mardi 2 juillet 2013

Je déteste la marche

Les jours passent, l'été s'installe, enfin, avec la grande douceur des terrasses. Le fil de mes pensées se fait volatil et j'hésite à le retenir. Un air d'aquabonisme flotte en moi et dissout ma volonté. Les objets fractals se fractalisent jusqu'à la pulvérulence, les lignes lues se brouillent : pourquoi continuer ?
Imprudemment, j'avais annoncé que je reviendrai sur Jean-Paul Kauffmann, les Kerguelen.
Et puis voilà, comme souvent, comme un épagneul fou j'ai suivi d'autres pistes. J'ai arpenté la Chine avec Fabienne Verdier, passagère du silence, erré au Japon avec Michaël Ferrier, dans le cauchemar de Fukushima, vagabondé quelque part dans l'inachevé avec Vladimir Jankélévitch et même crapahuté avec le regretté Fred dans les brumes du train où vont les choses.

Bref, je me suis dispersé, comme souvent, et j'ai perdu de vue les Kerguelen, les fameuses îles de la Désolation. Quel mal y aurait-il à s'y résigner ? Quel inconvénient à n'y plus retourner ? Qui m'en tiendrait rigueur ? Personne assurément, tout le monde ou presque se fout bien des Kerguelen.
Autant dire que voilà une bonne raison. L'inactualité même du lieu, l'absence de nécessité où il se tient me poussent dans le dos comme une brise favorable. J'espère que la NSA qui espionne le monde entier lira ce billet, qu'un de ses agents y perdra délicieusement son précieux temps. J'écris pour dérouter ce monde. Littéralement, le faire sortir de la route, de son parcours prévisible, de la ligne droite des dépêches et des buzz.
C'est juste un écart minuscule, un petit pas de côté, une broutille, une pichenette, mais on peut toujours espérer un effet papillon, machaon, citron. Bon, allez, commençons.

Page 63, Kauffmann avoue : "Je déteste la marche. Mes amis pensent que j'aime la nature parce que je possède une maison au milieu de la forêt landaise. Je passe à leurs yeux pour une sorte de François d'Assise interpellant les fleurs et les oiseaux. Je me garde bien de les contredire. Ils m'imaginent en promeneur solitaire errant sur les chemins forestiers alors que je ne bouge jamais de chez moi. Une vie d'homme ne saurait suffire à explorer l'arepnt que je possède."
Or, c'est le même homme qui, vingt ans plus tard, remonte à pied la Marne de la confluence avec la Seine jusqu'à la source. Plus de cinq cents kilomètres.
Comme quoi un homme, hein, ça change.
Ceci dit, sur les Kerguelen, il a déjà beaucoup marché. Des six heures de rang, à travers une nature rugueuse, sur la pierre qui roule, le sol de tourbe, dans le grand vent indocile. Il ne devait pas la détester tant que ça, cette marche.
A l'écart du monde, les Kerguelen signent aussi la naissance d'un monde, on y dirait la genèse à l’œuvre. Au terme d'une éprouvante ascension, c'est la création qui se laisse contempler :
"Au sommet apparaît l'entrée du val Travers infiltrée par des dizaines de rivières minces et sinueuses comme les veines d'un être vivant dessiné à l'écorché. Le flux de l'eau limoneuse a formé d'innombrables deltas. L'élasticité de l'élément boueux m'intrigue. Une pâte se lève, une terre commence à respirer, travaillant lentement dans la gangue, en tension avec le monde inerte qui l'entoure. Je viens de surprendre un mystère. Cette scène d'une création en mouvement ne m'est pas destinée. Mon regard en viole le sacré. Ai-je surpris l’œuvre du Créateur ? "L'homme ne saurait voir Dieu et vivre" (Exode). Je n'ai pas vu Dieu. Tout au plus ai-je entrevu sa présence ; à moins que je n'ai été victime d'une illusion : une fois le sommet atteint, une euphorie miraculeuse récompense la fatigue de l'ascension."
Dans la description de ce paysage saisi comme une apparition, l'émergence d'une vitalité, je ne peux m'empêcher de voir les arborescences et les reliefs obtenus avec les calculs de la géométrie fractale.



B. Mandelbrot dans « Les Objets Fractals » de 1975, présente plusieurs figures de relief montagneux produits à partir de fractales. La ressemblance avec les montagnes réelles est étonnante, et c’est encore le caractère universel de la dimension fractale qui va permettre de modéliser d’une façon nouvelle le relief montagneux. 
En fait, la modélisation fractale d’un relief montagneux va reprendre les mêmes explications développées pour la modélisation d’une côte rocheuse, à la différence que la dimension fractale sera située entre 2 et 3. En effet, un relief montagneux est représenté par un polygone ( dimension 2) très compliqué qui peut tendre à remplir complètement l’espace (dimension 3). La notion de complexité donnée par le nombre D reste la même que pour les côtes rocheuses. Mandelbrot montre que la valeur de D est en fait comprise entre 2,1 et 2,5 pour modéliser l’ensemble des montagnes que l’on peut trouver sur terre, selon leur complexité et leur relief. La modélisation du relief montagneux est à associer au mouvement brownien fractionnaire qui correspond au trajet aléatoire d’un objet en fonction du temps. Un relief montagneux correspond donc à un objet fractal aléatoire déterminé par les mêmes paramètres de l’érosion décrits auparavant, où la tectonique des plaques joue un rôle important. C’est l’ensemble des processus aléatoires de l’érosion qui donne le caractère fractal, c’est à dire sa complexité dans le détail, à un relief montagneux.



Film PSTE - Montagnes fractales par Mr-Pringles
La modélisation fractale du relief montagneux a trouvé une application très efficace dans le modélisme artistique et cinématographique d’un paysage montagneux, cette technique est très utilisée pour la conception de paysages artificiels dans les films, dessins animés et jeux vidéos. (in Les formes fractales dans la nature)

Ah oui, c'est un peu ardu, tout ça. Mais j'aime la poésie de ces rudes mathématiques dont, à défaut de les comprendre tout à fait, on peut néanmoins entrevoir la beauté. A suivre, comme on dit, comme nous suivions, enfants, le ruisseau méandreux jusqu'à sa source obscure au fond d'un pré gadouilleux.