dimanche 14 octobre 2012

Les fantômes vinrent à sa rencontre

J'ai rendu Séjour de Chenecé à la médiathèque, et emporté à la place les deux seuls romans de Jean-Paul Goux qui dormaient dans les rayonnages. Mais auparavant, je suis allé faire une petite visite comme toujours dans le rayon de la bande dessinée, et j'ai emprunté deux albums, le tome 2 de Quai d'Orsay, les Chroniques diplomatiques de Christophe Blain et Abel Lanzac et Aller-retour de Frédéric Bézian, dessinateur dont j'aime beaucoup le graphisme.

Revenu à la maison, c'est par le Bézian que j'ai commencé. Une sorte de faux polar, trois pages en couleur, puis du gris, du gris, et encore du gris (en trames fines), pour finir sur trois pages à nouveau en couleur. Basile Far, un soi-disant détective pour une compagnie d'assurances, enquêtant sur une disparition dans un petit village bâti en cercles concentriques autour de son église. Aller-retour en train, aller-retour dans le passé, entre l'aujourd'hui et la France de De Gaulle, chronique mélancolique, très modianesque pour le coup, énigmatique donc, avec une voix off omniprésente qui, à l'arrivée nocturne et solitaire dans la gare du village, invoque par de discrets guillemets le souvenir du Nosferatu de Murnau :


Bézian adapte en effet le célèbre carton qui a place dans le film à l'arrivée de Hutter (le Jonathan Harker du roman) sur les terres du comte Orlock (Dracula) : Dès que Hutter eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre , en allemand « Kaum hatte Hutter die Brücke überschritten, da ergriffen ihn die unheimlichen Gesichte ».


Quelques heures plus tard, je me rends à l'Apollo pour voir le dernier film d'Alain Resnais, Vous n'avez encore rien vu. Je ne savais rien de l'histoire, construite autour de la disparition d'un dramaturge, Antoine d'Anthac, dans lequel il faut reconnaître la figure de Jean Anouilh (la plupart des réserves faites sur le film dans les critiques lues ensuite portent précisément sur ce choix). Convoqués par son majordome, une poignée d'acteurs et d'actrices très connus, jouant leur propre rôle (Azéma, Arditi, Piccoli, entre autres) se retrouvent dans l'immense maison de leur ami, à vrai dire peu chaleureuse et même glaciale, conviés à visionner la captation cinématographique de l'une des pièces de l'auteur, Eurydice, jouée par une jeune compagnie, La Colombe. Ils se prennent au jeu, reprennent les répliques, puis se retrouvent carrément à rejouer la pièce dans de nouveaux décors. Pas de réalisme là-dedans, bien entendu, comme toujours chez Resnais. Je dois avouer que je ne partage pas l'unanimité des critiques et que je suis resté quelque peu perplexe devant ce film (léger sentiment de saturation aussi devant une énième confrontation Azéma-Arditi). En tout cas, le mot-clé semble être mise en abyme :


Sabine Azéma et Pierre Arditi, complices fidèles d'Alain Resnais, jouent « Eurydice » dans une mise en abyme vertigineuse et ludique où Alain Resnais évoque les fantômes du souvenir, l'héritage et l'amour du jeu. (Sophie Avon, Sud-Ouest)
A 89 ans, Alain Resnais signe un malicieux «Vous n’avez encore rien vu». Cette formidable mise en abyme de l’«Eurydice» de Jean Anouilh réconcilie cinéma et théâtre en les transcendant. (Norbert Creutz, Le Temps)
Intimement mêlées, les deux pièces d’Anouilh ici utilisées (Eurydice et Cher Antoine ou l’Amour raté) servent essentiellement de support à une brillante mise en abyme où des personnages s’observent, se poursuivent, se perdent et se retrouvent avant de se perdre à nouveau et pour jamais dans un récit en forme d’obsédant jeu de miroirs où l’on ne parvient jamais à distinguer le vrai du faux. Car Resnais complique l’affaire avec délectation en précipitant son spectateur dans une situation de dormeur éveillé « gouverné tout entier dans son imagination par des impressions matérielles contre lesquelles, privé qu’il est de mouvement et de contrôle, il se trouve sans défense ».
(le club des cinéphiles incorrigibles)
La citation de ce dernier blogueur  est de Julien Gracq (Les yeux bien ouverts », in Préférences, Œuvres complètes, Gallimard, 1989, p.843.) Gracq qui, soit dit en passant, était un fervent amateur de Nosferatu, au point d'écrire une préface pour un livre qui lui était consacré. Je précise ça parce que le célèbre carton décalqué par Bézian, je l'ai retrouvé dans le film de Resnais, à peine modifié là aussi, à l'arrivée des amis d'Antoine d'Anthac :
"Quand ils eurent passé le pont, les fantômes vinrent à eux… ».



Deux fois à quelques heures d'intervalle, dans deux œuvres différentes, la coïncidence était fameuse. L'attracteur étrange s'en donnait à cœur joie. Mais je n'étais pas au bout de mes surprises. Le générique de fin allait m'en procurer une nouvelle, à moi aussi vint un fantôme. (A suivre)

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