mercredi 29 janvier 2014

Au ventre des abysmes

Nouveau Tumblr : Au ventre des abysmes, qui rassemble et glane les images, textes, vidéos, articles qui se rapportent plutôt à la science, aux cultures scientifiques, techniques et industrielles (que désigne le signe CSTI, dont l'existence m'a été révélée par le grand Fred, il se reconnaîtra). Arantelle a plutôt la fibre artistique et littéraire, le Ventre des abysmes (titre emprunté à Rabelais) lorgne, lui, du côté des machines, des codes, des labos et des rêveurs de mondes, car le rêve est tout autant dans la science que dans l'art, ou plutôt art et science marchent de concert, et les deux sites pourraient souvent échanger leurs contenus.


Ce que j'aime avec tumblr, c'est d'abord l'absence de pub, ensuite le choix des thèmes possibles et l'absence de censure hypocrite. Tout ce qui n'existe pas chez Facebook, par exemple. J'aime partager sur cet espace les coups de coeur de mes navigations internautiques, surtout j'aime composer une page. J'ai choisi pour chacun de ces deux tumblr des modèles qui présentent plusieurs posts sur la même page, et c'est un exercice toujours plaisant de disposer les différents éléments visuels et narratifs de façon à créer souvent des échos et des correspondances.
Je joue ainsi avec l'accident, l'aléa des posts que je découvre en suivant la cinquantaine de tumblr auxquels je suis abonné (peu de français encore, mais ça vient). Ainsi dans Arantelle, le tableau de Paul Nash (1889-1946) We Are Making a New World, 1918, dialogue avec l'affiche créée par Christophe Bailly pour la pièce Eté 1915, à travers les arbres décharnés chez l'un et l'autre. Mais les arbres bien vivants de Vallotton, ceux de la villa Beaulieu à Honfleur, sont lourds de menaces, peints qu'ils sont en 1916, l'année de Verdun, et voyez le titre : Avant l'orage. Et tout cela n'est pas le fruit d'une longue recherche, ce sont les fruits du flux du jour, voire de l'heure. C'est la sérendipité du web, la puissance discrète du hasard chère à Denis Grozdanovitch.


lundi 13 janvier 2014

Huit mille sept cents jours

Retrouvé dans un cahier Clairefontaine de 1990 la trace de ma relecture d'alors de Trente mille jours. Vingt-quatre ans déjà ont passé, plus de huit mille sept cents jours.

"8 février
Bourg. Le ciel gris de ce matin s'éclaire un tantinet et la fatigue que j'avais accumulé ces derniers jours, peu à peu, se dissipe. Et il vaut mieux car c'est sans doute à elle que je dois la floraison d'actes manqués qui ont émaillé le voyage jusqu'ici.

Mon viatique intellectuel : outre ce cahier, le Yi King, avec le volume de Schlumberger, encore indispensable, et Trente mille jours de Maurice Genevoix, que je relis pour la grâce du souvenir et l'émotion du style. (...)
 9 février
Le jeu toujours troublant des coïncidences. Hier soir nous regardions la fin d'un film fantastique et, comme à mon habitude, en même temps je lisais le livre de Maurice Genevoix. Et j'arrivais à ces pages terribles où il conte les années de guerre, à ce paragraphe qui résume à peu près tout :

"Peut-être la lueur que j'ai cherchée tremble-t-elle derrière ce double souvenir. Indemne, intégralement vivant, j'avais vécu une mort imaginée par ma vitalité même, ma jeunesse, mes terreurs durement réveillées, le chevreau blanc, César, la bête de boucherie égorgée, le visage aux yeux clos de ma mère. Et ç'avait été terrible. Grand blessé exsangue et gisant, déjà poussé à demi inconscient vers la rive du grand passage, c'est d'une mort douce et sans affres dont je garde aujourd'hui la mémoire." (p. 157) (C'est moi qui souligne.)
 A l'instant où je parcourais ces lignes fiévreuses, l'écran montrait la lutte d'Alain Delon contre la Mort à la sombre figure de vieille mendiante aux mains monstrueuses, arachnéennes. Lutte d'un père voulant sauver son fils, séquestré et contraint par un horrible chantage à participer à une entreprise mortifère. Titre du film : Le Passage. Mais il finit bien : père et fils se retrouvent sur la plage, au terme d 'une course échevelée. (...)
Ceci dit, ce film qui ne m'a laissé aucun souvenir (sans le journal, je l'aurais à coup sûr totalement oublié) est un beau nanar lalannien que certains se sont plu à étriller.
Reprenons le fil du Journal de 90 :

Maurice Genevoix, sentant l'approche de la mort, écrit "dériver lentement sur de pâles limbes océanes."
Son livre confesse tout de même quelques faiblesses ; écrit à la fin de sa vie il flirte avec le radotage. Non c'est un mot trop dur, et j'ai trop d'affection pour l'écrivain, disons qu'il y a des répétitions un peu fâcheuses : une anecdote narrée deux fois, "le long cri d'un courlis" en page 9 dont l'écho se retrouve page 191, traversant le ciel nocturne.
Je suis ingrat. Où pourrais-je cueillir ailleurs ces mots de moi inconnus dont je me plairai au retour à chercher le sens exact dans les dictionnaires, herbier de  vocables où se mêlent les "embus", les "musoirs", les "éteules", les "mouilles" et les "rouches" ?
D'où venu ? Cette question revient, lancinante. Genevoix est l'homme à l'affût, qui écoute. Toujours attentif à la rumeur du monde. D'où venue ? Je songe à l'Ombre-Rumeur de Marie-Thérèse Humbert*, à l'"aube du son**", dont la méridienne culmine à Nançay, au cœur de la Sologne de Raboliot, au Centre de Radio-astronomie tout entier à l'écoute du cosmos.
 10 février

Achevé Trente mille jours. Je cite ici, après Genevoix se citant lui-même, les propos prêtés à d'Aubel, le héros de Un jour :

"Il y a des signes partout."
Et encore, parlant à l'enfant d'autrefois :
"Les mythes , en vous et autour de vous, ne cessaient de fleurir et d'animer la création."
Et encore, avec une confiance qui se confond avec la vie : " Ce qui doit venir viendra, il y aura forcément rencontre."

J'ai relu, avec infiniment de plaisir, l'épisode dernier de l'écureuil. Je veux ici encore recopier l'ultime paragraphe, paraphe terminal d'un livre-signature d'une œuvre et d'une vie.

"Qu'était devenu l'écureuil ? Je n'avais pas perçu l'instant où il avait gagné les hautes branches, retrouvé les siens et son nid. Je me détachai de l'arbre, repris la sente vers les Vernelles. Mais l'homme que j'étais, ce même jour, lorsque je les avais quittées, le reconnaîtrais-je tout entier ? Comme Florie, la jeune chasseresse de La Forêt perdue, il m'avait été donné de voir s'entrouvrir sous mes yeux un monde vrai, où les symboles et les correspondances sont la seule réalité, où la création est Dieu même, et Dieu sa propre création.
Mais qu'en ai-je dit ?"
Si, l'autre jour à Grammont, devant les deux écureuils***, mon intérêt est devenu ferveur, ne le dois-je pas à ce passage vibrant resté lové dans une poche de mémoire ? Ainsi la littérature enrichit notre vie, la charge d'une intensité plus forte."
Dirais-je autre chose aujourd'hui ? Par quel hasard troublant ai-je trouvé le premier dimanche de janvier, à la brocante des Marins, ce volume de La Forêt perdue, que je ne cherchais pas, mais dont la couverture blanche, resplendissante dans cette benne pleine de livres d'occasion, me fut un irrésistible appel ?


_________________
* Dans son roman, Le Volkameria (Stock, 1984)
** Sur le méridien de Nançay, on trouve Aubusson.
*** 28 janvier : (...) Je ne veux pas oublier les deux écureuils de Grammont. J'avais arrêté ma voiture dans l'allée et nous nous regardions, eux, avec leurs petits yeux noirs brillants, fermement agrippés au tronc de l'arbre ; l'un d'eux avait même la tête en bas et j'admirai cette agilité.

jeudi 2 janvier 2014

Au nom de l'aloi

La bonne surprise du 31 décembre, c'était ce paquet dans la boîte aux lettres. A l'intérieur, l'édition en Points Seuil de Trente mille jours de Maurice Genevoix. Un cadeau d'une amie rennaise, Anne. Il me semble que rien ne pouvait me faire plus plaisir ce jour-là. Je cherchais ce livre depuis plusieurs semaines. Après avoir lu l'immense Ceux de 14, j'avais envie de relire l'unique ouvrage de Genevoix que je connaissais avant lui, ces mémoires écrites peu de temps avant sa mort, en 1980. Ce n'est même pas moi qui l'avait acheté, non, c'était ma mère, et ce devait être avec une sorte d'abonnement style France-Loisirs. Genevoix, secrétaire perpétuel de l'Académie française de 1958 à 1974, ce n'était pas la bonne carte de visite pour la jeunesse de l'époque. Et pourtant j'avais lu ce livre, et l'avais apprécié, sans que cela ne me porte à découvrir le reste de l’œuvre. Il a fallu effectuer un vaste détour dans le labyrinthe de l'existence pour revenir sur ces traces, et enfin reconnaître le génie du poète.

Je l'avais cherché dans ma bibliothèque, mais il était resté introuvable. Peut-être avait-il été victime du dernier désherbage intensif lors du récent déménagement ? J'en doutais, mais je vérifiai tout de même à Aigurande, à la maison familiale où j'avais entreposé tout un tas de bouquins dont je ne tenais plus à appesantir mes étagères. Et là aussi, j'avais fait chou blanc.

Et voilà qu'il était dans mes mains, venu de Bretagne. Et je n'attendrai même pas le terme de l'année pour y jeter un regard. Et même beaucoup plus qu'un regard.

Je ne veux ici aucunement chroniquer ces pages merveilleuses, ni en faire, ô pauvre entreprise, un résumé, mais donner juste à voir la singularité de l'auteur à travers un mot, un seul. De même que l'autre jour je m'interrogeai sur l'ignoble galetas, je veux scruter un peu les atours de ce mot, ce simple mot : aloi.

On ne le connaît guère que dans l'expression, de bon ou de mauvais aloi. Qui signifie en général "de bonne ou de mauvaise qualité", ou "conforme au bon goût ou au bon sens, mesuré " (Wikipédia) en ce qui concerne le bon aloi. Le mauvais aloi, c'est pour le roi Jean du dessin animé :


Il se trouve maintenant que Genevoix n'emploie pas aloi avec ces expressions connues. Non, il l'emploie pour lui-même. Ainsi, page 27 :

"(...) je veux avoir dit, et pour ne pas y revenir davantage, le dessein et le souhait profond qui m'assistent en ces rencontres et m'encouragent à les poursuivre : partager, n'aller ainsi au-devant de moi au fil des jours qui m'ont été donnés, n'y poursuivre ma ressemblance que pour marquer une dernière fois, pendant qu'il en est temps encore, l'aloi du témoignage qu'auront laissé mon passage et ma vie."

Et il me souvint que dans sa préface à la dernière édition de Ceux de 14, en 1949, l'écrivain avait aussi employé ce même mot :

"Le parti que j'ai pris, quant à moi, lorsque j'ai décidé d'écrire cette suite de volumes, je l'ai pris par souci d'une sorte de fidélité non certes plus aisée, mais d'un aloi qui m'a semblé plus sûr. Je l'ai pris par réflexion, dans le souci impératif du but que je me proposais d'atteindre (...). [C'est moi qui souligne]

Que veut-il dire par cet aloi simple ? Il faut en revenir au sens propre du mot, qui a disparu derrière le sens figuré. Aloi vient du verbe aloier/aloyer, dont la forme ancienne était aloyer, l'aloi étant la quantité de métal précieux (autre que or et argent) présent dans les alliages  de pièces de monnaie. Le CNRTL donne aussi comme synonyme usuel le mot titre, l'aloi étant, en un autre sens, le titre légal de la monnaie d'or et d'argent.

Maurice Genevoix emploie le mot aloi dans le cadre d'une réflexion sur le témoignage ; ce qu'il entend restituer au lecteur, souvenirs d'enfance ou de guerre, ce ne sont pas divagations, fantaisies, mais bien des évocations aussi précises que sensibles. Avec le métal précieux de sa mémoire, le poète-orfèvre confectionne quelque chose comme l'alliage de sa langue. Et l'on ne s'étonnera pas que cela sonne juste (la notice Wikipedia ajoute que "pour s'assurer que la pièce était de bon aloi, on la faisait tomber sur une surface dure pour la faire sonner, la clarté du son donnant une indication devant permettre de distinguer la fausse monnaie, ou à tout le moins la qualité du métal." Une petite balance de précision, le trébuchet, apportant plus tard sa caution scientifique, on verra apparaître l'expression savoureuse d'"espèces sonnantes et trébuchantes »).

Rédigeant ces lignes, je m'avise d'autres rencontres étranges. L'image de couverture du Points Seuil est un détail du tableau d'Edgar Degas, Renard mort dans un sous-bois, sur lequel - c'est ballot -, le renard est absent, on ne voit que le sous-bois. Voici donc l'entière reproduction (l'original est conservé au Musée des Beaux-Arts de Rouen) :


Or, je viens de visionner sur Mubi le film de Lionel Baier, Un autre homme. C'était à peine un choix, il ne me restait que deux jours pour le voir, et je voulais au moins jeter un œil sur ce film dont je n'avais jamais entendu parler. Étrangement, le personnage principal, François Robin, critique de cinéma novice, rencontre sur sa route enneigée de la vallée de Joux un renard mort. Ce passage m'avait marqué au point que j'avais réalisé deux copies d'écran, sans savoir encore que cela allait coïncider avec le renard de la couverture du livre.



Maurice Genevoix a lui-même écrit Le Roman de Renard en 1958. Le livre du Roman de Renart apparaît par ailleurs dans le film (François Robin est un ancien étudiant en français médiéval). Et ce nom-même, Robin, n'est-il pas celui du dessin animé, le Robin des Bois de Disney figuré sous les traits d'un renard ?

Et pourquoi mon ami Yvan (lui-même pas tout à fait étranger au monde louche des renards) choisit-il ce jour-ci pour m'envoyer de nouvelles photos de son fils Robin (les dernières remontant à quelques mois) ?


 Robin des bois...


Je vous souhaite à tous, une année de bon aloi...