dimanche 7 octobre 2012

Immenses sont les trésors de l'oubli

J'ai bien sûr acheté le livre de Christian Garcin, Borges, de loin, et dévoré les premiers chapitres. Puis je fis une pause pour, d'une part, relire comme je l'ai dit l'autre jour le premier chapitre des Anneaux de Saturne de Sebald, et d'autre part découvrir le court récit de Jean-Paul Goux, Le Séjour à Chenecé ou Les Quartiers d'hiver (3), Actes Sud, 2012. Je l'avais emprunté à la médiathèque une semaine auparavant et c'était la première fois que je lisais cet auteur, que j'avais vu souvent cité, en particulier dans les Carnets de Pierre Bergounioux.

Première surprise : je ne l'avais pas relevé en le choisissant, mais les citations en exergue du livre étaient l'une de Stifter, l'autre de Sebald :

Mais quand tout sera blanc, comment les écureuils feront-ils pour savoir où ils ont caché leurs provisions ? Oui, comment les écureuils le savent-ils, et que savons-nous au juste, et comment faisons-nous pour nous souvenir, et que de choses ne déterrons-nous pas en définitive ?
Ce passage consonne étrangement avec ce passage de Browne, prétendument traduit par Borges, et qui ne figurerait pas, selon Javier Marias, dans l'original anglais :

Immenses sont les trésors de l'oubli, et innombrables sont les masses de choses dans un état proche de la nullité ; il y a plus de faits ensevelis sous le silence que de faits constatés, et les volumes les plus copieux ne sont que les épitomés de ce qui s'est passé. La chronique du temps commença avec la nuit et l'obscurité la sert encore ; certains faits ne connaissent jamais la lumière ; nombreux sont ceux qui ont été dévoilés ; beaucoup plus nombreux ceux qui ont été dévorés par l'obscurité et les cavernes de l'oubli. Combien de faits sont restés dans le néant, et ne seront jamais révélés, de ces temps reculés où les hommes se rappelaient à peine leur propre jeunesse et ressemblaient plus à des antiquités qu'à des hommes de l'Antiquité, quand ils étaient plus éternels de leur vivant que maintenant dans nos mémoires.
 Mais entrons maintenant dans le récit, dont le narrateur se présente dès l'incipit :

Je suis Alexis Chauvel, pauvre d'esprit, comme ils disent, depuis plus de quarante ans gardien de l'Epine, comme nous disions, gardien de Chenecé ou gardien de l'Abbaye, comme je préfère dire, comme je me le dis à moi-même, puisque ici nous sommes dans l'ancienne abbaye de Chenecé, maisons de Prémontrés, achetée en grande partie ruinée par notre ancêtre Chéronnet à la liquidation des biens nationaux et depuis lors appelée l'Epine sous prétexte, selon ce qu'ils disent, qu'elle est posée sur une sorte d'île en forme de fuseau, aux falaises coupées net, comme surgie d'un bloc à vingt mètres au-dessus des vagues moutonnantes des prés et des bois. (p. 9)
Ce manuscrit que nous lisons a été déposée par le narrateur dans un tiroir de la sacristie de Chenecé, mais il préfère dire l'armoire, pièce quasi secrète où, dès l'enfance, il aimait à se retirer pour échapper à l'agitation de la famille envahissant les lieux à chaque période de vacances. Pour qualifier ce qu'il faisait dans ce lieu clos, oublié des autres, il avait forgé deux termes, armoirer et nébuler, dont le second avait peu à peu absorbé les acceptions du premier : "On pourrait dire qu'armoirer et nébuler c'était ne rien faire, ne penser à rien, dans un espace et dans un temps où il n'arrivait rien, je crois tout au contraire que j'y faisais l'épreuve du temps puisque précisément rien n'arrivait mais qu'il advenait cependant quelque chose, un état, une manière d'être qui s'installait, s'imposait, une profonde passivité à laquelle il m'était impossible de ne pas accoler le mot d'heureuse, une envahissante passivité heureuse. Mais nébuler pouvait aussi désigner des activités propres à l'armoire et beaucoup plus concrètes. Ainsi par exemple quand, assis le dos contre la trappe, je m'intéressais au spectacle changeant du ciel encadré par la fenêtre du clos (...)." (p. 18)


Dans une chronique du livre intitulé Eloge de l'attente, Aliette Armel met en évidence la proximité de Jean-Paul Goux avec Julien Gracq, écrivain à qui il a consacré d'ailleurs plusieurs études :

Tout livre de Jean-Paul Goux est une construction puissante : de « hauts lieux » imaginaires et évocateurs qui se retrouvent de livre en livre (comme cette abbaye, l’Epine, propriété de la famille Chéronnet, où se déroulait déjà une partie des Hautes Falaises), d’une syntaxe qui architecture la phrase, de thèmes touchant aux extrêmes, magnifiant l’attente, explorant le vide, interrogeant la possibilité de l’homme de « trouver », d’intervenir dans l’histoire et dans l’Histoire.

Cet œuvre résonne profondément d’un autre, celui de l’aîné que Jean-Paul Goux n’a jamais cessé de reconnaître comme l’écrivain fondamental : Julien Gracq. La lecture de l’un me ramène toujours à celle de l’autre. En fermant Le Séjour à Chenecé, j’ai repris Le Rivage des Syrtes en ayant l’impression de remonter le même fil philogénétique(1).J’ai parcouru la route d’Orsenna à Sagra comme celle du village de Roncenay à l’Abbaye, je suis entrée dans la chambre des Cartes comme dans l’armoire de Chenecé, j’ai expérimenté l’attente et l’approche du chaos final comme un risque pour tout homme et aussi pour toute civilisation, mais qui permet peut-être d’accéder à un autre état :

« Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres : rejoindre l’univers minéral, c’est accéder à l’éternel » (Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes).
L'expérience du vide d'Alexis Chauvel résonne aussi profondément avec celle que Sebald inaugure également dès l'incipit  de ses ouvrages, comme le montre bien le rédacteur de Norwich. (A suivre)



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