mardi 18 novembre 2014

Le songe de Théodore

Allons aux faits.

Hier, dimanche 16 novembre, au soir, passant devant une des bibliothèques du salon, mon regard se pose sur la tranche de Rameaux, un essai de Michel Serres, lu voici quelques années déjà. Pourquoi ce livre ? A ce moment, je ne sais pas. Et puis c'est juste un regard, une ou deux secondes, sans même que je me pose la question de savoir pourquoi je reste un bref instant suspendu sur ce livre. C'est presque insignifiant, ce regard. Rien qui soit digne en apparence d'être noté.

Plus tard, je me replonge dans Le chat de Schrödinger, de Philippe Forest. J'ai acheté le livre en Folio le 8 novembre dernier. Drôle de bouquin, qui a laissé en son temps la critique presque muette. Pour avoir déjà lu plusieurs livres de Forest, je dois dire que celui-ci est le plus austère, le plus complexe, il confine même à l'aridité. Mais la beauté iridescente de la phrase nous soulève comme un simoun : le texte possède la somptuosité du désert.
Avec, au centre vibrant de l’œuvre, comme dans tous les ouvrages de l'auteur, la mort de l'enfant, la petite fille emportée à quatre ans par un cancer des os. Perte irréparable, chagrin inguérissable, deuil impossible.

Je ne veux pas résumer le livre. Tous les articles que j'ai pu lire sur lui confessent la même impuissance à le faire. Mon propos n'est d'ailleurs pas là.

Le passage que je découvre ce soir-là s'articule autour d'une histoire racontée par le philosophe Leibniz dans la troisième partie de ses Essais de Théodicée. Le jeune Sextus Tarquin, qui deviendra le dernier des rois légendaires de la cité romaine, interroge l'oracle d'Apollon sur son avenir. Devant la noirceur du tableau, Sextus s'insurge et se rend à Dodone, près de Jupiter, afin qu'il rectifie le destin prédit. Jupiter restant inflexible, Sextus, dépité, s'abandonne à son destin qui s'accomplit donc selon ce qu'il a été prévu.

Un prêtre, Théodore, qui assiste à la scène, s'émeut du sort de Sextus, de sorte que le dieu suprême le dirige vers sa fille Pallas, à Athènes. En songe, Théodore, touché par un rameau d'or*, est convié à pénétrer dans le "palais des destinées".

Lucrèce et Sextus Tarquin (Simon Vouet) - Wikipedia
"Celui-ci contient toutes les représentations, dit la déesse, "non seulement  de tout ce qui arrive, mais encore de tout ce qui est possible", de sorte que Jupiter puisse passer en revue toutes les formes que l'univers aurait pu prendre et parmi lesquelles il a choisi celle qui lui a plu. Chaque pièce du palais contient ainsi l'une des versions de chacun des événements qui ont fait, qui feront ou qui auraient pu faire l'histoire de tous les hommes comme celle de chacune d'entre eux. (...) Pour convaincre l'homme à la foi vacillante, Pallas propose à Théodore de visiter les pièces qui concernent le malheureux Sextus. Dans l'une de ces chambres se trouve l'histoire vraie de celui-ci où Théodore reconnaît la scène à laquelle il a assisté, Sextus recevant d'Apollon puis de Jupiter l'oracle qui le condamne. Mais il existe toute une série d'autres chambres, d'autres mondes aussi que la déesse lui montre où Sextus connaît d'autres destins, plus vertueux, plus heureux et où il devient un saint plutôt qu'un salaud. Si Jupiter, dans sa grande sagesse et avec la plus totale équité a élu pour le jeune homme un destin honteux et misérable, c'est parce que de celui-ci devaient sortir les grandes choses nécessaires au bien de l'humanité. Il fallait le crime de Sextus - en l'occurrence le viol de Lucrèce - pour que devienne possible la gloire de Rome, "felix culpa", faute heureuse, aussi nécessaire que le péché d'Adam ou la trahison de Judas au salut du monde." (pp. 248-249)
 Je poursuis encore quelques pages, mais il est tard, je ne finirais pas encore cette nuit. Je suis parvenu à la page 272, où l'on peut lire cette phrase :

"Mais tant qu'on reste dans le dedans de la boîte, c'est autre chose : un grand récit sans partage pour lequel toutes les péripéties possibles, au lieu de s'exclure les unes les autres, s'additionnent, manifestant sous le regard le réseau ramifié de ce à quoi elles auraient pu conduire et que plus personne ne pourrait vraiment raconter puisqu'il n'existe pas de position depuis laquelle les considérer toutes à la fois."
 Un mot me retient : ramifié. Soudain, je me remémore le regard dont je parlai au-dessus. Le livre de Serres. Rameaux. Il est une heure du matin, mais c'est plus fort que moi, une intense curiosité me pousse à aller chercher le volume. J'ai déjà vécu de semblables appels, il me faut en avoir le cœur net.

Quelque chose demande à être dévoilé. Du moins, perçu.
Ou peut-être que je m'illusionne, si c'est le cas, ce n'est pas grave, je n'aurais perdu que mon temps et un peu de sommeil.

Rameaux est paru en 2004, je l'ai acheté à Limoges cette année-là. Dix ans plus tard, je suis bien incapable d'en citer ne serait-ce qu'une seule ligne, mais à le relire, en diagonale, en suivant mes soulignements au crayon, la mémoire revient de l'essentiel du propos.

Et puis, tout à coup, page 171, la fulgurante coïncidence :

" Voici une image ancienne de ces nouveautés. A la fin des Essais de théodicée (414 sqq.), la déesse Pallas entraîne Théodore, le grand sacrificateur, au dernier étage de la pyramide des mondes : à sa pointe extrême, elle lui découvre un appartement si beau qu'il s'en évanouit ; voilà, lui dit la déesse, après l'avoir réveillé, le monde actuel, le nôtre, l'unique, le meilleur. En dessous, dans la nappe inférieure du volume, voyez se multiplier, en bifurcations infinies, d'autres appartements, les mondes possibles que Dieu, au moment de créer, n'a pas choisis.
En cette description sublime, Leibniz mous persuade que Dieu les élimina parce qu'ils comportaient plus de mal que celui-ci."
On objectera peut-être que le souvenir de cette histoire s'était peut-être gravé dans mon esprit, de façon inconsciente, il y a dix ans (car le fait est qu'à la lecture de Forest, aucune remémoration n'avait eu lieu). Cependant, au moment où mon regard s'était posé sur Rameaux, je n'avais pas encore lu le passage en question dans le roman. Je ne pouvais pas à ce moment-là savoir qu'il allait être question de Leibniz, de Théodore et de Pallas.

Tout se passe comme si j'avais eu l'intuition de l'avenir. Quelque chose m'était désigné qui allait prendre sens plus tard. Comme une forme de voyance (qui ne verrait pas grand chose en réalité mais ouvrirait une fenêtre sur un possible). Un geste oraculaire qui se reflète dans l'histoire elle-même, qui est une histoire d'oracle.

L'étrange c'est aussi la surgie de cet adjectif "ramifié", qui vint donc réactiver le souvenir du regard, faire le lien avec le livre de Serres et déclencher mon désir de savoir. Sans cette présence du mot, il est vraisemblable que le regard eut été oublié, et la connexion non réalisée.

Celle-ci m'a si fortement frappé que j'avais aussitôt résolu d'en rendre compte ici. Ceci dit, le sens plus global de tout cela m'échappe. Nous n'avons pas fini de méditer sur les figures du hasard objectif.

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* Petite erreur de Philippe Forest, il s'agit d'un rameau d'olivier et non d'un rameau d'or.

dimanche 2 novembre 2014

De Bosc au Paradis

Ici à nouveau pour noter deux ou trois choses.
Un, Adrien Bosc, dont j'ai chroniqué le 1er septembre le fascinant roman Constellation a reçu le Grand Prix du roman de l'Académie française. Pour un premier roman, à vingt-huit ans, c'est une sorte de triomphe.
Très heureux, le jeune écrivain a déclaré : "Constellation est un livre très important pour moi. Il sonde le destin, les coïncidences qui font qu'on prend tel avion plutôt que tel autre".
Et aussi : "Ce roman questionne le hasard, la synchronicité des dates et des chiffres. C'est mon obsession."
C'est aussi la mienne, on l'aura compris.
C'est complètement stupide, mais ce prix c'est un peu comme si je l'avais reçu moi-même, j'en suis bêtement heureux moi aussi.
Adrien Bosc confie également qu'il est "d'autant plus ému de recevoir le prix de l'Académie française " que son livre préféré est "Le journal d'un curé de campagne" de Bernanos qui l'avait reçu en 1936. Le démon de l'analogie ne le quitte pas, c'est évident.
Pas plus qu'il ne me quitte moi-même.
Aujourd'hui, c'était le jour de la brocante des Marins, premier dimanche du mois. Sous le soleil encore, pour quelques heures. Mais ce matin, les bouquinistes n'étaient pas au rendez-vous. C'était jour de disette, ce qui n'était pas plus mal en un sens, compte tenu de la horde de volumes qui piaffe dans toutes les pièces de la maison.
Je dénichai tout de même, sur des stands non spécialisés, un roman de Raymonde Vincent, La couronne des innocents, et un Folio de Vassilis Alexakis, Après J.-C. De cet écrivain grec, qui écrit en français, j'avais beaucoup aimé en son temps La langue maternelle.
Or, cet ouvrage, paru en 2007, a reçu lui aussi cette année-là le Grand Prix du roman de l'Académie française.
Ceci dit, j'avais annoncé que je reviendrai sur les traces du roman, chapitre après chapitre, et, de fait, je ne suis pas allé bien loin, faute de temps disponible, mais j'espère bien tenir cette perspective un jour ou l'autre.

Poupée - Brocante des Marins

Deux, j'ai vu hier à l'Apollo, Paradis, le dernier film d'Alain Cavalier. Je n'ai rien lu sur ce film et j'en parlerai donc de mon pur point de vue de spectateur.
Je le dis d'emblée : ce fut pour moi un enchantement, une leçon de liberté et de tranquille audace. De quoi est-il question ? De si peu de chose, dirait-on. Tout d'abord d'un paon, d'un petit paon, qui meurt, qu'on dépose au pied d'un arbre, qui disparaît, sans doute enlevé par d'autres bêtes. On lui érige un tombeau, un mémorial, une pierre retenue sur l'arbre par trois clous entrecroisés qu'on aura essayé de dérouiller en les plongeant dans une canette de coca.
Au fil des saisons, on ne cessera de revenir sur cet humble monument, dissimulé sous la neige, ou ravivé de peinture dorée par le petit-fils (?) de Cavalier.
L'enfance est partout présente, avec les plans nombreux sur les enfants, leurs visages et leurs bricolages. L'humanité et les humanités, contes et comptines, aventure christique et Odyssée, qui se mêlent et s'entremêlent, figurés par des robots et des oies, babioles, peluches, jouets, pastèque taillée en radeau, fleurs, branchages, objets s'animant sous la caméra de Cavalier, magnifiés par une lumière qui en exalte le grain et la texture. La beauté simple éclate à chaque plan, soulignée par la voix feutrée du réalisateur, la douce complicité avec les enfants, les jeunes filles.
Une heure dix, une durée inhabituelle pour un film, une heure dix d'oubli justement des habitudes du cinéma, instaurant un temps comme suspendu où le bonheur affleure, alors même que les histoires qui sont contées, qui sont les nôtres, qui sont les grands récits constituants de notre culture, ne parlent que de souffrance, d'exil et de douleur. Une heure dix d'attention au minuscule, au fragile, à l'innocence, une heure dix dans ce qu'on peut nommer peut-être le Paradis.

Ernest Nivet - Main (détail)


dimanche 5 octobre 2014

Devant le dieu à gueule de chien noir


Ce plan est l'un des premiers du film de Robert Gardner, Forest of Bliss, chien errant, au milieu de tant d'autres, sur les rives du Gange, à Bénarès. Documentaire sans aucun commentaire, ni sous-titrage, sans autre musique que celle jouée parfois par les hommes filmés tout au long du jour, entre l'aube et la nuit, la plupart du temps occupés aux rituels de la mort dans une des villes les plus sacrées de l'Inde, bûchers, immersions, mélopées hypnotiques. C'est Mubi encore une fois qui me faisait découvrir cet étonnant joyau cinématographique, et cet immense ethnographe-artiste cinéaste américain qu'est Robert Gardner.
Le chien, la mort avaient été au cœur de mon dernier article ici, à travers l'histoire d'Argos, le chien d'Ulysse, qui, seul, le reconnaît à son retour à Ithaque et aussitôt en meurt. Histoire rapportée par Pascal Quignard dans son dernier opus, le neuvième tome du Dernier royaume. J'avais écrit aussi que la suite du texte nous reconduisait aux traces du billet précédent. Examinons donc ces lignes avec attention :

"Nous sommes provenus, dit Quignard, d'une espèce où la prédation dominait sur toute contemplation. La contemplation, en grec, se disait theôria. La proie s'engloutissait dans le dévorateur. La proie n'était pas contemplable sans une agression presque immédiate, sans la destruction consécutive à la vision, et sans sa dévoration exhaustive dans les restes de la charogne désarticulée par chaque prédateur rassasié.
N'était contemplable, une fois leur propre faim assouvie, que le déchet du manger : bois, os, dents, crocs, défenses, fourrures, peaux, carapaces, plumes, excréments, fumier.
C'est le premier lexique.
Tous ces reliefs dans le champ visuel, vestiges du vivant, traces de la motricité des fauves, mnémotechnies de leurs morts, sont autant de lettres (en latin des litterae) qui formaient le seul contemplable.
Parménide a écrit que les signes (en grec les sèmata) sont d'abord les excréments des bêtes poursuivies, puis les traces qui indiquent leur chemin, enfin les astres (en latin les sidera) qui repèrent leurs parcours."

Cette géographie sidérale, ainsi que la désignait Guy-René Doumayrou, qui m'a si fort occupé depuis si longtemps (et continue de le faire), s'originerait donc dans une curée, prendrait source dans le reliquat d'une tuerie. De la contemplation des charognes dériverait la scrutation des étoiles. Du très-bas au très-haut, voici le chemin et non l'inverse.

"Les signes du passage des bêtes deviennent les signes de reconnaissance qui guident les chasseurs vers leurs proies -jusqu'à ce qu'ils se renversent soudain et deviennent les signes de piste qui permettent  de retourner du lieu de la curée jusqu'au "foyer", jusqu'à son "feu", jusqu'à la coction des proies mortes et découpées, jusqu'à la possibilité du récit non seulement de chasse mais aussi de survie auprès des siens, assis en rond autour des flammes qui cuisent les proies mortes.
Le mouvement de revenir en arrière se dit en grec meta-phora.
Le mouvement de rebrousser le chemin se dit en chinois tao."

Me reviennent les images des pisteurs du Kalahari s'interrogeant sur les traces laissées par les magdaléniens dans les grottes pyrénéennes, ces trois Boschimans conduits en France par les archéologues allemands. Je songe aussi que Robert Gardner, dont j'ai parcouru la filmographie, a réalisé un film en 1962, avec John Marshall, sur cette même ethnie : The Hunters.
Lisant un dossier du site Critikat, rédigé par Alice Leroy et consacré au cinéaste (disparu par ailleurs le 21 juin de cette année), je relève le passage suivant :

"Comment ne pas voir d’ailleurs dans la première séquence, ce fleuve sombre charriant des corps et dont la rive opposée est parcourue de chiens comme autant de cerbères, une évocation directe du Styx et de L’Enfer de Dante ? Comment comprendre sinon la citation de Yeats que Gardner place en exergue : « Everything in this world is either eater or eaten, the seed is food and fire is the eater » [« Tout, dans ce monde, est mangeur ou mangé, la graine nourrit, le feu dévore », traduction personnelle], comme une épigraphe sur le cycle des morts dont les processions rythment la vie de Bénarès ?"

La mort, on l'a rencontré aussi, souvenez-vous, avec Les dernières nouvelles du martin-pêcheur, de Bernard Chambaz, où l'auteur revenait sur le deuil de son fils Martin, dont l'oiseau était en somme l'animal-totem. Or, le 1er octobre, dans l'anthologie permanente de l'excellent site poétique Poezibao, était donné des extraits du texte de Philippe Jaccottet, "comme le martin-pêcheur prend feu...". Dont ces passages :

Jour de novembre, faste, où un martin-pêcheur a pris feu dans les saules.



Peut-être n’est-il pas plus nécessaire de vivre deux fois que de le revoir une fois disparu ?



Oiseau ni à chasser, ni à piéger, et qui s’éteint dans la cage des mots.


Une seule fois suffirait, pour quoi ? pour dire quoi ?
Un seul éclair plumeux
pour vous laisser entendre que la mort n’est pas la mort ?

Chasseur, ne vise pas : cet oiseau n’est pas un gibier.
Regard, ne vise pas, recueille seulement l’éclair des plumes entre roseaux et saules.  







Le martin-pêcheur flambe dans les saules.
Il a flambé.
Et si quelque chose comme cela suffisait pour sortir de la tombe avant même d’y avoir été couché ?  


Est-il nécessaire de s'appesantir sur tous les échos que ces lignes proposent avec les motifs précédemment décelés ? Le recueil dont elles sont tirées, Et néanmoins, je l'avais acheté à Poitiers en 2003, je suis allé le chercher dans la bibliothèque après avoir rédigé ces mots. D'autres passages non cités me retiennent alors, au-delà même du texte du martin-pêcheur, et qui me saisissent, me happent, par exemple, dès l'entrée du livre, page 9 :

"Devant le dieu à gueule de chien noir"

Beau titre, ai-je pensé
quand il m'est venu dans la nuit,
belle et noble image.

Mais cette nuit je ne suis pas dans un musée,
le noir devant moi ne s'orne d'aucun or
et si j'affronte un chien, ce ne sera qu'un chien de ce monde,
prêt à mordre.

Il n'y a pas non plus de barque funéraire à quai,
pas de ciel au-dessus,
pas de vieux sphinx pour assurer l'équilibre.
Il y a seulement des murs de toutes parts comme n'en ont que les tombes."


lundi 22 septembre 2014

Boire en Suisse et Mourir de penser

Jeudi dernier, à la Grange aux pianos, près de Chassignolles, avait lieu la lecture annuelle de Théatralacs. L'ami Jean-Claude avait choisi un ensemble d'extraits de Fragments du Journal d'un rebelle solitaire de Jean de Boschère, que le pianiste Cyril Huvé, maître des lieux, accompagna avec Scriabine et Chopin (à ce que j'ai crû comprendre, car ma culture musicale bien lacunaire m'ordonne la plus élémentaire prudence). J'avoue n'être pas emballé par la prose bosschérienne, que j'ai découvert voici quelques années déjà : de belles images la parcourent certes, mais je suis saisi assez vite par une sensation d'étouffement. Artiste réfugié à La Châtre pendant la guerre, il y vécut jusqu'à sa mort en 1953 (la notice de Wikipédia n'en souffle mot, tandis que celle de Larousse précise que "C'est au fond de la province française, à La Châtre, que Boschère vécut, solitaire, ses dernières années"- j'aime beaucoup ce "au fond de la campagne française", qui s'ajoute à ce "fin fond du Berry" que j'ai entendu la semaine dernière). 
Le fond de la campagne française a tout de même honoré la mémoire de celui qu'elle avait accueilli. Et qui ne s'est guère montré reconnaissant dans son écriture, où vous chercherez en vain le berrichon. Car si Jean de Boschère aime à observer faune et flore, pigeons, hérissons, rats, vaches, il accorde en revanche peu d'attention au troupeau de ses congénères. Le titre du livre de souvenirs de sa compagne Elisabeth d'Ennetières est d'ailleurs tout à fait significatif : Nous, et les autres.



Mais qu'importe, la soirée fut belle sous les voûtes rustiques, et l'after fut à l'avenant, avec la traditionnelle galette aux patates de Jackie, une nouvelle fois au-delà de tout éloge. Nous étions près d'une vingtaine dans le grand salon, autant dire que la table n'y suffisait pas. On ramena force chaises et une petite table, et nous prîmes place comme les gosses dans un repas de famille. Le hasard, dans son objectivité maintenant bien connue, me plaça à côté d'un Suisse allemand, goguenard et rigolard, qui nous instruisit, entre autres, de l'origine de l'expression "boire en Suisse". 

On sait que le Suisse est, enfin fût, pendant longtemps, mercenaire. Au service du Roi de France ou du Pape, au choix. Et ce depuis le fameux traité de Fribourg, après la bataille de Marignan, où François 1er signa une Paix perpétuelle entre la France et les cantons suisses.
Paix perpétuelle, une idée surréaliste si l'on y songe bien, car je crois bien que c'est le seul exemple de paix perpétuelle jamais signé, et le comble est que ça a réussi, ça a tenu (et ça devrait tenir encore un peu, l'invasion de la Suisse n'étant pas à l'ordre du jour malgré l'évasion fiscale et Jérôme Cahuzac). Que n'a-t-on pas généralisé cette idée de Paix perpétuelle ?

Bref, revenons à nos mercenaires suisses, qui buvaient donc en Suisse, c'est-à-dire qu'ils ne remettaient pas leur tournée dans les tavernes comme on en a l'habitude en France. Est-ce pour préserver leur solde et la ramener entière au pays, ou bien simplement coutume locale ignorante de la ruineuse tournée ? Je ne sais plus.

En tout cas, ce Suisse ne buvait pas en Suisse cette nuit-là. La preuve, il avait même amené deux bouteilles d'excellent blanc.

A un moment donné, je ne sais pas non plus pourquoi, il me parla de Zwingli.

Zwingli, je connaissais, et depuis belle lurette, depuis la plus tendre enfance où j'aimais à parcourir le dictionnaire Larousse, dans l'édition où, comme disait André Hardellet, des jeunes filles étaient employés à souffler sur les fleurs de pissenlit. Dans la section des noms propres, j'aimais commencer par la fin, et dans cette fin, il y avait bien sûr Zwingli, ce prédicateur protestant encore plus radical que Luther.
Portrait de Zwingli, peinture à l'huile de Hans Asper (en), 1531 ; Kunstmuseum Winterthour.
Quelques jours plus tard, j'ouvre Mourir de penser, le dernier ouvrage de Pascal Quignard, acheté la semaine dernière mais que je gardais en réserve. Bon, j'y jette un oeil, par curiosité, et le premier paragraphe bien sûr me retient :

    L'année 699, les Frisons consentirent à se convertir au christianisme. Au mois de mars 700, le premier d'entre eux, Rachord, roi des Frisons, devant l'ensemble de ses tribus, se prépara à recevoir le baptême. Déjà, il était tout nu, il avait mis un pied dans les fonts quand, pris de doute, hésitant à plonger l'autre pied dans l'eau qui était sainte, il demanda, avec inquiétude, au prêtre qui s'apprêtait à l'ondoyer :
  - Mais où sont les miens ?

Je lis la suite bien sûr (je ne vous raconte pas), et puis tout le chapitre premier. Et puis voilà, page 12, ce court paragraphe :

Zwingli mourut en s'écriant :
- Vos ancêtres y seront aussi !
Les catholiques le découpèrent en morceaux parce qu'ils désiraient le manger comme une bête sauvage. Myconius s'empara de son cœur et le jeta dans le Rhin de sorte que les catholiques ne le déchirent pas en le dévorant et ne le fassent pas leur en digérant.

La coïncidence est frappante (on ne parle pas de Zwingli tous les jours, vous l'avouerez). Comme je poursuis ma lecture, je parviens au troisième chapitre, que je me retiens difficilement de ne pas citer en entier tant il m'apparaît essentiel. J'en donne tout de même le début, et un peu plus :

Ulysse en haillons est reconnu par son vieux chien Argos.
Homère a écrit, il y a 2800 ans, dans Odyssée XVII, 301 : Enoèsen Odyssea eggus eonta. Mot à mot : Il pensa "Ulysse" dans celui qui s'avançait devant lui.
La scène est bouleversante parce qu'aucun homme et aucune femme sur l'île d'Ithaque n'a encore reconnu Ulysse déguisé en mendiant : c'est son vieux chien, Argos, qui reconnaît cet homme tout à coup. Le premier être surpris à penser, dans l'histoire européenne, est un chien.
C'est un chien qui pense un homme.
[...] Argos, quant à lui, lève les yeux, tend son museau dans l'air, "pense" Ulysse dans le mendiant, remue la queue, couche ses deux oreilles, meurt.
Il pense et il meurt.
Ainsi le premier être qui pense dans Homère se trouve être un chien parce que le verbe "noein"(qui est le verbe grec qu'on traduit par penser) voulait dire d'abord "flairer". Penser, c'est renifler ma chose neuve qui surgit dans l'air qui entoure. C'est intuitionner au-delà des haillons, au-delà du visage barbouillé de noir, au sein de l'apparence fausse qui ne cesse de se modifier, la proie, une vitesse, le temps lui-même, un bondissement, une mort possible."

La suite est aussi forte, et en rapport direct avec les traces de l'autre jour, mais, la nuit étant trop avancée, ce sera pour une prochaine fois.

lundi 15 septembre 2014

Sombre pierre, granit de l'âme

Dimanche à la Foire du Tout, à Issoudun. Il y a deux ans, j'y avais découvert une édition américaine du Monopoly et un formidable roman de Simenon. Je me souviens aussi l'année précédente d'un coup de vent vers 17 heures qui avait mis fin prématurément au grand déballage. Pas de ça ce week-end, chaleur comme on n'en avait pas connue cet été, les exposants alignés en rang d'oignon sous les parasols, la binouze au pied du transat, regardant passer le flot transpirant des promeneurs.
Violette y fit la chasse aux doudous, et il me fallut dire non à tout un ramassis de peluches, nounours, castors, hiboux et pingouins, avant de céder bien entendu pour un modèle fleur  de taille réduite qui ne paraissait pas comme les autres être un vrai repaire d'acariens.
En ce qui me concerne, je fis une belle cueillette de bouquins, parmi les rares vendeurs qui ne fourguaient pas en masse leurs épouvantables France-loisirs (je hais les bouquins de France-loisirs, même un bon livre, je serai incapable de le lire sous une couverture France-loisirs, c'est comme ça, un vieux livre de poche tout jauni, tout corné, oui, un Rance-loisirs non).
Bref, le soir venu, du butin j'extrayais deux volumes qui m'attiraient à ce moment-là plus que les autres : Passagers du temps, un long poème de Georges-Emmanuel Clancier et Signes de la pierre, de Marie Mauron, un essai illustré de belles photos noir et blanc de Zoé Binswanger. C'était d'ailleurs surtout pour ces photos que j'avais pris l'ouvrage, car je connaissais pas du tout l'auteure. Un euro chacun, je ne m'étais pas ruiné sur le coup.
Clancier, en revanche, je connaissais, j'avais lu un volume de poèmes dans la collection Poésie/Gallimard, et puis la semaine précédente, j'étais par sérendipité tombé sur un article de La Croix relatant le centenaire de l'homme. Oui, Clancier, né le 3 mai 1914, venait d'avoir 100 ans, et il est encore vif d'esprit, comme en témoigne l'entretien qu'il a accordé au journal :


Particularité du volume, il était dédicacé : "à Myriam Anissimov, à la romancière de talent ce nouveau poème des Passagers du temps, en amical souvenir, G.E Clancier." Je n'ai jamais lu Myriam Anissimov, mais je savais qu'elle avait écrit une biographie de Primo Lévi.
La notice de Wikipédia m'indiquait par ailleurs qu'elle était "née en 1943 à Sierre (Valais) de parents juifs polonais réfugiés en Suisse suite aux rafles qui les menaçaient à Lyon où ils étaient établis."
1943, cette année ne m'était bien sûr pas indifférente (voir le billet précédent sur Casablanca). Et puis il y a autre chose (mais j'y reviendrai une autre fois). Toujours est-il que ce livre était mystérieusement parvenu (Myriam A. s'en était-elle débarrassé ?) à la foire du Tout, sur un étal un peu à l'écart des autres, coincé dans un renfoncement de hangar. Et j'étais heureux de pouvoir admirer l'écriture même, bleue et fine, du poète.

Et voici les premiers vers de ces Passagers du temps :

Sombre pierre, granit de l'âme
Remonte la rivière d'enfance

Quel souvenir, quel chemin cherches-tu
Qui te donneraient cette clé ou cet écho
Si longtemps sans le savoir espérés ?

Un écho, j'en percevais un, bien sûr, dans le titre même du second livre, signes de la pierre, de Marie Mauron, de son vrai nom Marie-Antoinette Roumanille, écrivain de la Provence comme Clancier l'est du Limousin. Dans le chapitre d'ouverture intitulé La montagne, élément pierre, le ton est donné, lyrique :

     C'est cette montagne, cet élément-pierre régnant par tous ses attributs et frappant par ses bras multiples, mais aussi donnant l'eau à boire, l'abri des grottes bénéfiques, la proie pour la faim et le vêtement, le bois pour cuire, et le feu même, qui fut le premier, l'innombrable dieu animiste. [...] Les bords rocheux de Méditerranée où l'on parle si justement de civilisation pétrée, autant que les Thibet, Himalaya et Cordillères ont vu, sans exception, des cultes rupestres s'installer, s'étendre, se perpétuer. Les Pyrénées, les Alpes en fourmillent. Le Monte Bego, à la frontière d'Italie, le Ventoux, le Venturi (qui deviendrait Sainte-Victoire d'Aix) virent nos Anciens prosternés à leurs pieds et sur leurs sommets, tantôt implorant, tantôt rendant grâce. Les offrandes s'accumulaient dans la fumée des sacrifices qui montaient avec leurs louanges et, bien davantage avec leurs supplications. Leurs pentes, les parois de leurs cavernes en portent de multiples témoignages : décalque de mains à l'ocre ou au charbon de bois, à la suie grasse ; effigies, d'abord maladroites mais s'affinant, gravées au silex, rigoureuses, parlantes, belles.
Certaines phrases, témoignant d'une vision un peu datée (sacrifices, louanges, supplications...) prêtent à sourire, mais cette  évocation des bords rocheux de la Méditerranée n'est-elle pas bien venue, alors même que l'on n'avait pas encore découvert (le livre est de 1972) les merveilles de la grotte Cosquer ?

Grotte Cosquer, reproduction d'une main humaine, datée de 27 000 ans avant notre ère Musée d'archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye

Et puis cette lecture faisait elle-même écho à un documentaire vu peu de temps auparavant sur Arte, le dimanche 21 septembre très précisément, Des pisteurs sur les traces du passé :
 
"Au cœur des grottes pyrénéennes, ornées d’œuvres laissées par les hommes du Paléolithique, les peintures rupestres avaient jusque-là mobilisé l'essentiel de l'attention des chercheurs. Or le sol lui-même y recèle des richesses plus rarement étudiées : des empreintes de pieds nus, aux talons et aux orteils bien dessinés. Comment les interpréter, et que peuvent-elles apprendre sur les personnes qui peignirent les parois ? Tilman Lenssen-Erz, directeur de recherche sur l'art rupestre africain à l'Institut d'archéologie préhistorique de l'université de Cologne, et Andreas Pastoors, chercheur au musée de Neandertal à Mettmann, ont eu l'idée de solliciter les plus grands experts en la matière : trois chasseurs-cueilleurs vivant aujourd'hui dans le désert du Kalahari."
C'était fascinant de voir ces trois hommes, ces Boshimans de l'ethnie San, contempler les traces laissées par les magdaléniens et proposer des hypothèses qui n'allaient pas du tout dans le sens de celles proposées jusque là par les archéologues. Regardant les empreintes laissées dans la pierre, échangeant entre eux dans leur langue étrange parsemée de clics, ils en déduisaient l'âge, le sexe, la vitesse de déplacement. Fascinant de voir la science la plus moderne prendre appui sur la science la plus ancienne, si l'on veut bien consentir à accorder ce nom aux savoirs immémoriaux détenus par les trois pisteurs du Kalahari.*

Et la chaîne d'échos ne s'arrêtait pas là : l'Histoire populaire des sciences de Clifford D. Conner (Points Seuil, 2014), que je lisais aussi dans le même temps, par intermittences, allait jusqu'à proposer le pistage comme possible origine des sciences :

Des anthropologues étudiant le peuple San du désert du Kalahari, les fameux Bochimans, ont montré qu'ils sont non seulement capables de reconnaître et classifier des centaines d'espèces végétales et animales mais, surtout, qu'ils ont une connaissance approfondie du comportement des animaux. Chasser ne se limite pas à repérer un animal et le tuer : la plupart du temps, la proie s'enfuit et il faut suivre sa piste. Pour cela il faut bien connaître ses habitudes et savoir interpréter ses traces. [...] D'après l'historien Carlo Ginzburg, il pourrait s'agir de "l'acte le plus ancien de l'histoire intellectuelle de l'humanité : le chasseur s'accroupissant pour examiner les traces de son gibier". L'anthropologue Louis Liebenberg a repris cette idée dans un livre où il soutient que les talents de pisteur sophistiqués des chasseurs-cueilleurs constituent "l'origine des sciences"." (p. 68-69)
Chaîne d'échos comme parole répercutée par les parois d'un labyrinthe souterrain, soudaine advenue de la pierre et de la trace.
J'avais laissé ce soir-là les deux livres de la foire du Tout, je n'étais pas allé plus loin que ce premier chapitre, laissant résonner en moi les harmoniques de cette rencontre.

Le lendemain, c'est avec un sentiment presque religieux que j'aborde le second chapitre de chacun des livres. Marie Mauron le titre ainsi : La pierre, livre de l'histoire du monde. Et voici que je lis :

Dans les alluvions durcies depuis si, si longtemps qu'elles sont devenues partie de la montagne, on trouve parfois un étrange bloc fait d'un magma de très vieux coquillages pétrifiés au cours des temps.
Alluvions, mots qui se déposent dans la douceur des soirs de septembre, mots qui s'échangent, s'aimantent, s'entrelacent et s'enchevêtrent.

 G.E. Clancier : chapitre II (son poème est un roman) Mais la joie l'ont-ils jamais atteinte...

A présent dans l'herbe des solitudes
Comme il t'éclaire ce jeu d'inventer le monde
A l'écoute d'un frère  qui sait ronde la terre

"On creuserait tous les deux un tunnel...
Un long tunnel noir, noir à travers la terre
Blanche, blanche et douce du kaolin...
        Tu vois, je sortirais, nous finirons un jour
        Par sortir là-bas, sur la colline, en Chine
(...)

Vie souterraine du souvenir, trace
Éphémère qu'un fils, par douleur du temps
Détruit, tente de suivre et de poursuivre
Tracé noir sur la blancheur du vide (...)

Et il n'est peut-être pas inutile de préciser que le mot Kaolin "est dérivé, nous dit Wikipedia, du mot chinois Gaoling 高岭, signifiant Collines Hautes, et qui désigne une carrière située à Jingdezhen, dans la province de Jiangxi, en Chine. Le kaolin est en effet la matière première utilisée dans la fabrication de la porcelaine, découverte et invention chinoise qui a eu lieu à Jingdezhen. La technique de fabrication de la porcelaine n’a été introduite en Occident qu’au XVIIIe siècle par un jésuite français, le père d’Entrecolles, après qu'il en eut observé, à Jingdezhen, les secrets de fabrication."

lettre du père d'Entrecolles de 1712, publiée par du Halde en 1735.
Je poursuis ma quête wikipediesque : le père d'Entrecolles (François-Xavier) est né à Limoges, comme G.E. Clancier, mais bien avant lui, le 25 février 16643. "Il devint jésuite en 1682, puis partit en Chine en 1698. Il fut tout d'abord missionnaire à Yangxi, où il fut rapidement apprécié de tous pour sa profonde connaissance de la langue chinoise, son caractère amical, sa compréhension des coutumes chinoises et son esprit apostolique.
Son apostolat va l'appeler ensuite à Jingdezhen, au cœur de la capitale chinoise de la porcelaine, où il conduira une enquête méthodique sur la fabrication de la porcelaine. En complément à l'envoi de ses deux lettres célèbres, tout au long du XVIIIe siècle arriveront en France nombre d’albums illustrés reproduisant les différents stades de la fabrication4.
Mais il fit aussi connaître en Europe d'autres aspects de la culture chinoise : médecine, botanique, etc."

Clancier, dont la famille maternelle était composée d'ouvriers porcelainiers de Saint-Yrieix, ville où le chirurgien Jean-Baptiste Darnet découvrit en 1766 un gisement d’argile blanche, qui aboutit en 1771 à la création, sous l'impulsion de Turgot, de la première manufacture royale de porcelaine à Limoges.

Car kaolin est argile blanche.

Marie Mauron : "Mais le vrai Livre existe. Dans les strates d'argiles diluviennes qu'une tranchée ou le lit d'un ruisseau révèle, facilement l'on détache un bloc gris, fait de véritables feuillets."

G.E. Clancier : Père-la-famine-verte, Père l'illettré,
                     Seul lui sait lire le lit caché du fleuve
                     Et déchiffrer le gué entre les gouffres

Je ne suis pas allé plus loin, je ne sais si ce système d'échos va perdurer dans les chapitres suivants (qu'il s'efface ne me surprendrait pas, ni me décevrait, car l'attracteur étrange ne se fixe jamais), il me fallait auparavant en rendre compte, ce qui est fait.
Dernière résonance, pour l'heure :

Trace.

Je dis : nuit.
Hors de l'heure et du lieu
cela demeure

Mais les braises ?

Je les vois rougeoyer encore.

Marie Mauron :

Toute l'Histoire d'avant l'homme  et d'après sa naissance la voici, au creux des montagnes car, dans les strates du dessus, gisent des restes de foyers, des os et des cendres de morts, des tessons et des verreries dont la fragilité a traversé des millénaires, n'y gagnant que l'irisation qui poudroie aux ailes célestes.

__________________
* Difficile de trouver sur le web des traces (c'est un comble) de cette expédition. L'émission, visible encore sept jours plus tard sur Arte, a complètement disparu. Je n'ai guère trouvé qu'un site allemand de l'université de Cologne pour relater l'aventure.

mardi 2 septembre 2014

Et la vie à Casablanca aura un sens pour moi

Le chapitre 2 de Constellation met en avant le pilote de l'avion, Jean de la Noüe. Loin d'être un novice, ce breton de Pléneuf Val-André, qui avait rejoint les Forces françaises libres en 1943, compte soixante-mille heures de vol et quatre-vingt-huit traversées.

Les plus belles années de sa vie, rapporte Adrien Bosc, sont celles où il survolait la Méditerranée aux commandes de son Dakota pour aller parachuter des troupes en Italie puis en Provence. " A Casablanca, base arrière alliée, Jean reprenait vie. L'histoire était à pied d’œuvre et il en était, l'un des figurants du grand théâtre d'opération organisé par Churchill et Roosevelt lors de la conférence de Casablanca. [...] Après guerre, Jean avait emmené sa femme au Max Linder assister à la projection de Casablanca avec Ingrid Bergman et Humphrey Bogart. Il s'étonna d'une casbah à mille lieux de ses souvenirs et rit de bon cœur de cette Marseillaise orchestrée par le résistant Laszlo. Vaste blague. Il décrirait à Aurore en remontant le boulevard Poissonnière son Casablanca. [...] Il lui raconterait aussi l'histoire de l'aéropostale marocaine, les exploits de Mermoz et de Saint-Exupéry, le survol du désert, les dunes de sable où l'on ne voit rien, n'entend rien, et la beauté cachée par l'immensité."

Il est certes banal de comparer un avion à un oiseau, mais la métaphore aviaire est tout de même trop fréquente dans ce court chapitre (cinq pages) pour être tout à fait anodine : le Constellation est ainsi désigné comme un grand échassier (à cause de son train démesuré, est-il précisé dans le chapitre précédent). Le héros de Jean de la Noüe, Charles Nungesser, disparaît, l'année de ses quinze ans, lors d'une tentative de traversée de l'Atlantique sans escale à bord de son biplace baptisé l'Oiseau Blanc. Le Dakota qu'il pilotait à Casablanca était surnommé Gooney Bird par les pilotes anglais, autrement dit "l'Albatros", "gauche au sol, majestueux dans les cieux".

Dans le chapitre suivant, le Constellation est aussi désigné comme "un oiseau chromé né de la folie d'un homme, Howard Hughes." Cet homme d'affaires, dont Martin Scorsese a retracé une partie de la vie dans Aviator (avec Leonardo Di Caprio dans le rôle de Hughes), "en dessinait les plans, à main levée, des croquis guidés par une quête d'élégance et d'érotisme, charge aux ingénieurs d'adapter l'esquisse aux règles de l'aéronautique. A la même époque, pour les besoins du film Le Banni, le cinéaste-aviateur imaginait un soutien-gorge à armatures renforcées autoportant muni d'acier et transformait la poitrine de Jane Russell en un missile pointé droit sur l'écran et les ligues de vertu."

Or, que vois-je, hier au soir, passé minuit, sur l'écran de l'application Mubi à laquelle je suis abonné (et dont j'ai déjà fait référence ici et ), précisément le film Le Banni, dont, soit dit en passant, je n'avais jamais eu connaissance jusqu'à ce jour.


Creusons cette coïncidence, relevons cette date qui revient avec insistance : 1943. Année où Jean de la Noüe rejoint Londres, année de la conférence de Casablanca, mais aussi du film du même nom, et donc également du Banni.

Car c'est aussi en 1943 que paraît Le Petit Prince, à New York où Saint Exupéry est en exil, et qu'il reçoit, à sa grande joie, son ordre de mobilisation pour l'escadrille 2/33, laissant en Amérique la femme aimée, Consuelo, lui écrivant par la suite ses plus belles lettres d'amour.

Et il faut ajouter 1) qu'avant-guerre, en 1931, ils avaient vécu ensemble à Casablanca : Saint Exupéry, gêné financièrement, ayant accepté un poste de pilote de nuit sur la ligne Casablanca-Port Etienne (en Amérique du Sud); 2) qu'à la rentrée littéraire de septembre de cette même année paraît Vol de Nuit, préfacé par André Gide, qui obtiendra le prix Fémina. "C'est à deux qu'ils ont choisi le titre, en écrivant sur une feuille plusieurs titres possibles. Saint Exupéry penche pour Nuit lourde, mais Consuelo pense que Vol de nuit est meilleur. Va donc pour Vol de nuit..." (Alain Vircondelet, Antoine et Consuelo de Saint Exupéry, un amour de légende, les arènes,2005, p.46)

C'est sous l'égide encore une fois de la métaphore aviaire que l'on retrouve Saint Ex, Consuelo le désignant dans sa lettre comme son ketzal (ou quetzal), le ketzal étant oiseau d'Amérique centrale (Consuelo était salvadorienne) :

Mon ketzal,
Vous êtes déjà dans le ciel, mais je ne vous vois pas. Il fait nuit, et vous êtes encore loin. J'attendrai le jour. Je dormirai pendant que vous vous approcherez de notre maison. J'irai au terrain vous attendre. Mon mari chéri, déjà votre moteur ronfle dans mon cœur. Je sais que demain vous serez assis à cette même table, prisonnier de mes yeux. Je pourrai vous voir, vous toucher... Et la vie à Casablanca aura un sens pour moi. Et mes difficultés de ménage une raison pour le souffrir. Et tout, tout, mon oiseau sorcier, sera beau dès que vous me chanterez : "Que Dieu veuille dans sa grandeur te protéger." Plume d'or.

Consuelo en 1942 à Montréal (Wikipedia)
Et quel sens tout ceci a-t-il pour nous ?

lundi 1 septembre 2014

Constellation

Vol de nuit donc.
Vol de nuit celui du Lockeed Constellation F-BAZN d'Air France qui s'élance d'Orly au soir du 27 octobre 1949.
A son bord, onze membres d'équipage et trente-sept passagers, dont quelques célébrités, la violoniste prodige Ginette Neveu et le boxeur Marcel Cerdan, accompagné de son manager Jo Longman et de son ami Paul Genser. Cerdan qui part à New York avec l'ambition de reconquérir son titre de champion du monde contre le Taureau du Bronx, Jake LaMotta. Trois places prises au dernier moment, à cause de l'impatience d'Edith Piaf, qui a supplié son amant de venir la rejoindre au plus vite. Le droit de priorité accordé au champion a laissé à terre un jeune couple, Edith et Philip Newton, ainsi qu'une certaine Mme Erdmann.
Mais quelques heures plus tard, l'avion, qui devait faire escale aux Açores, ne répond plus.
On retrouvera le lendemain l'épave fracassée sur les pentes du Mont Redondo, sur l'île de São Miguel. Il n’y a aucun survivant.

"La violoniste Ginette Neveu montre son Stradivarius à Marcel Cerdan quelques minutes avant leur embarquement dans l'avion d'Air France où ils trouveront la mort." Site


Ce drame constitue le nœud de Constellation, premier roman d'Adrien Bosc, publié chez Stock.
Constellation, c'est le nom, on l'a vu, de l'avion, mais c'est aussi la métaphore de ces quarante-huit hommes et femmes, dont le destin se croisait en cette nuit fatale. Autant de trajectoires diverses que l'auteur, après une enquête longue et serrée, s'est employé à reconstituer. Agitant une poignée de questions qui ne pouvaient me laisser insensible, je cite la quatrième de couverture :
Quel est l’enchaînement d’infimes causalités qui, mises bout à bout, ont précipité l’avion vers le mont Redondo ? Quel est le hasard objectif, notion chère aux surréalistes, qui rend « nécessaire » ce tombeau d’acier ?
Je ne suis pas certain que le hasard objectif rende jamais "nécessaire" quoi que ce soit, mais que cette notion même apparaisse dans le récit suffisait à stimuler mon intérêt.
J'ai lu ce livre presque d'une traite, car il y a quelque chose de fascinant dans l'enchaînement des circonstances, la collision des existences, les multiples échos que cette histoire propage. Et je me propose maintenant de le relire, pas à pas, chapitre après chapitre, pour continuer d'en explorer les résonances*.

______________________
* Que Bernard Chambaz soit l'une des quatre personnes remerciées en fin d'ouvrage est l'une de ces résonances marquantes. De même le nom de l'auteur ne pouvait que m'interpeller, si proche qu'il était de celui de mon fils aîné, appartenant tous les deux à la même génération, à deux ans près.
    Autre résonance : le passage en ce moment sur Arte du film de Mathieu Demy, Americano, que je citai en fin d'article.

jeudi 28 août 2014

Le chien noir

                     TOPPER

Soudain aux arêtes de la pierre
mon sang a brûlé mes yeux se sont tus
le ciel dans mes paumes ne reposait plus
j'élus domicile dans l'ornière

Topper était un labrador, un chien noir, tout noir. Le plus intelligent des chiens que nous ayons eu à la ferme. Beau, affectueux, et indépendant comme un chat : quand il voulait aller folâtrer dans les champs, il faisait la sourde oreille et ne répondait plus à nos appels.
C'est un petit train de marchandises qui le renversa et lui ôta la vie.
Une semaine plus tard la ligne était désaffectée.

Pourquoi évoquer son souvenir ?
Si ce n'est qu'un autre labrador noir a disparu récemment, Vadim, le chien de l'amie Sylvie, qu'un garagiste nomma Valmer. "Au reste, est-ce que son erreur a un sens, j'en doute", écrivait-elle dans la note qu'elle lui consacre. Sur cette erreur, je fis un commentaire sur le site : c'est qu'il m'apparaissait que ce nom - Valmer - n'était pas sans faire surgir toute une chaîne d'échos.
Si ce n'est que l'article que je rédigeais au même moment évoquait Accident nocturne, un roman de Modiano paru en 2003, et que je m'avisai qu'un chien noir y avait place, qui croisait l'errance du personnage dans la capitale :

Une nuit, un chien m'avait suivi depuis l'Alma jusqu'à l'esplanade du Trocadéro. Il était de la même couleur noire  et de la même race que celui qui s'était fait écraser du temps de mon enfance. Je remontais l'avenue sur le trottoir de droite. D'abord, le chien se tenait à une dizaine de mètres derrière moi et il s'était rapproché peu à peu. A la hauteur des grilles des jardins Galliera, nous marchions côte à côte. Je ne sais plus où j'avais lu - peut-être était-ce une note au bas d'une page des Merveilles célestes - que l'on peut glisser à certaines heures de la nuit dans un monde parallèle : un appartement vide où l'on n'a pas éteint la lumière, et même une petite rue en impasse. On y retrouve des objets égarés depuis longtemps : un porte-bonheur, une lettre, un parapluie, une clé, et les chats, les chiens ou les chevaux que vous avez perdu au fil de votre vie. (p. 120)

La magie Modiano s'exerce ici à plein, il y suffit d'un chien qui vous suit, que l'on suit, et une brèche semble s'ouvrir dans le mur compact du réel. Le temps s'y laisse reconquérir furtivement.

Je l'ai vu s'éloigner de moi, comme s'il ne pouvait rester plus longtemps en ma compagnie et qu'il allait manquer un rendez-vous. Alors, je lui ai emboîté le pas. Il marchait le long de la façade du musée de l'Homme et il s'est engagé dans la rue Vineuse. Je n'avais jamais emprunté cette rue. Si ce chien m'y entraînait, ce n'était pas un hasard. J'ai eu la sensation d'être arrivé au but et de revenir en terrain connu.

Le chien est passeur, intercesseur de l'ombre. Il guide le narrateur jusqu'à un bar, fermé, c'est un dimanche :

Je m'étais arrêté un moment et j'essayais de déchiffrer ce qui était écrit sur l'enseigne, au-dessus de la porte d'entrée : Vol de Nuit. Puis j'ai cherché du regard le chien, devant moi. Je ne le voyais plus. J'ai pressé le pas pour le rattraper. Mais non, il n'y avait pas trace de lui. J'ai couru et j'ai débouché au carrefour du boulevard Delessert. Les lampadaires brillaient d'une clarté qui m'a fait cligner les yeux. Pas de chien à l'horizon, ni sur le trottoir en pente du boulevard, ni de l'autre côté, ni en face de moi vers la petite gare du métro et les escaliers qui descendent jusqu'à la Seine. La lumière était blanche, une lumière de nuit boréale, et j'aurais vu ce chien noir de loin. Mais il avait disparu. J'ai éprouvé une sensation de vide qui m'était familière et que j'avais oubliée depuis quelques jours grâce à la lecture apaisante des Merveilles célestes. Je regrettais de n'avoir pas retenu le numéro du téléphone qu'il portait à son collier. (p. 123)

Le lendemain, à la nuit tombée, il repassera par cette rue Vineuse, et retrouvera la Fiat couleur vert d'eau qui l'avait renversé au début du roman, place des Pyramides, et, à l'intérieur du bar Vol de Nuit, Jacqueline Beausergent, la conductrice.

Vol de nuit, c'est le titre aussi d'un célèbre roman de Saint-Exupéry.

C'est précisément d'un vol de nuit dont il va être question dans la suite de cette pérégrination.

mardi 26 août 2014

Les Merveilles célestes

"di 20-21.07.14
Dublin.

les rives de la Liffey, qui réminiscent forcément Joyce, tout comme le Trinity college réminisce Beckett.
la library, la long room du college : ce vaste, imposant dépôt de nos pensées d'hommes, morts, impressionnant dépôt d’alluvions de récits et de paroles échouées… je m'y suis arrêté longuement dans le silence, à savourer, presque me recueillir, lieu prégnant en odeurs de vieux papiers, de feuilles de veau, de vieux bois, de cuir…"


Fred Griot (Refonder)

Il n'est peut-être pas superflu de rappeler de temps à autre l'intention de ce blog : 

"Alluvions dit bien la variété de ce qui se déposera ici, aussi bien dans la forme que dans le contenu : notes bien structurées, développements de pensées, ouvertures réflexives comme citations, anecdotes, traits, emprunts, essais, repentirs, esquisses, nervures de néant, griffures, phrases juste sauvées de l'abîme. De la pierre et de la boue, du sable et du roc."

Mais il arrive aussi que de ce désordre émerge comme une construction, que de l'informel surgissent des motifs, qu'une figure se dessine, que des correspondances se tissent. C'est le travail de ce que j'ai nommé l'attracteur étrange, en empruntant le concept à la théorie du chaos, mais que l'on pourrait tout aussi bien rattacher au hasard objectif cher à André Breton.

Il semble que nos vies ne soient pas entièrement déterminées, pas plus qu'elles ne sont abandonnées à l'aléatoire. L'attracteur étrange nous invite à quitter la vision de la vie comme ligne droite, chemin unique, destin, pour une vision plus large, plus haute, plus profonde, en surface, en volume. Chaque être paraît relié à une constellation, et en cela l'intuition astrologique n'est sans doute pas sans fondement, même s'il convient de ne pas se laisser enfermer dans les rets d'un autre déterminisme dont les tentations prophétiques ont toujours sombré dans le ridicule et le pathétique.

Littoral, près des marais d'Yves (août 2014)

Nous sommes partie prenante d'un univers en mouvement, un mouvement qui plus est non uniforme, pourvu de vitesses variables, composé d'accélérations et de fulgurances comme de ralentis ou de stagnations. L'attracteur se lève parfois comme un vent impérieux, soufflant sur nos steppes intérieures pendant des jours et des semaines, mais il lui arrive de s'éteindre, de se tapir dans les replis du temps.

Ce n'est pas actuellement le cas, loin de là, et je sens bien qu'il me faudra plusieurs posts pour rendre compte des dernières manifestations du phénomène.

Commençons par ce qui semble le plus anodin : ce roman de Patrick Modiano, Accident nocturne, publié en 2003, mais acheté seulement cette année sur l'avenue des Marins, à la brocante mensuelle (avenue qui fait partie de ces lieux, en apparence profanes, qui délivrent régulièrement leur moisson épiphanique). Modiano qui s'est imposé à l'automne 2012 comme l'une des étoiles majeures de ma propre constellation.

"Une, deux, trois fois, on dirait que le destin - ou le hasard - insiste, voudrait provoquer une rencontre et orienter votre vie vers une nouvelle direction, mais souvent vous ne répondez pas à l'appel. Vous laissez passer ce visage qui restera pour toujours inconnu et vous éprouverez un soulagement, mais aussi un remords. " (p. 37)

Il dit très simplement la nature de l'attracteur, qui appelle mais ne contraint pas. Page 92, on lit cette phrase que l'on peut retrouver presque identique dans plusieurs de ses romans :

Il me semblait que dans ma vie une brèche s'était ouverte sur un horizon inconnu.

A ce mot brèche chez Modiano, j'ai consacré une note entière. De même à cet autre mot "horizon", qui fait matière d'ailleurs d'un titre de livre. Au bout du compte, il y a toujours de l'inconnu, toujours une réserve d'inconnu que l'on se doit de ne pas effaroucher, dont l'approche se fait avec discrétion, qu'on laisse plus venir à soi qu'on ne le traque réellement :

Il faut attendre que les autres viennent vers vous d'un mouvement naturel. Pas de gestes trop brusques. Rester immobile et silencieux et se fondre dans le décor. Je m'asseyais toujours à la table la plus retirée. Et j'attendais. J'étais quelqu'un qui s'arrête au bord d'un étang au crépuscule et laisse son regard s'accommoder à la pénombre avant de voir toute l'agitation des eaux dormantes. (p .96)

Oui, les eaux dormantes sont un leurre, cachant une activité parfois redoutable. Bars de nuit, façades livides, campagnes atones dissimulent souvent de troubles trafics, de louches affaires dont on ne saura probablement jamais le fin mot. Le narrateur apparaît donc comme un passager clandestin dans la ville, toujours en instance de déménagement, allant d'un hôtel à l'autre, changeant de quartier en fonction des urgences du jour. Dans cette existence désargentée et solitaire, il arrive néanmoins qu'une éclaircie se produise :

Au cours de ces nuits blanches, ce que je regrettais le plus, c'était d'avoir laissé tous mes livres dans ma chambre de la rue de la Voie-Verte. Pas beaucoup de librairies dans le quartier. J'avais marché vers l’Étoile pour en découvrir une. J'y avais acheté quelques romans policiers et un vieux volume d'occasion dont le titre m'intriguait : Les Merveilles célestes. A ma grande surprise, je ne parvenais plus à lire les romans policiers. Mais à peine avais-je ouvert Les Merveilles célestes qui portait sur la page de garde cette indication : "Lectures du soir", que je devinais combien cet ouvrage allait compter pour moi. Nébuleuses. La Voie lactée. Le monde sidéral. Les constellations du Nord. Le zodiaque, les univers lointains... A mesure que j'avançais dans les chapitres, je ne savais même plus pourquoi j'étais allongé sur ce lit, dans cette chambre d'hôtel. J'avais oublié où j'étais, dans quel pays, dans quelle ville, et cela n'avait plus d'importance. Aucune drogue, ni l'éther, ni la morphine, ni l'opium ne m'aurait apporté cet apaisement qui m'envahissait peu à peu. (p. 118)

Les Merveilles célestes ne sont pas une invention. Ce livre existe bel et bien, Modiano ne le mentionne pas mais l'auteur en est le célèbre Camille Flammarion. Il est disponible sur Gallica.





samedi 16 août 2014

"Mais, Papa, l'Empereur est tout nu", s'écria l'enfant.

Aux yeux du grand public, la disparition de Pierre Ryckmans, de son nom de plume Simon Leys, passera bien sûr inaperçue. Qu'importe, cela ne nous empêchera pas de saluer (et quand je dis nous, ce n'est pas pluriel de majesté, mais le nous de la communauté informelle de tous ceux qui se sentent redevables à l'écrivain), de saluer celui qui courageusement, solitairement, rendit compte de ce qu'il en était vraiment de la réalité du communisme chinois, à l'époque où de brillants intellectuels français versaient au contraire dans le maoïsme le plus aveugle. Il eut la lucidité de montrer que l'Empereur, alias le Grand Timonier, était tout nu (la citation de Andersen était d'ailleurs en exergue de son livre chronique de la Révolution culturelle, Les habits neufs du Président Mao). Ce qui lui valut anathèmes et dénonciations calomnieuses. Il n'en eut cure et persista.

{Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, chez lui à Canberra en 2002(WILLIAM WEST / AFP)}
On peut lire quelques bons articles sur l'homme et son œuvre, riche aussi en analyses littéraires subtiles et diverses. Chez Pierre Assouline, Victor Kirtov par exemple. Dans la chronique de celui-ci, on trouve un bel hommage de Yann Moix. Je n'ai jamais lu Yann Moix, je sais que l'homme est controversé, que ses romans sont adulés ou voués aux gémonies, c'est selon. Je m'en fous, du moins à cet instant, j'aime beaucoup en tout cas la fin de son billet, (circonstance aggravante, il écrit dans Le Figaro) que j'ai plaisir à citer ici :

[...] Leys ne se laisse pas impressionner : ni par les vivants ni par les morts. Ni par les nains ni par les géants. C’est un homme pour qui Segalen est aussi vital que la vie : pour qui Segalen est la vie. Leys crée son monde intime à partir de celui des autres - admirations, détestations. Il a inventé quelque chose d’inouï : l’imagination critique. Par la critique, il crée des univers. Il sait que le génie est l’art de travailler à partir, non de ses dons, mais de ses défaillances, de ses tares, de ses incapacités, de ses handicaps. Le culot de bâtir un cosmos sur sa propre insuffisance, sur ses limites, sur ses faiblesses : là se situe l’universel de l’intime, là se situe l’intime de l’universel. Avoir le courage d’être soi et rien que soi. Celui qui est réduit à sa place, minuscule, et se satisfait de se confondre avec elle : c’est lui, le créateur.



jeudi 14 août 2014

Un monde de rosée

Je suis comme ce pays qui ne trouve pas son été. Comme ce ciel traversé, bousculé de nuages, percuté d'ondées, qui ne connaît plus de longtemps la toile bleue monochrome  des saisons immobiles. Et je vais de ci de là, entre un livre et un autre, un film, un article, une page sur le web, dans les interstices de la journée, entre cuisine, vaisselle, partie de jeu d'échecs ou de Qin, car les enfants sont là, avec moi, et c'est bonheur aussi.

Je me délecte de ce livre déniché chez Noz, qui évoque si bien les jardins de mousses du Japon. Je ne savais pas avant lui que ces plantes si modestes étaient là-bas l'objet d'un soin minutieux dans nombre de temples vénérables : "Ombreuse et douce, la mousse épouse la terre, la couvre d'un manteau comme on dit de la neige, et pas davantage on n'en peut isoler les brins que les flocons. Elle est le printemps perpétuel comme la neige est l'hiver, et comme elle, restitue le monde à son silence."

Se délecter d'un livre c'est le goûter à petites lampées, comme un alcool fort exhalant le souvenir des tourbes. Je le repose donc, mais j'en prends bientôt un autre, dessous la pile des volumes inachevés. Tiens, justement, Yves Bonnefoy, L'Inachevable, Entretiens sur la poésie 1990-2010. Un marque-page donne le lieu exact de l'abandon, qui doit remonter à quelques mois. Des lignes soulignées au stylo bleu : "Je vous disais tout à l'heure que la poésie, c'est l'intensification du langage : plus de présence, plus de plénitude immédiate pour les choses et les personnes dont le poème nous parle, mais d'abord dans les mots qui un par un les évoquent. Il y a poésie quand le mot "arbre" ou le mot "pierre" prennent des allures d'épiphanies."

Je ne vais pas plus loin, cet aperçu me suffit. Je reviens aux mousses, un peu plus tard (peut-être après avoir tapé dans un ballon sur un stade annexe oublié des tondeuses, et dont l'herbe encore humide de la dernière giboulée n'est pas sans faire songer à ce nom de "terre de rosée"(roji) donné au chemin qui mène au pavillon où se déroule la cérémonie du thé, - et dont Véronique Brindeau nous avertit qu'il ne doit pas faire oublier la résonance bouddhique, "car la rosée délicieuse s'évaporera tantôt, comme est transitoire ici notre passage. (Monde de rosée / c'est un monde de rosée / et pourtant et pourtant, dira le poète Koyabashi Issa à la mort de son premier enfant.)" Et c'est d'averse et de pluie aussi qu'elle parle à la fin de ce court chapitre : " Si l'on sait attendre, dit-elle, sous les arbres ruisselants du Temple des mousses tandis que l'averse disperse les visiteurs, on est alors assuré d'être seul au Palais. Vient l'embellie ; sur le fond d'émeraude se lève le dessin des branches comme les lignes d'un Polaroïd grandeur nature se révélant sous vos yeux, et l'on est exaucé d'un souhait qu'on n'aurait pu formuler, éphémère épiphanie qui vaut toutes les impatiences."

Mousses - Arboretum de la Sédelle
Avez-vous remarqué ce mot qui revient ? Ce mot "épiphanie", déjà dans la parole de Bonnefoy. Or, je l'avais croisé pas plus tard que la veille, mot rôdeur, maraudeur, en allant picorer quelques phrases dans The Creative Writing No-Guide de Malt Olbren, traduit par François Bon. Attention, c'est un détour un peu long, mais il mérite toute votre attention, et puis l'itinéraire que l'on emprunte ici n'est fait que de ça, des détours. Et le détour, il passe par Steinbeck, septième paragraphe des Raisins de la colère, dont Olbren fait la matière d'un exercice.

The dawn came, but no day. In the gray sky a red sun appeared, a dim red circle that gave a little light, like dusk ; and as that day advanced, the dusk slipped back toward darkness, and the wind cried and whimped over the fallen corn.
(L’aurore vint, mais pas le jour. Un soleil rouge troua le ciel gris, un mince cercle rouge qui donnait une faible lumière, comme un crépuscule ; et plus le jour avança, plus ce crépuscule revint à son obscurité, tandis que le vent gémissait et hurlait sur les blés courbés.)

[...] Poétique du roman ? Oui, si le paysage s’écrit en tant que poétique, affirmation lyrique du monde devenu image abstraite. Non, s’il s’agit seulement d’une épiphanie  : ces moments de grâce où le monde se rappelle à nos petites affaires et — comment dire — les relativise.
J’ai donc pensé que nous pourrions prendre, avec tranquillité et sérénité, le temps de revenir à ces quatre lignes.
Je vous inciterais donc à aller vers cette épiphanie, non pas se la remémorer, mais en provoquer la réminiscence. Ce que vous allez choisir, comme Steinbeck son champ de blé, c’est un petit timbre-poste qui vous concerne dans le monde. Un petit morceau fixe de peau du monde. Il peut être urbain, elles ont pavillon et maison, désormais, les ombres de Steinbeck, même si la misère est pareille. Au moins un mobilehome. Et le champ de blé est un lieu de peine et de travail : le lieu que vous choisirez n’est pas un lieu de repos ou le coucher de soleil sur la plage — dans ce cas-là mieux vaut que vous y alliez. Non, ce qui compte dans ce septième paragraphe c’est l’usure prématurée du jour parce que nous sommes d’avance dans le lieu de la plus grande usure, celle du quotidien, de la tâche répétée, du monotone, de l’ordinaire. Seulement voilà, la grande magie du monde sait se rappeler à nous jusqu’ici. [C'est moi qui souligne]


Trois occurrences d'épiphanie, chez Bonnefoy, Brindeau, Olbren, et pourtant je suis presque certain que le sens de ce mot, malgré le contexte, doit rester, comme à moi, obscur à beaucoup (si du moins on a eu la patience de me suivre déjà jusque là). Olbren pourtant précise à ses étudiants l'origine joycienne de la chose :


—  J’entends épiphanie au sens où James Joyce l’utilise dès ses premiers livres : moment de révélation intérieure qui vous fait soudainement et de façon éphémère, un instant seulement suffit, accéder au sens ou à l’esprit des choses. Je ne crois pas qu’il en donne lui-même de définition plus précise. Plus important pour nous le fait qu’après ces deux premiers livres (Stephen the Hero, et Portrait of the artist as a young man), il se saisit du
concept pour en faire l’élément organisateur de chacun des récits inclus dans Dubliners. Joyce nous apprend que ce moment sans durée, qui nous ouvre magiquement (ou irrationnellement, pardon) sur le parfait dehors, peut-être une clé pour l’invention narrative…



Mousse - Arboretum de la Sédelle
J'ai exagéré : le sens d'épiphanie ne m'est pas obscur, il m'est plutôt clair-obscur. J'entrevois ce qu'il promet, ce qu'il annonce, ce qu'il déploie, et qui est essentiellement fugitif, fugace (en ce sens, parler d'éphémère épiphanie comme le fait Véronique Brindeau ressort du pléonasme : il ne saurait y avoir de permanence épiphanique). L'épiphanie est peut-être cette intensification de notre sensation du monde, un instant de pure présence que chacun a pu vivre au moins une fois dans sa vie.

Mais je ne me contentai pas de cette entrevision, j'allai voir sur le net, je googlai l'épiphanie de Joyce. 24 800 résultats en 0,34 seconde. Dans la première page, un article de Sollers, Les épiphanies de Twombly, qui commence ainsi : " Une épiphanie, au moins depuis Joyce, est un fragment ouvert de réalité restant énigmatique parce qu'il emprunte à plusieurs temps ou à plusieurs espaces à la fois sa puissance d'apparition. L'événement est très fort pour celui qui le vit et le note, mais nous, lecteurs, spectateurs, contem­plateurs, tout en ressentant la mise en scène de l'instant ins­crit et commémoré, nous savons que nous n'en posséderons jamais toutes les données. Il s'agit d'une expérience inté­rieure venant de l'extérieur, comme une hallucination."


Pas mal, mais je n'étais pas rassasié. Seconde trouvaille : un texte de conférence de Philippe Forest, daté du 15 février 2005, Haïku et épiphanie, avec Barthes, du poème au roman.


"Du  haïku,  Barthes  rapproche  l'épiphanie  en  reprenant  ce  terme  à l'écrivain  irlandais  James  Joyce  qui  le  définit  ainsi  dans  Stephen  Hero : «  Par  épiphanie,  il  entendait  une  soudaine  manifestation  spirituelle,  se traduisant  par  la  vulgarité  de  la  parole  ou du  geste  ou  bien  par  quelque phase mémorable de l'esprit  même.  Il  pensait  qu'il  incombait  à  l'homme de  lettres  d'enregistrer  ces  épiphanies  avec  un  soin  extrême,  car  elles représentaient les  moments les  plus délicats et les  plus  fugitifs  ».
On  peut rappeler ici comment  le  jeune  Joyce  au tout début du  xxe siècle s'exerce tout  d'abord à  la poésie et  recueille — comme  il  le  rapportera plus tard  dans  Ulysse —  la  matière de ce  qui peut passer  à nos yeux  de lecteurs français pour des sortes  de petits poèmes en  prose,  qu'il baptise  épiphanies, et qu'il projette  tout  d'abord de rassembler en  recueil —  dont la  rédaction ultérieure de ses romans  le  détournera, puis le  détachera  tout à fait."



La conclusion de la conférence est particulièrement intéressante : Philippe Forest  y définit à la suite de Barthes (dont il note tout de même qu'il se méprenait largement tant sur le haïku que sur l'épiphanie) ce qu'il choisit de nommer le roman épiphanique, dont le trait principal, me semble-t-il, est de laisser toute sa place à la poésie.


L'hypothèse  que  je  voudrais  indiquer  pour  finir  est  la  suivante  :  se méprenant  sur  le  haïku et  sur  l'épiphanie,  convaincu  à  tort  de  leur incapacité à  se  convertir en  matériaux convenables pour le  roman  nouveau, Barthes  a au  contraire  posé les bases d'un  modèle qui  permet  de rendre  compte à  la
fois  du monument proustien  qui fut  sa  référence exclusive,  de  ses  propres livres et de ceux qui,  aujourd'hui, à  sa suite, introduisent  dans la  littérature française  les  facteurs les  plus  intéressants  de renouvellement  de la  tradition romanesque. 


En  effet,  le  roman  vrai  — qui,  pour  Barthes,  se  réfléchit  à  partir  du modèle proustien,  et  qui parvient  à  intégrer dans le  mouvement même de la  fiction le  moment  vrai  de l'amour  et  de la  mort —  ,  on  peut choisir de le nommer roman épiphanique  et le concevoir à  la  façon d'un  texte tirant son principe  même d'un certain jeu  entre prose et  vers,  roman et poésie, fiction et vérité qu'illustrent,  dans la  référence  commune aux  littératures d'Orient et  d'Occident,  certaines  œuvres  actuellement  en  cours  sur  lesquelles  on
s'arrêtera  pour  finir,  qu'il s'agisse  de celle de  Philippe Sollers  ou de Pascal Quignard — œuvres  dans  la  référence  desquelles  peut  se  lire  également mon tout  nouveau roman,  Sarinagara


Ces livres  — qu'il s'agisse de certains  des  derniers  romans  de Philippe Sollers comme  Studio  ou  Le Secret,  des  Dernier  royaume  de Pascal Quignard ou  bien  de  Sarinagara  — ont  en  effet  en  commun  de  se  refuser  à  un certain  néonaturalisme qui domine le  champ  littéraire  français  tout  en  ne consentant  pas au  postmodernisme qui  voue  la  littérature  à  l'insignifiant et  à  l'inoffensif  au  nom  d'une  esthétique  du  virtuel,  du  simulacre.  Pour ne  pas  renoncer  au  réel,  et  puisqu'il  est  devenu  le  genre  hégémonique,
le  roman  se  pose  la  question  de  savoir  comment  il  pourrait  accueillir l'expérience  poétique  à  l'intérieur  de  lui-même,  afin  de  lui  permettre  de survivre.  Échappant  à  sa  définition  ordinaire  qui  le voue  à  l'illusion  de la représentation  réaliste,  le  roman  s'ouvre  à  tous  les  genres  et  les  accueille en  lui  pour  se  constituer  en  une  théorie  (au  sens  de  suite)  d'images,  de fragments,  de  légendes,  de  pensées,  de  souvenirs  dont  l'hétérogénéité même l'apparente  à  l'album,  à  l'essai,  mais  lui  permet  de  rappeler  en  lui
cette passion du  réel  qui,  seule,  justifie  l'exercice  de la  littérature. 


Rochers moussus sur la rivière - Arboretum de la Sédelle


Et il se trouve que j'ai lu Sarinagara à la fin de l'année 2004. Le ressortant de la bibliothèque, et l'ouvrant comme on dit au hasard, je tombe sur le fragment 30, page 82, qui commence par ces mots : "Que dit la poésie ? Elle dit le perpétuel désastre du temps, l'anéantissement de la vie auquel seul survit le désir infini. A la grande loi du rien régnant sur le monde, la fausse sagesse des hommes invite à se soumettre. En échange de la résignation, elle promet la paix et l'oubli." Et finit par ceux-ci : "Mais au moment le plus noir de sa vie, contemplant son épouse en pleurs penchée sur le corps de son enfant, Issa, abattu et vieillissant, reçoit de cette jeune femme et de cette petite fille avec lesquelles il a vécu une vérité plus profonde qu'aucune autre. Issa raconte : "Sa mère s'accrochait au corps froid de l'enfant et gémissait. Je connaissais sa souffrance mais je savais aussi que les larmes étaient inutiles, que l'eau qui passe sous un pont jamais ne revient, que les fleurs fanées sont perdues pour toujours. Et pourtant, rien de ce que j'aurais pu faire n'aurait permis que se dénouent les liens de l'amour humain."
 Et à ce moment  - à ce moment, seulement - Issa compose le poème qui dit :

monde de rosée - c'est un monde de rosée - et pourtant pourtant "

Oui, c'est le même poème, dans une traduction légèrement différente, que celui cité par Véronique Brindeau. Ce même poème qui ouvre le roman, dont sarinagara est le titre et le dernier mot du poème, qu'on peut traduire par pourtant ou cependant. 
Faut-il ajouter que Philippe Forest a perdu sa petite fille en 1996, et que toute son œuvre est marquée par cette terrible expérience du deuil de l'enfant.
L'expérience de Bernard Chambaz dans mon billet précédent.
Sa petite fille qui s'appelait Pauline. Je n'ai pas eu la force encore de lire Toute la nuit, ce récit de 1999 où il relate le drame de sa disparition.