lundi 26 mai 2014

Le chant sourd du memento mori.

à peine avons-nous frôlé ce monde étroit
que le souffle trouble du soir qui se penche
nous aura dérobé l'âme du dimanche

Ce dimanche, jour de la fête des mères, jour des 25% du FN, j'apprends que Jean-Claude Pirotte est mort. Comme ma mère, il était né en 1939, avec la guerre. Il est probable que peu connaissent Jean-Claude Pirotte, écrivain, poète, peintre, et belge en plus, dont aucun best-seller n'encombre la bibliographie, qui n'est pourtant pas mince. Si je suis triste aujourd'hui, c'est qu'il faisait partie de ces artistes attachants qu'on aurait aimé rencontrer.
Il est des écrivains bourrés de talent, qu'on admire mais qui ne nous touchent pas. Pirotte, avec sa vie en lambeaux, sa vie d'exilé, sa vie de cavale, nous émeut comme un vieux pote qui nous ferait des confidences au fond d'un bistro. Nous dirait sa vie, avec des mots qui glissent comme des feuilles mortes au vent des pavés, en n'oubliant pas de nous remettre ça, le vin qui valse dans les petits verres à pied, avec la mélancolie et la drôlerie qui vont bras dessus bras dessous.


Le cancer a gagné la partie, le salaud, il en a eu d'autres, je ne sais pas pourquoi je pense là, tout de suite, à Allain Leprest. Leprest, Pirotte, c'est de la même famille des grands, je ne trouve pas le mot, l'adjectif, c'est rapport à la vie, à un feu qui brûle, une braise en dedans, ça vous consume aussi, ne vous laisse pas en repos.

Alors oui, Pirotte, je m'aperçois qu'il a croisé souvent ma route de lecteur heureux (je reprends l'expression à un autre écrivain magnifique, méconnu, un suisse cette fois, Georges Piroué, dont je lis par petits bouts les Mémoires d'un lecteur heureux). Tous les sites, blogs où j'ai laissé trace, portent son empreinte, que ce soit sur le site des Tasons, où il était légitime qu'il fût : dans La légende des petits matins (Manya 1990), rapporte Macha Séry dans son article du Monde, il faisait l'éloge de la paresse « limogeage consenti », consacrant « un état de vacuité redoutable, que seule une élite rarissime supporte sans terreur », ou bien sur ce propre site, Alluvions, en 2008, avec Roger Caillois, ou en 2009 avec Philippe Jaccottet et Tomas Tranströmer. Et même Robin Plackert l'a cité en 2007, en évoquant Saint-Genou et la vieille accoucheuse de Gargamelle.

Quelques mots encore du poète, que j'ai retrouvés aujourd'hui dans Plis perdus, acheté d'occase à la foire du Livre d'Angles-sur-Anglin, le 12 août 2006, et où l'on retrouve cette Loire qui m'occupe si fort en ce mois de mai :

Promenade le long de la Loire, de Blois à Amboise, d'Amboise à Chinon et à Saumur, trop courte hélas, dans la lumière douce-amère de novembre, avec le poids douloureux, et qu'il faut taire, des vieux souvenirs, et mes vertiges qui sont comme le chant sourd du memento mori.



dimanche 25 mai 2014

Pan sur le bec de l'académicienne

Je me suis donc lancé dans la lecture du Dictionnaire amoureux de la Loire (pour ne pas répéter sans cesse ce titre, je vais abréger, je parlerai désormais du DAL). Pour l'instant, pas sûr que ça dure, je parcours sagement dans l'ordre alphabétique. J'en suis encore au A, c'est dire si la descente est lente.
Je suis donc arrivé sur la longue notice consacrée aux affluents de la Loire. Magnifique florilège de noms sur lesquels rêver : "le nom est la moitié du rêve", écrit justement Danièle Sallenave.
Là où elle est moins juste, hélas, c'est au moment où, dans la longue énumération des affluents de la Loire, elle en vient à parler de l'Indre.

"Le Cher, qui arrose Chenonceaux, la ville, et Chenonceau, sans x, le château. La Roumer, qui arrose Langeais. Puis l'Indre, où deux communes portent le nom de Pouligny et Pouligny Saint-Pierre. Le nom du second a été donné à un fromage en forme de pyramide tronquée, en souvenir, paraît-il, de la campagne d’Égypte, Napoléon en ayant sabré la pointe un soir où il était de mauvaise humeur. Un heureux écho avec la Bourgogne, car si on retire son "o" à ce fromage, on en fait un vin, le puligny, qui s'accorde très bien avec lui. Que tout cela est français ! Dans le meilleur sens du mot : fait de bric et de broc, nourri d'alluvions, sûr de soi, mais accueillant, ce qui va en général ensemble." (DAL, p. 23)

Reprenons, Madame Danièle Sallenave, de l'Académie française, ne l'oublions pas, qui aime bien sermonner à l'occasion (voir par exemple cette chronique du 9 mai sur France Culture où elle fustige sans nuance le "bazar" du numérique, Madame Danièle Sallenave (pour ne pas répéter sans cesse ce nom, je vais abréger, je parlerai désormais de DS, la déesse du fleuve), DS donc (oui, je vais la finir cette phrase) nous cause de deux Pouligny, Pouligny tout court et Pouligny Saint-Pierre. Les indriens rectifieront facilement, mais les autres ne relèveront sûrement pas l'erreur : il n'existe pas de Pouligny tout court, il existe Pouligny Saint-Pierre, oui, mais aussi Pouligny Notre-Dame et Pouligny Saint-Martin. Une petite vérification googlesque eut épargné à DS cette approximation sans conséquence certes, mais tout de même fâcheuse (mais bon le numérique, hein...).

Deuxième erreur : l'anecdote de Napoléon. Elle ne concerne absolument pas le Pouligny Saint-Pierre, dont la pyramide n'est pas tronquée ou à peine, elle concerne le Valençay.

Cela, la notice de Wikipédia vous l'apprenait en deux secondes (Mais bon Wikipédia, hein...).
Elle vous apprenait par la même occasion que la forme du fromage ne devait sans doute rien à l'escrimeur corse, mais tout à la forme du clocher de Levroux (ceci dit, cela reste à vérifier : sur d'autres sites on parle du clocher de l'église de Valençay, ou bien c'est Talleyrand qui aurait fait réduire le sommet de la pyramide pour ne pas rappeler de mauvais souvenirs au dictateur, bref il se raconte un peu n'importe quoi).
En tout cas, c'est le Valençay et non le Pouligny Saint-Pierre, lequel est en forme de pyramide plus pointue ; produit dans la plus petite zone d’Appellation d’Origine fromagère, sa forme pyramidale serait elle aussi inspirée du clocher de l’église du village.

La notice de Wikipédia (d'où j'extrais la photo) rapporte aussi la légende napoléonienne qui sert aussi pour le Valençay, ce qui est absurde, Napoléon n'étant jamais venu à Pouligny Saint-Pierre. Cela m'amuse aussi qu'on parle de légende alors que les faits ne remontent qu'au XIXème siècle...

De bric et de broc, je crois bien que c'est la documentation de DS qui est ainsi faite. Il est vrai qu'elle emploie aussi ce joli mot d'alluvions. Rien que pour ça, je suis prêt à lui pardonner (pour peu qu'elle rectifie ses erreurs dans la prochaine édition du DAL ou qu'elle m'envoie une caisse de l'excellent Puligny).


mercredi 21 mai 2014

La ligne de partage des eaux

La thématique fluviale enclenchée, il était logique de ne pas manquer le film de Dominique Marchais, La ligne de partage des eaux. J'avais vu récemment, sur Mubi, son film précédent, Le Temps des Grâces, en partie tourné dans la région, et j'avais été séduit par ce documentaire qui, sans être didactique à l'excès ni tomber dans la chausse-trappe du film militant, traçait les contours d'une histoire contemporaine de l'agriculture en France, à travers la parole de ses acteurs et des vues sensibles des paysages. Ce second opus, je l'ai donc découvert mardi soir à l'Apollo.
Il était l'écho parfait de l'article précédent sur le Dictionnaire amoureux de la Loire, puisqu'il s'inscrivait, selon les propres termes du réalisateur, "dans le périmètre du bassin versant de la Loire, de la source de la Vienne sur le plateau de Millevaches jusqu'à l'estuaire."


Ligne de partage des eaux

Châteauroux était par ailleurs l'objet d'une séquence importante, avec l'évocation de la zone industrielle d'Ozans, 500 hectares pris sur les terres agricoles. J.F Mayet, alors maire de Châteauroux, était interviewé, et une réunion publique donnée à voir. Dans un entretien avec Cyril Neyrat, Dominique Marchais revient sur ce passage et il n'est pas tendre :

En gros, Châteauroux, c’est la France : c’est ça qu’on fait – des zones d’activités sans activités, des plateformes logistiques – et c’est comme ça qu’on cause – une langue qui n’est plus vraiment le français, un mélange de jargon administratif, d’anglicismes, de langue d’école de commerce. J'avais besoin de Châteauroux pour occuper cette place, ni rural profond ni métropole : la ville moyenne sur le déclin. Et à ce moment-là il y avait cette concertation autour d'un projet de zone d'activité, ce qui me semblait un peu cocasse car, quand on arrive à Châteauroux, on voit qu'il y a déjà une grande zone d'activité au Nord, une immense au sud, et ils vont en faire une troisième de 500 hectares. Pendant ce temps tout ferme en centre-ville. Il y a une incapacité à penser un autre avenir que celui qui consiste à se brancher, vaille que vaille, sur la mondialisation. Le maire me le disait dans l'interview : « la mondialisation est un fait, et si par mon action politique je peux en recueillir quelques miettes pour la ville de Châteauroux, j'aurais fait mon boulot ». Que fait ce maire ? Il reproduit à son échelle de ville moyenne le discours des grandes métropoles. Il est cohérent avec lui-même, et ça vaut d'autant plus la peine d'être entendu que c'est la pensée dominante en matière d'aménagement. Il va falloir du temps et s’y mettre à plusieurs pour prouver qu'un autre avenir des territoires est possible.

Arantelle au-dessus du ruisseau des Tabacs (Châteauroux)
Mais si j'aime aussi ce film, c'est parce que, au-delà de sa portée politique, qui pourrait l'assimiler voire le réduire à un excellent reportage, il offre des plans magnifiques de cette eau courante, cette eau qu'on dit si bien vive, et par là il appartient pleinement au cinéma :

DANS CE FILM CONSTRUIT SUR DE LA PAROLE, IL Y A PLUSIEURS PLAGES SILENCIEUSES.
LORSQUE VOUS FILMEZ L'EAU, PAR EXEMPLE. VOUS LA FILMEZ COMME UN MIROIR, UNE MATIÈRE SENSIBLE TRÈS RICHE.
Comme stock de formes, de flux, oui. Les longues scènes sur l'eau étaient dans le projet, j'y pensais dès le début. Sans doute parce que j'ai toujours pensé le film comme s'inscrivant dans une tradition du cinéma classique américain, du western, mais dans des situations documentaires : la caméra est proche des pionniers, de ce qu'ils font, de ce qu'ils disent, mais le découpage les réinscrit tout le temps dans le grand paysage. Je voulais que le paysage ne soit plus juxtaposé à un régime de parole, mais que la parole soit issue du paysage. Dans les westerns, ces moments de contemplation prennent de la place : l'eau qui coule, le bétail qui traverse le cadre... C'était logique pour moi : il y avait les pionniers à Faux-la-Montagne qui marchent sous la pluie et se réunissent dans la salle
communale pour parler de ce qu'ils vont faire de leur village, et, comme dans un western, il y a ces moments contemplatifs sur la rivière. Mais les plans sur la rivière ont aussi une autre fonction qui est de décentrer le point de vue sur le territoire. La rivière n'est plus perçue aujourd'hui, on la franchit sans la voir alors qu'elle était au centre des territoires. Par exemple, les frontières linguistiques dans certains cas correspondaient aux lignes de partage des eaux.
Aigurande, Equoranda gauloise, la petite ville de mon enfance, illustre bien ce rôle de frontière : son nom signifierait "limite d'eau", de equo "eau" et randa "limite", de par sa position sur un plateau séparant les vallées de l'Indre et de la Creuse, et, dans l'antiquité, le pagus des Lémovices de celui des Bituriges et plus tard, la Marche et le Berry. Ligne de fracture aussi entre pays de langue d'oïl et pays de langue d'oc.

Stéphane Gendron (Noms de lieux du Centre, Bonneton,1998) rappelle que les noms de rivière, les hydronymes, sont parmi les plus anciens, qu'ils sont souvent même d'origine préceltique. Ainsi la Creuse repose sur le thème préceltique crosa, "vallée profonde", dont dérive aussi le nom de ma commune natale, naguère évoquée, Crozon-sur-Vauvre (Crosone en 1087).

Ainsi avec l'eau, les rivières, plongeons-nous dans l'archaïque, ce que j'ai nommé un jour l'Archéo-réseau*, ce maillage subtil et vivant toujours présent, même si négligé et parfois défiguré.

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* Voir par exemple ce billet de 2012, justement nommé Rêverie-fleuve

lundi 19 mai 2014

De la Loire et du Périgord

Je l'avais vu cité dans un article, je ne sais plus où, et déjà l'envie de le découvrir s'était pointée, alors quand je l'ai croisé à la Maison de la Presse, je n'ai pu résister longtemps. A moi le Dictionnaire amoureux de la Loire, de Danièle Sallenave. Presque mille pages sur le Fleuve, presque autant que de kilomètres sur son parcours.
De la Loire, je suis l'enfant lointain. En contrebas de la ferme natale, dans les prés mouillés, coule un ruisseau discret. Le mot même de ruisseau est usurpé, disons plutôt un ruisselet, un ru, un riau, comme on dit en Berry. Un fil d'eau qu'on franchit d'un pas, qui se faufile entre les joncs sur quelques centaines de mètres avant de jeter ses eaux étroites dans le Périgord. Je dis bien le Périgord. Ce ruisseau n'est plus désigné ainsi sur la carte IGN au 25 000ème, et c'est bien dommage.


Il est devenu le ruisseau de Rateau qui, au sortir de l'étang de la Charcille, se jette lui-même dans la Vauvre.
Mais sur l'ancienne carte d'Etat-Major, nous trouvons bel et bien le Périgord.



Pourquoi le nom de la province a-t-il été donné à ce ruisseau ? Mystère qui ne sera sans doute jamais élucidé (et cela d'autant plus qu'un fonctionnaire briseur de songes a absurdement changé le nom sur la carte qui fait maintenant autorité). En tout cas, je puis dire que sa découverte pendant l'enfance fut un peu mon Lascaux personnel. Les parents nous en avaient parlé, il coulait au-delà des prés de la maison, il fallait descendre un chemin creux, une sorte de boyau abrupt où la roche affleurait ça et là ; son existence devint presque mythologique. Un beau jour, nantis d'une âme d'explorateur, nous y allâmes, bravant l'inconnu, et ce fut merveille : il épousait le chemin sur plus de vingt mètres avant de se perdre à nouveau dans la broussaille. Gué magnifique, dix centimètres d'eau maximum, à ce carrefour de chemins allant vers la Giloterie à droite et les Poux à gauche.
J'y revins souvent, en groupe ou bien seul, et parfois je descendis son cours, jusqu'à l'étang, bien encaissé au creux des vallons.

La Vauvre recueillait donc les eaux du Périgord. Guère plus large que lui, elle vient des hauteurs de la Forêt du Temple, sa source étant proche du hameau des Ouches-Moines. Doit-elle à ses nombreux méandres ce nom si évocateur de la vouivre médiévale ? Elle arrose Crozon, au nom finistérien, et va confluer avec l'Indre à Mers-sur-Indre. L'Indre étant affluent de la Loire, il y a donc un peu d'eau du Périgord qui s'en va rejoindre le grand fleuve. Et c'est ainsi que je me sens ligérien par une extrémité de mon être-là.

D'un autre côté, je me sens appartenir à ce Massif central dont les terres natales sont dites placées sur les contreforts. En somme, nous étions à la lisière de deux mondes, ligérien par l'eau, montagnard par la roche. Berrichon par le sud, Marchois par le nord.

Si ce site s'appelle Alluvions, ce n'est pas par hasard. Nul plus qu'un fleuve ne produit des alluvions. Le mot se retrouve dès la troisième entrée du dictionnaire, juste après les ablettes, avec le nom Acolin (ou Accolin) qui désigne un affluent de la rive gauche de la Loire, un peu en aval de Decize. "Mais c'est aussi, en Haute-Loire, précise Danièle Sallenave,  entre les grèves et les chemins parallèles au fleuve, une bande de terrain chargée de sable et d'alluvions. Il est presque impossible d'y établir des chemins de halage pour les chevaux et les hommes, tant ces terrains sont mouvants, inondables, et régulièrement inondés."

Et elle ajoute : "L'origine de ce mot est inconnue, tout comme son étymologie. Libre à nous d'y entendre le grec akolouthos, l'acolyte, le compagnon de la route et des jours. Et d'en faire l'emblème de ce livre qui, tel un "acolin de la Loire", ne quitte jamais ses rives, sa vallée ou la vallée de ses affluents. Sans craindre parfois de s'enliser ou de se mouiller les pieds."

Je me propose aussi d'accompagner la lecture de ce livre, et d'égrener ici même au fil des pages quelques remarques rêveuses.

Compagnon rouge, rive de l'Issoire


mercredi 14 mai 2014

De ma fenêtre #3


Onze mai. Fin d'averse. Les grosses gouttes de pluie roulant sur la vitre. Ce fragment d'arc-en-ciel au centre de l'image, produit par l'appareil. Et comme souvent, personne, pas âme qui vive, avec ce temps-là, vous me direz, pas étonnant.
Peut-être quelques-uns comme moi derrière leurs fenêtres, à admirer la lumière après la pluie, les étincelles sur les carrosseries, la luisance de l'asphalte du parking, le monde soudain plus vif, plus tranchant dans le bleu du ciel revenu, le monde comme une lame de couteau passée au rémouleur, aiguisée, flamme mouillée de métal neuf.
Hier, j'ai vu dans la cour, comédie sombre (et non pas sombre comédie) de Pierre Salvadori, avec Gustave Kervern et Catherine Deneuve. Et je songe que cet espace-là, devant ma fenêtre, est un peu ma cour à moi.
Gustave Kervern était le gardien de l'immeuble parisien, rongé par le doute et le mal de vivre. Le gardien, ici, m'a l'air plus heureux.
Il faut dire aussi que ce n'est pas tout à fait un gardien. Enfin, on ne le désigne pas comme ça : Scalis nous l'a présenté comme notre interlocuteur de proximité...

lundi 12 mai 2014

De la Châtre et d’Issoudun comme figure du couple

Pierre Michon les avait appariées dans un texte que j'avais eu plaisir à citer récemment. Pour prolonger cette liaison entre les deux villes de La Châtre et d'Issoudun, cette idylle (pour le moins tourmentée) entre les deux sous-préfectures, Jean-Claude Moreau me fait parvenir le texte suivant qui, au-delà des querelles de clocher, met en lumière deux personnalités trop méconnues :



"Peut-être existe-t-il un lien très spécial unissant, avec ou sans contradiction frontale, cela dépend des exemples, les deux villes d’Issoudun et de La Châtre.
Maurice Lachâtre (Wikipédia)
Ainsi, suivant  un exemple emblématique  et au gré de mon jugement, le citoyen le plus émérite d’Issoudun s’appelait Maurice Lachâtre. On pourra accorder au lecteur sceptique que Maurice Lachâtre vécut assez peu à Issoudun, ville qu’il quitta pratiquement dès l’âge de 12 ans.  Je n’ai pas trouvé trace qu’il ait donné son nom à une rue d’Issoudun bien que j’en ai émis l’hypothèse aux services de la ville, ce qui n’a pas abouti positivement, allez savoir pourquoi ! Il était descendant de l’illustre famille des « de La Châtre », nom lié à la seule ville de La Châtre,  nom que son père militaire sous Napoléon avait démocratisé en un nom de citoyen qui se passe de particule.  Mais Maurice Lachâtre a surtout été reconnu pour avoir été le  premier traducteur en français et éditeur du « Capital » de Marx.  Grand vulgarisateur du savoir et de la culture pour le peuple, il aurait été le premier diffuseur de dictionnaires qu’on achetait par abonnement : chaque livraison rendait possesseur  d’articles sur « huit pages de texte, renfermant environ cent mille lettres, c’est-à-dire la matière d’un demi-volume in-8° ».  A raison de deux livraisons par semaine et au prix de 10 centimes la livraison, c’est « une dépense de moins de cinq centimes par jour, pour recevoir l’ouvrage complet, après une période de deux années ». Lachâtre, dans la promotion de son Nouveau Dictionnaire Universel, « le plus complet et le plus progressif de tous les Dictionnaires » ne manque pas de relever qu’il est le « seul qui embrassera dans ses développements tous les dictionnaires spéciaux : dictionnaire de la langue usuelle, dictionnaire de la  langue littéraire, dictionnaire de la langue poétique, dictionnaire des synonymes, dictionnaire du vieux langage, dictionnaire de l’argot et de la gaie science, … »  De ses dictionnaires spéciaux, Lachâtre en relève une  soixantaine et la liste n’est pas exhaustive puisqu’elle se termine par «… dictionnaire des jeux et divertissements. Etc, etc, etc. »,  ce qui n’est pas peu ! Anticlérical, il rédigea une fameuse  Histoire des papes, Crimes, Meurtres, Empoisonnements, Parricides, Adultères, Incestes depuis Saint-Pierre jusqu’à Grégoire XVI. En éditant tout également les brochures populistes de Louis Napoléon Bonaparte que Les mystères de Paris d’Eugène Sue il fit tout bonnement fortune. Ancien saint-simonien et socialiste utopiste, il réalisa non loin de Bordeaux une « commune-modèle. Plus que n’importe quel lien le destin de cet homme extraordinaire ne lie-t-il pas indéfectiblement  La Châtre et Issoudun ?

            Il est aussi un grand écrivain de la Châtre qui rendit grâce à Issoudun. La « psychologie » du voyage qu’il y  fit est proprement  de l’ordre du vertige spirituel et on peut partager avec lui cette belle notion de « pôles extrêmes » qui sied si bien à ce couple formé par La Châtre et Issoudun. Citons le ici :

 Issoudun n’est pas aimé. J’y fus débordé d’émotion comme chaque fois que je vois une ville qui n’est pas née de la mécanique industrielle ni sortie des cartons  de l’urbanisme « rationnel ». Cependant les mots s’adaptent mal au rôle de décrire une atmosphère.
Ce n’est ni de l’égoïsme ni de la vanité, ce n’est ni de la présomption ou un sentiment d’humilité qui me trouble, d’abord, aux premiers pas dans une ville encore inconnue. Je renonce à nommer mes sensations ou leurs sources. Elles sont à peu près : ces milliers d’êtres ont vécu sans moi, sans que je fusse un millième, un atome agissant et mystérieusement indispensable à la masse vivante, ces milliers d’êtres ont vécu sans moi jusqu’à la minute où j’entrai dans leurs murs, et recommenceront dans la même solitude car psychologiquement tout homme est seul si je ne suis pas avec lui. Voilà mes premières sensations. Ensuite, il y a un curieux renversement. Ce que je ressens alors semble plus logique : je suis l’intrus. Les deux pôles extrêmes, peut-être ; entre les deux, toute la psychologie du voyage dont la beauté dépend uniquement de la qualité du voyageur. Ceci devrait être un lieu commun. Il n’en est rien : le voyage est avant tout, pour le touriste, un programme, des bagages, des guides, des adresses, des ambassades, des réceptions, où le moi réflecteur original, s’il existe, est noyé au fond d’un océan d’excursions classiques et de textes célèbres.
Depuis le sept, dans mes lettres, j’ai un peu décrit Issoudun. Aucun besoin de clarté ne m’engage à recommencer. J’ai bu le vin des célèbres vignobles qui, il y a plus de dix siècles abreuvait l’Aquitaine. Mais ce n’est pas sa fumée qui me propose des expériences extravagantes. Au milieu de la ville, au commencement, au milieu et à la fin de son temps, j’introduis quelques unes de mes pensées accoutumées. Est-ce un peu de désordre qui me poussa à mettre entre les mains des antiques comme des contemporains quelqu’un de mes « poèmes » ? Or, je ne m’aventurerais qu’après avoir scruté les visages : et je sus que ce jour-là, s’il y avait à Issoudun un drôle ou un candide, un idiot ou un sage qui aimait et pensait ailleurs que dans le nombre de minutes qui le verrait vivant, que celui-ci, très normal, en somme, n’était pas descendu dans les rues.  Mais je suis un forcené, dépourvu des minutes et d’actuel. Pourtant mon souci fut à tous les âges actuel. »

Ovide, encre de Jean de Bosschère, période modern style (Wikipedia)

Jean de Boschère écrivit ces lignes le 12 Juin 1947. On dirait du plus fulgurant  Vialatte. Je ne sais pourquoi il me revient à l’idée que  l’année 1947 fut une année caniculaire."