jeudi 12 septembre 2013

Le retour du Nomade

A nouveau à temps plein sur le poste d'animateur informatique, j'ai pu reprendre mes pérégrinations à travers la campagne, par exemple aujourd'hui j'ai retrouvé avec bonheur les berges de la Creuse à Argenton. Un casse-croûte et un journal acheté en passant à la Maison de la Presse, c'est trois quarts d'heure de vraie détente. J'ai bien pensé un moment reprendre ma chronique du Nomade pédagogique que j'ai tenu un an sur un autre site, mais j'ai déjà la contrainte de la fiction brève sur l'année 1913, point trop n'en faut, il faut ménager la bête.

Les camarades canards sont toujours là. J'ai bien aimé celui-ci : pendant que ses petits copains fouillaient dans la vase pour becter, il demeurait impassible, le col bien droit, sans doute un canard philosophe observant les hommes observant les canards.
Sur le déversoir, un pêcheur, profitant des basses eaux de ce mois de septembre, avait installé ses gaules, et ses deux gros chiens somnolaient l'un contre l'autre sur ce petit espace sec entre les eaux.


En général, cette petite pause se termine par un petit café chez Aline, le bar au bout de la Rue Grande, un endroit rare dont je reparlerai quelque jour. C'est en chemin que je la vis, non pas Aline, mais elle, la randonneuse, le pèlerin de Saint-Jacques que j'avais rencontré hier, en faisant mon footing dans la forêt. C'était juste avant Notre-Dame du Chêne, elle m'arrêta pour me demander la route de Velles, me montrant son guide et sa carte. Je la remis donc dans le bon sens car au lieu d'aller à Velles, elle remontait droit au nord vers Châteauroux. Elle était étrangère manifestement, elle portait au cou une petite médaille avec la coquille Saint-Jacques.
Et voilà, c'était encore elle, à Argenton, je la reconnus, et j'engageai la conversation. C'était si improbable de se retrouver tous les deux, un jour plus tard ; il eût suffi que je m'attarde encore quelques minutes au bord de la Creuse pour que cette rencontre n'eut pas lieu. Elle allait maintenant vers Gargilesse et je lui indiquai une nouvelle fois la route à prendre. Alors qu'elle s'éloignait, je pensai tout à coup que j'aurai pu lui demander son nom, sa nationalité, et puis la photographier, j'avais mon appareil dans la poche, mais je n'ai pas eu le cœur de la rattraper, et j'ai pris cette photo d'elle disparaissant dans la rue.


Ce qui rend cette coïncidence si troublante, c'est le lieu même de la rencontre, au coin de la rue de l'Abreuvoir et de la rue d'Orjon. Car, à cet endroit précis, se trouve une montjoie, dont j'ai d'ailleurs déjà parlé dans une chronique du Nomade le 25 mars 2011 :

"Sur l'itinéraire qui mène à Argenton sur les rives de la Creuse, à l'angle de la rue de l'Abreuvoir et la rue d'Orjon, on peut voir une belle montjoie. Surmontée d'une coquille Saint-Jacques, elle devait indiquer le chemin du pèlerinage vers Compostelle, Argenton étant l'une des étapes de la via Lemovicensis, celle qui venait de Vézelay et traversait le Limousin."


L'attracteur étrange s'était-il réveillé ? Que voulait donc me signifier cette rencontre que je ne pouvais interpréter que comme un signe ? Fallait-il moi aussi me mettre en route ? Pour quelle destination ? Quel pèlerinage ?
Pour parfaire la constellation symbolique, il y eut ce même jour le poème de Cécile Reims, lors de la visite guidée de l'exposition de la médiathèque, Eloge de la caresse, par l'artiste elle-même, Elisabeth Raphaël.


Or, dans la chronique du 25 mars 2011, l'extrait littéraire choisi (il y avait chaque jour un extrait différent) était de Fred Deux, le mari de Cécile Reims :

Quatre dessins remuent en moi et me poussent aux extrêmes :
abandonner le crayon et regarder les nuages.
En cette période de l'année, les nuages sont gros, ventrus, laids.
Ils n'entraînent aucun désir et sont sans question.
Je pourrais sortir la chienne, mais je suis rongé de douleurs et le courage
qui m'a si souvent poussé à reprendre le crayon m'a quitté et me laisse seul dans l'atelier vide où j'entends les vaches aller à l'abattoir.
 
                       Fred Deux, Fred Deux au XXIème siècle, Alain Margaron éditeur, 2010 p.10.

jeudi 5 septembre 2013

Hélène Berr

Dans la cueillette d'Angles, il y avait aussi le Journal d' Hélène Berr, écrit entre le 7 avril 1942 et le 15 février 1944, préfacé par Patrick Modiano. Hélène Berr, arrêtée avec ses parents le 7 mars 1944, déportée à Auschwitz, transférée à Bergen-Belsen en janvier 1945, où elle succombe, à 24 ans, quelques jours avant la libération du camp par les Alliés.

Sur ce Journal, tragique, poignant, on pourra lire l'article de Véronique Chemla, qui dit l'essentiel.
Il y eut donc des hommes à l'âme assez misérable pour envoyer à la mort cette jeune femme ; ce doux et beau visage, on a voulu le renvoyer au néant.
Je songe à Oradour-sur-Glane, dont on parle en ce moment parce que pour la première fois s'y est rendu le président allemand, Oradour aux syllabes aussi si douces, où d'autres innocents furent martyrisés par des brutes qui se voulaient d'une race supérieure et qui n'étaient que l'immonde lie de l'humanité.
Je songe qu'avec Didou, à dix-sept ans, lors d'un périple à vélo, nous passâmes près d'Oradour, mais nous nous arrêtâmes aux portes, et je me demande encore pourquoi nous ne les avons pas franchies.
Et je ne suis jamais retourné à Oradour. Et souvent je pense que le dois le faire enfin ce voyage.

"Je citais il n'y a pas si longtemps, par goût littéraire, la phrase d'une pièce russe que j'avais trouvée dans Le Duel : "Nous nous reposerons, oncle Vania, nous nous reposerons." Il s'agissait du sommeil de la tombe. Mais de plus en plus, je me dis que seuls les morts échappent à cette persécution harassante ; lorsque j'apprends la mort d'un israélite maintenant, je pense malgré moi :"Il est hors d'atteinte des Allemands." N'est-ce pas horrible ? Nous ne pleurons presque plus les morts.
Cette vie est si harassante, et la vie d'un homme si peu de chose, qu'on est bien forcé de se demander s'il n'y a pas autre chose que la vie. Aucune doctrine, aucun dogme ne pourront me faire croire sincèrement  à l'au-delà : peut-être le spectacle de cette vie y parviendra-t-il. 
Je ne le voudrais pas, car cela impliquerait que je n'ai plus de goût à la vie. Il y a sans doute une vie bonne, il y a du bonheur dans d'autres parties du globe, et en réserve dans l'avenir, pour moi si je vis, pour les autres sûrement. Mais jamais ne s'effacera ce sentiment du peu de chose qu'est la vie, et en tout cas du mal qui est en l'homme, de la force énorme que peut acquérir le principe mauvais dès qu'il est éveillé."
        Lundi 31 janvier 1944.