mercredi 17 octobre 2012

Porte Océane

Les Hautes Falaises de Jean-Paul Goux est le deuxième volet de la série Les Quartiers d'hiver, précédant le Séjour à Chenecé. J'effectue donc une lecture à rebours, qui ne me semble pas poser de difficultés, car les personnages sont distincts, l'unité étant plutôt donnée par les lieux, et en première instance par l’Épine, cette ancienne abbaye qui est dans cet opus la place du rendez-vous final, des retrouvailles quarante ans plus tard entre Bastien et Simon, dont l'amitié fut brutalement interrompue à la fin des années lycée.

Amitié qui prit naissance au Havre, dont le nom n'est pas donné mais qu'il est aisé de reconnaître : "Mon père était comme Chéronnet dans l'équipe de Perret qui continuait à reconstruire la ville en grande partie bombardée par les Alliés à la fin de la guerre."(p. 15)
Le petit Simon, huit ans, se remémore l'itinéraire qui le conduisait de la maison au collège :
"On regarde vers la gauche, du côté de la mer qu'on ne peut pas voir mais qui est là, au bout de la logue avenue rectiligne, juste derrière les deux tours en vis-à-vis dressées de part et d'autre de l'avenue, qui forment ainsi une Porte qu'on nomme Océane. On a tourné la tête vers la gauche quand le feu est passé au rouge, le vent a vidé l'avenue qu'il occupe seul, la double ligne des réverbères creuse un tunnel de lumière jusqu'à la Porte fermée sur le ciel lisse et noir, puis on a tourné la tête de l'autre côté où la longue avenue toute droite vient buter contre la Gare à peine distincte sous le ciel qui s'éclaircit, ni gris ni bleu, léger et pâle comme le matin qui commence là-bas." (p. 16)

La Porte Océane
La Porte Océane, la Gare, où les avais-je vus récemment ? Je ne suis jamais allé au Havre, et personne de mon entourage ne m'en a jamais parlé. Cela venait d'une lecture, bien sûr. Et l'évidence vint : c'était dans le Modiano, Du plus loin de l'oubli.

"Je ne voulais pas tout de suite revenir quai de la Tournelle. J'ai monté les escaliers de la gare et j'ai débouché dans la salle des Pas Perdus. Beaucoup de gens se dirigeaient encore vers les quais des trains de banlieues. Je me suis assis sur un banc, la valise entre les jambes. J'avais peu à peu l'impression d'être moi aussi un voyageur ou un permissionnaire. La gare Saint-Lazare m'offrait un champ de fuite plus étendu que la banlieue et que la Normandie vers lesquelles partaient les trains. Prendre un ticket pour Le Havre, la ville de Cartaud. Et au Havre, disparaître n'importe où, dans le vaste monde, par la porte Océane..."(p. 69)
 *

A propos de disparition, plus prosaïquement, j'ai retrouvé les lunettes. Elles n'étaient pas à la médiathèque, mais bien à la maison, dans les toilettes, où je les avais remises dans l'étui après avoir lu quelques pages du Tigre. Saleté de Tigre. Avec ses petits caractères, pas moyen de lire ça sans lorgnons. Je me suis traité d'imbécile et de crétin, mais j'ai retrouvé la pêche et je me suis senti si en accord avec le monde que j'ai même visionné la fin du match des Bleus contre l'Espagne. Et le miracle a perduré puisque ces idiots-là ont égalisé à la dernière seconde.
J'ai ensuite, a contrario de ce que j'avais donc annoncé, entamé la lecture du petit Zoé de Nicolas Bouvier, et cela m'a amusé - parfois il m'en faut peu-, de retrouver mention du tigre dans le premier texte intitulé "Souvenirs, souvenirs".
"Il faut aussi parfois beaucoup de temps pour que le vin se fasse dans la tonne et il se peut qu'on sollicite cette mémoire, vingt ans ou plus après ce qu'on a vécu. Lorsque, l'âge venant, elle flanche ou se mite (au Québec, on dirait qu'elle se morpionne), on la fait travailler comme un dompteur qui tire encore quelques cabrioles d'un tigre moribond."
J'aime beaucoup la comparaison. Mais aussi, un peu plus loin, à l'évocation des aspects qu'il nomme positif ou négatif de l'enfance : "Chaque âge a d'ailleurs sa forme de sottise mais, malgré la leur, les enfants ne tardent pas à percer celle des adultes. Cependant ce bourdon perçant et incessant, cette manie masochiste d'aller chercher le châtiment aussi loin qu'il se trouve rend parfois la compagnie des enfants détestable : on fouille des yeux - comme le suggère Henri Michaux - l'horizon, en quête d'un tigre qui pourrait "vous arranger ça" ne fut-ce qu'un après-midi."

Je me suis demandé à quelle œuvre de Michaux Nicolas Bouvier faisait allusion. J'ai pensé que c'était dans Poteaux d'angle. Je n'y ai pas trouvé l'horizon, mais deux passages où le mot tigre est employé, dont celui-ci :

« Seigneur tigre, c'est un coup de trompette en tout son être quand il aperçoit la proie, c’est un sport, une chasse, une aventure, une escalade, un destin, une libération, un feu, une lumière. Cravaché par la faim, il saute. Qui ose comparer ses secondes à celles-là ? Qui en toute sa vie eut seulement 10 secondes tigre ? »
Il existe d'ailleurs, je viens incidemment de le découvrir, un blog qui porte ce nom Dix secondes tigre, et qui déroule une iconographie intéressante.

Aucun commentaire: