta longtemps dans quelque caisse, et Hugo, je dois l'avouer, je l'ai boudé longtemps, trop célèbre, trop officiel, trop prolifique, trop quoi... Et puis, venant à Paris en février avec la petite famille, j'avais choisi d'en faire mon viatique, et de fait, je le lus en deux parcours de Téoz, un bout de RER, et dans la file d'attente pour les attractions de Disneyland, pour finalement l'abandonner sur le fauteuil du wagon à l'arrivée à Châteauroux. Book-crossing inédit pour moi : quelqu'un en ferait peut-être son miel après moi.
Ce livre - qu'on peut retrouver sur Gallica - méritait bien sa lecture : il charrie autant de puissance visionnaire que d'aveuglement. Hugo évoque magnifiquement Paris, et il n'est jamais aussi bon que lorsqu'il en décrit dans le détail les horreurs de son histoire. Il est visionnaire quand il annonce l'Europe mais incroyablement naïf quand il croit démontrer que le progrès technologique amènera nécessairement la paix entre les hommes.
Il est tard. Je boucle ici sans conclure. Sur un autre poème de Reverdy trouvé sur une page Facebook à lui consacrée.
"Si la lumière s'éteint, tu restes seul devant la nuit. Et ce sont tes yeux ouverts qui t'éclairent." (Pierre Reverdy, La balle au bond, 1928)
                                                                              Modigliani, Pierre Reverdy (1915)