dimanche 8 avril 2012

Ruisseau méandreux

Jour difficile. Jour de peine, d'incompréhension, de chagrin.
J'en termine avec le blog de Paul Cox, son Jeu de construction, qu'il a tenu à l'occasion d'une exposition à Beaubourg en 2005. Dans la dernière page archivée, à l'article 75, Le vide et le plein, il présente des fragiles constructions qui encombrent, dit-il, son bureau, comme celle-ci

"dont l'empilement serpentin me ramène aux ruisseaux méandreux d'hier ou d'avant-hier(...)"

Ruisseaux méandreux... je m'arrête sur cette expression, c'est exactement celle que j'ai utilisée cet après-midi dans l'écriture d'une lettre à un ami. Nous correspondons depuis longtemps, mais je ne lui avais pas donné de réponse depuis de longues semaines. Je lui écrivais donc qu'après la pièce que nous avions jouée en mars, la vie avait, comme on dit, repris son cours, mais pas un cours de long fleuve tranquille, non, plutôt celui d'un ruisseau capricieux, méandreux, à l'étiage variable et aux berges traîtresses. Je m'étais même interrogé sur la validité de cet adjectif méandreux. Etait-il français ? Peut-être pas, je ne vérifiai pas, je m'en fichais.

Et puis je le retrouve chez Paul Cox, associé au même nom, ruisseau. Voici par ailleurs l'image de ruisseau qu'il avait inséré dans un article antérieur (73 - Positif-négatif) :

Il écrivait ceci : "La dernière promenade avant de repartir m'offre le joli spectacle de ce ruisseau qui me semble être le reflet exact de ma pensée à ce stade de mes projets, hésitant, s'emballant pour une idée, puis pour une autre en tous points opposée. J'y retrouve une nouvelle fois mon cher contraste positif-négatif observé tant de fois dans les peintures chinoises. J'ai l'espoir que ces va-et-vient de l'imagination me conduiront à une heureuse synthèse."

Bel effet de hasard objectif, une fois encore, avant de quitter ce blog. Qui me donne comme une note d'espoir en ce temps déprimant.



Du coup, je m'amuse à rechercher "ruisseau méandreux" sur Google. Les cinq premières réponses pointent toutes vers un extrait de Désiré Nisard :


Ce Désiré Nisard (1806-1888), politicien et écrivain bien oublié, a fait un retour récent en littérature grâce à Eric Chevillard. A vrai dire, il doit se retourner dans sa tombe, car le gaillard ne l'a pas épargné. Le titre du livre, publié en 2006, est sans ambiguïté : Démolir Nisard.
"Pour se connaître enfin soi-même, il n'est pas de meilleur moyen que de connaître bien son ennemi. Ordinairement, celui-ci ne fait pas mystère de sa personne : on ne voit et on n'entend que lui partout. Mais le narrateur de ce livre va devoir s'employer à débusquer le sien, mort en 1888 et oublié presque aussitôt. Désiré Nisard, critique littéraire académique et compassé, sermonneur versatile, n'en a pour autant pas fini de nuire. Il a pesé de tout son poids sur la trame légère des jours comptés à l'humanité. Il a contribué au malheur de celle-ci, aujourd'hui encore accru par les fatales conséquences de ses moindres opinions et petits gestes mesquins. Tout cela appelle une juste vengeance. Désiré Nisard doit disparaître. L'idéal serait qu'il n'ait jamais vécu. La plus infime trace de son existence sera effacée. Ce livre entend lui régler son compte une bonne fois."

Il faut dire que ce Nisard en tenait pour la décadence des belles lettres, et il qualifiait les livres de Victor Hugo et de Dumas de "littérature facile" et de « débauches d’imaginations en délire, indignes d’occuper les esprits sérieux ». Polémiste ayant rejoint les rangs du pouvoir établi, carriériste sans égal, il devint inspecteur général et professeur d'éloquence française à la faculté de Paris. C'est là qu'il exposa sa théorie des deux morales "qui resta attachée à son nom. Il distingua la morale ordinaire, qui régit les actions des simples particuliers, et celle, plus large, applicable seulement aux princes, qui peuvent violer leurs serments, emprunter des millions sans les rendre, etc. Le chahut qui s’ensuivit trouva sa conclusion en correctionnelle, où plusieurs étudiants furent condamnés à de la prison, transformant une explosion de potaches en événement politique, et popularisant son sobriquet d'« homme à deux morales »."
Une théorie qui doit sans doute encore inspirer certains de nos dirigeants.

Finalement, nous revoilà plongé dans ce contraste positif-négatif cher à l'artiste. Le ruisseau méandreux rassemble et oppose tout à la fois l'homme admirable et stimulant, Paul Cox, et le littérateur abhorré, Désiré Nisard.

dimanche 1 avril 2012

Sables

La poésie d'Antoine Emaz n'est pas riante, elle est chargée d'une tension parfois extrême, elle va forer les émotions, souffle coupé, heurté. Le vers est court, ou bien cela se distord en brefs paragraphes. Lecture lente, on doit toujours lire la poésie lentement - et ce mot même lentement ne cesse d'y affleurer -, mais avec Emaz, c'est encore plus vrai, chaque mot pèse son poids, chaque mot est la résultante d'un effort, effort souvent vain, voué au rien, dissipé en pure perte, et dont l'image est parfois le sable, la matière sans assise où la langue mouvante elle-même se disperse :

Hors de portée, dedans, les sables que les mots croient fixer, où ils se perdent. Ce mouvement bruissant de dunes, musique seule et sans fin sinon finir soi, devenir matière sans bruit, sable ou souffle dans le vent d'une langue. (Poème autour d'un visage, III, p.97)
(...)
s'ouvre vaste devant
un paysage à vide
avec de longs murs bas
des tas de sable
jusqu'à plus voir

***
une sorte de fin

visages muets du même

longs murs longtemps
et le sable

pas plus
(...)
(Fini, p. 116)
La vie est envisagée telle une physique du tas de sable, un effondrement inéluctable, un éboulement régulier, une fuite ralentie mais que rien ne peut retenir.

on va dans le temps lent
dans le tassement d'un jour
fixé journée achevée
sur le tard
 (...)
au ras des yeux
le sable
et plus haut
l'eau

(...)

on voit le poème fondre
et demeurer dehors
le tas de choses
et nous
en tas
presque
parmi les choses

(Calme, cinq fois, II, p. 118-121)

La figure du sable, je l'ai retrouvé ces jours-ci dans l'essai d'Aldo Leopold, Almanach d'un comté des sables, que j'ai découvert grâce au numéro des Cahiers philosophiques consacré aux naturalismes, et considéré comme un des textes fondateurs de l'écologie. Publié à titre posthume en 1949, il porte l'idée alors très nouvelle de la terre comme communauté à laquelle l'homme appartient. La première partie de l'ouvrage "raconte, écrit Léopold, ce que ma famille observe et fabrique dans le coin où elle se réfugie, le week-end, à l'abri de trop de modernité : c'est la "cabane". Dans cette ferme de la région des sables du Wisconsin, épuisée, puis abandonnée par notre société du "toujours-plus-toujours-mieux-", nous essayons de reconstruire à coups de pelle et de cognée ce que nous perdons ailleurs."
C'est un texte magnifique qui se donne ainsi à lire au fil des mois et des saisons, que je lis ainsi, lentement, à raison d'un mois chaque soir, au mieux, venant de goûter récemment les crues de printemps, en avril, qui parfois isolaient la ferme du reste du monde :

        Il y a des genres et des degrés de solitude. Une île au milieu d'un lac, c'est un genre de solitude ; mais les lacs ont des bateaux, et on peut toujours espérer une visite. Une cime perdue dans les nuages, c'est un autre genre de solitude ; mais la plupart des cimes ont des sentiers, et les sentiers ont des touristes. Je ne connais pas de solitude plus sûre que celle gardée par une crue de printemps ; les oies non plus d'ailleurs, et elles ont vu bien plus de genres et de degrés de solitude que moi.
       Assis sur notre colline à côté d'une pasque nouvellement éclose, nous regardons passer les oies. Je vois notre route qui s'enfonce doucement dans l'eau et je conclus (avec une jubilation intérieure mais un détachement de façade) que la circulation, dans un sens ou dans un autre, reste, pour aujourd'hui en tout cas, un sujet de discussion réservé aux carpes. (p. 46)

Le sable était encore présent sur Le Flotoir de Florence Trocmé, que je suis avec grand plaisir depuis quelque temps. Chaque article, composé essentiellement de notes de lecture, s'ouvre sur un paragraphe consacré au ciel du jour et se ferme sur un autre de facture plus strictement poétique, mots jetés en pluie, qui donnaient donc ceci à la date du 30 mars 2012 :

sable, sa fluence
sable grains de sable, est-ce sable en veines, fourmillement, délitement d’os et de temps à pas lents, sûrs – sable, sa fluence et ses demeures, sabliers : lent effondrement du temps sur lui-même, avaloir du est en fut


Il ne me reste plus qu'à conclure moi-même sur ce poème, le premier poème d'Alluvions (le recueil inédit), dont la photocopie ouvrait ce blog même :



Sable aquitain, 2011.