lundi 22 septembre 2014

Boire en Suisse et Mourir de penser

Jeudi dernier, à la Grange aux pianos, près de Chassignolles, avait lieu la lecture annuelle de Théatralacs. L'ami Jean-Claude avait choisi un ensemble d'extraits de Fragments du Journal d'un rebelle solitaire de Jean de Boschère, que le pianiste Cyril Huvé, maître des lieux, accompagna avec Scriabine et Chopin (à ce que j'ai crû comprendre, car ma culture musicale bien lacunaire m'ordonne la plus élémentaire prudence). J'avoue n'être pas emballé par la prose bosschérienne, que j'ai découvert voici quelques années déjà : de belles images la parcourent certes, mais je suis saisi assez vite par une sensation d'étouffement. Artiste réfugié à La Châtre pendant la guerre, il y vécut jusqu'à sa mort en 1953 (la notice de Wikipédia n'en souffle mot, tandis que celle de Larousse précise que "C'est au fond de la province française, à La Châtre, que Boschère vécut, solitaire, ses dernières années"- j'aime beaucoup ce "au fond de la campagne française", qui s'ajoute à ce "fin fond du Berry" que j'ai entendu la semaine dernière). 
Le fond de la campagne française a tout de même honoré la mémoire de celui qu'elle avait accueilli. Et qui ne s'est guère montré reconnaissant dans son écriture, où vous chercherez en vain le berrichon. Car si Jean de Boschère aime à observer faune et flore, pigeons, hérissons, rats, vaches, il accorde en revanche peu d'attention au troupeau de ses congénères. Le titre du livre de souvenirs de sa compagne Elisabeth d'Ennetières est d'ailleurs tout à fait significatif : Nous, et les autres.



Mais qu'importe, la soirée fut belle sous les voûtes rustiques, et l'after fut à l'avenant, avec la traditionnelle galette aux patates de Jackie, une nouvelle fois au-delà de tout éloge. Nous étions près d'une vingtaine dans le grand salon, autant dire que la table n'y suffisait pas. On ramena force chaises et une petite table, et nous prîmes place comme les gosses dans un repas de famille. Le hasard, dans son objectivité maintenant bien connue, me plaça à côté d'un Suisse allemand, goguenard et rigolard, qui nous instruisit, entre autres, de l'origine de l'expression "boire en Suisse". 

On sait que le Suisse est, enfin fût, pendant longtemps, mercenaire. Au service du Roi de France ou du Pape, au choix. Et ce depuis le fameux traité de Fribourg, après la bataille de Marignan, où François 1er signa une Paix perpétuelle entre la France et les cantons suisses.
Paix perpétuelle, une idée surréaliste si l'on y songe bien, car je crois bien que c'est le seul exemple de paix perpétuelle jamais signé, et le comble est que ça a réussi, ça a tenu (et ça devrait tenir encore un peu, l'invasion de la Suisse n'étant pas à l'ordre du jour malgré l'évasion fiscale et Jérôme Cahuzac). Que n'a-t-on pas généralisé cette idée de Paix perpétuelle ?

Bref, revenons à nos mercenaires suisses, qui buvaient donc en Suisse, c'est-à-dire qu'ils ne remettaient pas leur tournée dans les tavernes comme on en a l'habitude en France. Est-ce pour préserver leur solde et la ramener entière au pays, ou bien simplement coutume locale ignorante de la ruineuse tournée ? Je ne sais plus.

En tout cas, ce Suisse ne buvait pas en Suisse cette nuit-là. La preuve, il avait même amené deux bouteilles d'excellent blanc.

A un moment donné, je ne sais pas non plus pourquoi, il me parla de Zwingli.

Zwingli, je connaissais, et depuis belle lurette, depuis la plus tendre enfance où j'aimais à parcourir le dictionnaire Larousse, dans l'édition où, comme disait André Hardellet, des jeunes filles étaient employés à souffler sur les fleurs de pissenlit. Dans la section des noms propres, j'aimais commencer par la fin, et dans cette fin, il y avait bien sûr Zwingli, ce prédicateur protestant encore plus radical que Luther.
Portrait de Zwingli, peinture à l'huile de Hans Asper (en), 1531 ; Kunstmuseum Winterthour.
Quelques jours plus tard, j'ouvre Mourir de penser, le dernier ouvrage de Pascal Quignard, acheté la semaine dernière mais que je gardais en réserve. Bon, j'y jette un oeil, par curiosité, et le premier paragraphe bien sûr me retient :

    L'année 699, les Frisons consentirent à se convertir au christianisme. Au mois de mars 700, le premier d'entre eux, Rachord, roi des Frisons, devant l'ensemble de ses tribus, se prépara à recevoir le baptême. Déjà, il était tout nu, il avait mis un pied dans les fonts quand, pris de doute, hésitant à plonger l'autre pied dans l'eau qui était sainte, il demanda, avec inquiétude, au prêtre qui s'apprêtait à l'ondoyer :
  - Mais où sont les miens ?

Je lis la suite bien sûr (je ne vous raconte pas), et puis tout le chapitre premier. Et puis voilà, page 12, ce court paragraphe :

Zwingli mourut en s'écriant :
- Vos ancêtres y seront aussi !
Les catholiques le découpèrent en morceaux parce qu'ils désiraient le manger comme une bête sauvage. Myconius s'empara de son cœur et le jeta dans le Rhin de sorte que les catholiques ne le déchirent pas en le dévorant et ne le fassent pas leur en digérant.

La coïncidence est frappante (on ne parle pas de Zwingli tous les jours, vous l'avouerez). Comme je poursuis ma lecture, je parviens au troisième chapitre, que je me retiens difficilement de ne pas citer en entier tant il m'apparaît essentiel. J'en donne tout de même le début, et un peu plus :

Ulysse en haillons est reconnu par son vieux chien Argos.
Homère a écrit, il y a 2800 ans, dans Odyssée XVII, 301 : Enoèsen Odyssea eggus eonta. Mot à mot : Il pensa "Ulysse" dans celui qui s'avançait devant lui.
La scène est bouleversante parce qu'aucun homme et aucune femme sur l'île d'Ithaque n'a encore reconnu Ulysse déguisé en mendiant : c'est son vieux chien, Argos, qui reconnaît cet homme tout à coup. Le premier être surpris à penser, dans l'histoire européenne, est un chien.
C'est un chien qui pense un homme.
[...] Argos, quant à lui, lève les yeux, tend son museau dans l'air, "pense" Ulysse dans le mendiant, remue la queue, couche ses deux oreilles, meurt.
Il pense et il meurt.
Ainsi le premier être qui pense dans Homère se trouve être un chien parce que le verbe "noein"(qui est le verbe grec qu'on traduit par penser) voulait dire d'abord "flairer". Penser, c'est renifler ma chose neuve qui surgit dans l'air qui entoure. C'est intuitionner au-delà des haillons, au-delà du visage barbouillé de noir, au sein de l'apparence fausse qui ne cesse de se modifier, la proie, une vitesse, le temps lui-même, un bondissement, une mort possible."

La suite est aussi forte, et en rapport direct avec les traces de l'autre jour, mais, la nuit étant trop avancée, ce sera pour une prochaine fois.

lundi 15 septembre 2014

Sombre pierre, granit de l'âme

Dimanche à la Foire du Tout, à Issoudun. Il y a deux ans, j'y avais découvert une édition américaine du Monopoly et un formidable roman de Simenon. Je me souviens aussi l'année précédente d'un coup de vent vers 17 heures qui avait mis fin prématurément au grand déballage. Pas de ça ce week-end, chaleur comme on n'en avait pas connue cet été, les exposants alignés en rang d'oignon sous les parasols, la binouze au pied du transat, regardant passer le flot transpirant des promeneurs.
Violette y fit la chasse aux doudous, et il me fallut dire non à tout un ramassis de peluches, nounours, castors, hiboux et pingouins, avant de céder bien entendu pour un modèle fleur  de taille réduite qui ne paraissait pas comme les autres être un vrai repaire d'acariens.
En ce qui me concerne, je fis une belle cueillette de bouquins, parmi les rares vendeurs qui ne fourguaient pas en masse leurs épouvantables France-loisirs (je hais les bouquins de France-loisirs, même un bon livre, je serai incapable de le lire sous une couverture France-loisirs, c'est comme ça, un vieux livre de poche tout jauni, tout corné, oui, un Rance-loisirs non).
Bref, le soir venu, du butin j'extrayais deux volumes qui m'attiraient à ce moment-là plus que les autres : Passagers du temps, un long poème de Georges-Emmanuel Clancier et Signes de la pierre, de Marie Mauron, un essai illustré de belles photos noir et blanc de Zoé Binswanger. C'était d'ailleurs surtout pour ces photos que j'avais pris l'ouvrage, car je connaissais pas du tout l'auteure. Un euro chacun, je ne m'étais pas ruiné sur le coup.
Clancier, en revanche, je connaissais, j'avais lu un volume de poèmes dans la collection Poésie/Gallimard, et puis la semaine précédente, j'étais par sérendipité tombé sur un article de La Croix relatant le centenaire de l'homme. Oui, Clancier, né le 3 mai 1914, venait d'avoir 100 ans, et il est encore vif d'esprit, comme en témoigne l'entretien qu'il a accordé au journal :


Particularité du volume, il était dédicacé : "à Myriam Anissimov, à la romancière de talent ce nouveau poème des Passagers du temps, en amical souvenir, G.E Clancier." Je n'ai jamais lu Myriam Anissimov, mais je savais qu'elle avait écrit une biographie de Primo Lévi.
La notice de Wikipédia m'indiquait par ailleurs qu'elle était "née en 1943 à Sierre (Valais) de parents juifs polonais réfugiés en Suisse suite aux rafles qui les menaçaient à Lyon où ils étaient établis."
1943, cette année ne m'était bien sûr pas indifférente (voir le billet précédent sur Casablanca). Et puis il y a autre chose (mais j'y reviendrai une autre fois). Toujours est-il que ce livre était mystérieusement parvenu (Myriam A. s'en était-elle débarrassé ?) à la foire du Tout, sur un étal un peu à l'écart des autres, coincé dans un renfoncement de hangar. Et j'étais heureux de pouvoir admirer l'écriture même, bleue et fine, du poète.

Et voici les premiers vers de ces Passagers du temps :

Sombre pierre, granit de l'âme
Remonte la rivière d'enfance

Quel souvenir, quel chemin cherches-tu
Qui te donneraient cette clé ou cet écho
Si longtemps sans le savoir espérés ?

Un écho, j'en percevais un, bien sûr, dans le titre même du second livre, signes de la pierre, de Marie Mauron, de son vrai nom Marie-Antoinette Roumanille, écrivain de la Provence comme Clancier l'est du Limousin. Dans le chapitre d'ouverture intitulé La montagne, élément pierre, le ton est donné, lyrique :

     C'est cette montagne, cet élément-pierre régnant par tous ses attributs et frappant par ses bras multiples, mais aussi donnant l'eau à boire, l'abri des grottes bénéfiques, la proie pour la faim et le vêtement, le bois pour cuire, et le feu même, qui fut le premier, l'innombrable dieu animiste. [...] Les bords rocheux de Méditerranée où l'on parle si justement de civilisation pétrée, autant que les Thibet, Himalaya et Cordillères ont vu, sans exception, des cultes rupestres s'installer, s'étendre, se perpétuer. Les Pyrénées, les Alpes en fourmillent. Le Monte Bego, à la frontière d'Italie, le Ventoux, le Venturi (qui deviendrait Sainte-Victoire d'Aix) virent nos Anciens prosternés à leurs pieds et sur leurs sommets, tantôt implorant, tantôt rendant grâce. Les offrandes s'accumulaient dans la fumée des sacrifices qui montaient avec leurs louanges et, bien davantage avec leurs supplications. Leurs pentes, les parois de leurs cavernes en portent de multiples témoignages : décalque de mains à l'ocre ou au charbon de bois, à la suie grasse ; effigies, d'abord maladroites mais s'affinant, gravées au silex, rigoureuses, parlantes, belles.
Certaines phrases, témoignant d'une vision un peu datée (sacrifices, louanges, supplications...) prêtent à sourire, mais cette  évocation des bords rocheux de la Méditerranée n'est-elle pas bien venue, alors même que l'on n'avait pas encore découvert (le livre est de 1972) les merveilles de la grotte Cosquer ?

Grotte Cosquer, reproduction d'une main humaine, datée de 27 000 ans avant notre ère Musée d'archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye

Et puis cette lecture faisait elle-même écho à un documentaire vu peu de temps auparavant sur Arte, le dimanche 21 septembre très précisément, Des pisteurs sur les traces du passé :
 
"Au cœur des grottes pyrénéennes, ornées d’œuvres laissées par les hommes du Paléolithique, les peintures rupestres avaient jusque-là mobilisé l'essentiel de l'attention des chercheurs. Or le sol lui-même y recèle des richesses plus rarement étudiées : des empreintes de pieds nus, aux talons et aux orteils bien dessinés. Comment les interpréter, et que peuvent-elles apprendre sur les personnes qui peignirent les parois ? Tilman Lenssen-Erz, directeur de recherche sur l'art rupestre africain à l'Institut d'archéologie préhistorique de l'université de Cologne, et Andreas Pastoors, chercheur au musée de Neandertal à Mettmann, ont eu l'idée de solliciter les plus grands experts en la matière : trois chasseurs-cueilleurs vivant aujourd'hui dans le désert du Kalahari."
C'était fascinant de voir ces trois hommes, ces Boshimans de l'ethnie San, contempler les traces laissées par les magdaléniens et proposer des hypothèses qui n'allaient pas du tout dans le sens de celles proposées jusque là par les archéologues. Regardant les empreintes laissées dans la pierre, échangeant entre eux dans leur langue étrange parsemée de clics, ils en déduisaient l'âge, le sexe, la vitesse de déplacement. Fascinant de voir la science la plus moderne prendre appui sur la science la plus ancienne, si l'on veut bien consentir à accorder ce nom aux savoirs immémoriaux détenus par les trois pisteurs du Kalahari.*

Et la chaîne d'échos ne s'arrêtait pas là : l'Histoire populaire des sciences de Clifford D. Conner (Points Seuil, 2014), que je lisais aussi dans le même temps, par intermittences, allait jusqu'à proposer le pistage comme possible origine des sciences :

Des anthropologues étudiant le peuple San du désert du Kalahari, les fameux Bochimans, ont montré qu'ils sont non seulement capables de reconnaître et classifier des centaines d'espèces végétales et animales mais, surtout, qu'ils ont une connaissance approfondie du comportement des animaux. Chasser ne se limite pas à repérer un animal et le tuer : la plupart du temps, la proie s'enfuit et il faut suivre sa piste. Pour cela il faut bien connaître ses habitudes et savoir interpréter ses traces. [...] D'après l'historien Carlo Ginzburg, il pourrait s'agir de "l'acte le plus ancien de l'histoire intellectuelle de l'humanité : le chasseur s'accroupissant pour examiner les traces de son gibier". L'anthropologue Louis Liebenberg a repris cette idée dans un livre où il soutient que les talents de pisteur sophistiqués des chasseurs-cueilleurs constituent "l'origine des sciences"." (p. 68-69)
Chaîne d'échos comme parole répercutée par les parois d'un labyrinthe souterrain, soudaine advenue de la pierre et de la trace.
J'avais laissé ce soir-là les deux livres de la foire du Tout, je n'étais pas allé plus loin que ce premier chapitre, laissant résonner en moi les harmoniques de cette rencontre.

Le lendemain, c'est avec un sentiment presque religieux que j'aborde le second chapitre de chacun des livres. Marie Mauron le titre ainsi : La pierre, livre de l'histoire du monde. Et voici que je lis :

Dans les alluvions durcies depuis si, si longtemps qu'elles sont devenues partie de la montagne, on trouve parfois un étrange bloc fait d'un magma de très vieux coquillages pétrifiés au cours des temps.
Alluvions, mots qui se déposent dans la douceur des soirs de septembre, mots qui s'échangent, s'aimantent, s'entrelacent et s'enchevêtrent.

 G.E. Clancier : chapitre II (son poème est un roman) Mais la joie l'ont-ils jamais atteinte...

A présent dans l'herbe des solitudes
Comme il t'éclaire ce jeu d'inventer le monde
A l'écoute d'un frère  qui sait ronde la terre

"On creuserait tous les deux un tunnel...
Un long tunnel noir, noir à travers la terre
Blanche, blanche et douce du kaolin...
        Tu vois, je sortirais, nous finirons un jour
        Par sortir là-bas, sur la colline, en Chine
(...)

Vie souterraine du souvenir, trace
Éphémère qu'un fils, par douleur du temps
Détruit, tente de suivre et de poursuivre
Tracé noir sur la blancheur du vide (...)

Et il n'est peut-être pas inutile de préciser que le mot Kaolin "est dérivé, nous dit Wikipedia, du mot chinois Gaoling 高岭, signifiant Collines Hautes, et qui désigne une carrière située à Jingdezhen, dans la province de Jiangxi, en Chine. Le kaolin est en effet la matière première utilisée dans la fabrication de la porcelaine, découverte et invention chinoise qui a eu lieu à Jingdezhen. La technique de fabrication de la porcelaine n’a été introduite en Occident qu’au XVIIIe siècle par un jésuite français, le père d’Entrecolles, après qu'il en eut observé, à Jingdezhen, les secrets de fabrication."

lettre du père d'Entrecolles de 1712, publiée par du Halde en 1735.
Je poursuis ma quête wikipediesque : le père d'Entrecolles (François-Xavier) est né à Limoges, comme G.E. Clancier, mais bien avant lui, le 25 février 16643. "Il devint jésuite en 1682, puis partit en Chine en 1698. Il fut tout d'abord missionnaire à Yangxi, où il fut rapidement apprécié de tous pour sa profonde connaissance de la langue chinoise, son caractère amical, sa compréhension des coutumes chinoises et son esprit apostolique.
Son apostolat va l'appeler ensuite à Jingdezhen, au cœur de la capitale chinoise de la porcelaine, où il conduira une enquête méthodique sur la fabrication de la porcelaine. En complément à l'envoi de ses deux lettres célèbres, tout au long du XVIIIe siècle arriveront en France nombre d’albums illustrés reproduisant les différents stades de la fabrication4.
Mais il fit aussi connaître en Europe d'autres aspects de la culture chinoise : médecine, botanique, etc."

Clancier, dont la famille maternelle était composée d'ouvriers porcelainiers de Saint-Yrieix, ville où le chirurgien Jean-Baptiste Darnet découvrit en 1766 un gisement d’argile blanche, qui aboutit en 1771 à la création, sous l'impulsion de Turgot, de la première manufacture royale de porcelaine à Limoges.

Car kaolin est argile blanche.

Marie Mauron : "Mais le vrai Livre existe. Dans les strates d'argiles diluviennes qu'une tranchée ou le lit d'un ruisseau révèle, facilement l'on détache un bloc gris, fait de véritables feuillets."

G.E. Clancier : Père-la-famine-verte, Père l'illettré,
                     Seul lui sait lire le lit caché du fleuve
                     Et déchiffrer le gué entre les gouffres

Je ne suis pas allé plus loin, je ne sais si ce système d'échos va perdurer dans les chapitres suivants (qu'il s'efface ne me surprendrait pas, ni me décevrait, car l'attracteur étrange ne se fixe jamais), il me fallait auparavant en rendre compte, ce qui est fait.
Dernière résonance, pour l'heure :

Trace.

Je dis : nuit.
Hors de l'heure et du lieu
cela demeure

Mais les braises ?

Je les vois rougeoyer encore.

Marie Mauron :

Toute l'Histoire d'avant l'homme  et d'après sa naissance la voici, au creux des montagnes car, dans les strates du dessus, gisent des restes de foyers, des os et des cendres de morts, des tessons et des verreries dont la fragilité a traversé des millénaires, n'y gagnant que l'irisation qui poudroie aux ailes célestes.

__________________
* Difficile de trouver sur le web des traces (c'est un comble) de cette expédition. L'émission, visible encore sept jours plus tard sur Arte, a complètement disparu. Je n'ai guère trouvé qu'un site allemand de l'université de Cologne pour relater l'aventure.

mardi 2 septembre 2014

Et la vie à Casablanca aura un sens pour moi

Le chapitre 2 de Constellation met en avant le pilote de l'avion, Jean de la Noüe. Loin d'être un novice, ce breton de Pléneuf Val-André, qui avait rejoint les Forces françaises libres en 1943, compte soixante-mille heures de vol et quatre-vingt-huit traversées.

Les plus belles années de sa vie, rapporte Adrien Bosc, sont celles où il survolait la Méditerranée aux commandes de son Dakota pour aller parachuter des troupes en Italie puis en Provence. " A Casablanca, base arrière alliée, Jean reprenait vie. L'histoire était à pied d’œuvre et il en était, l'un des figurants du grand théâtre d'opération organisé par Churchill et Roosevelt lors de la conférence de Casablanca. [...] Après guerre, Jean avait emmené sa femme au Max Linder assister à la projection de Casablanca avec Ingrid Bergman et Humphrey Bogart. Il s'étonna d'une casbah à mille lieux de ses souvenirs et rit de bon cœur de cette Marseillaise orchestrée par le résistant Laszlo. Vaste blague. Il décrirait à Aurore en remontant le boulevard Poissonnière son Casablanca. [...] Il lui raconterait aussi l'histoire de l'aéropostale marocaine, les exploits de Mermoz et de Saint-Exupéry, le survol du désert, les dunes de sable où l'on ne voit rien, n'entend rien, et la beauté cachée par l'immensité."

Il est certes banal de comparer un avion à un oiseau, mais la métaphore aviaire est tout de même trop fréquente dans ce court chapitre (cinq pages) pour être tout à fait anodine : le Constellation est ainsi désigné comme un grand échassier (à cause de son train démesuré, est-il précisé dans le chapitre précédent). Le héros de Jean de la Noüe, Charles Nungesser, disparaît, l'année de ses quinze ans, lors d'une tentative de traversée de l'Atlantique sans escale à bord de son biplace baptisé l'Oiseau Blanc. Le Dakota qu'il pilotait à Casablanca était surnommé Gooney Bird par les pilotes anglais, autrement dit "l'Albatros", "gauche au sol, majestueux dans les cieux".

Dans le chapitre suivant, le Constellation est aussi désigné comme "un oiseau chromé né de la folie d'un homme, Howard Hughes." Cet homme d'affaires, dont Martin Scorsese a retracé une partie de la vie dans Aviator (avec Leonardo Di Caprio dans le rôle de Hughes), "en dessinait les plans, à main levée, des croquis guidés par une quête d'élégance et d'érotisme, charge aux ingénieurs d'adapter l'esquisse aux règles de l'aéronautique. A la même époque, pour les besoins du film Le Banni, le cinéaste-aviateur imaginait un soutien-gorge à armatures renforcées autoportant muni d'acier et transformait la poitrine de Jane Russell en un missile pointé droit sur l'écran et les ligues de vertu."

Or, que vois-je, hier au soir, passé minuit, sur l'écran de l'application Mubi à laquelle je suis abonné (et dont j'ai déjà fait référence ici et ), précisément le film Le Banni, dont, soit dit en passant, je n'avais jamais eu connaissance jusqu'à ce jour.


Creusons cette coïncidence, relevons cette date qui revient avec insistance : 1943. Année où Jean de la Noüe rejoint Londres, année de la conférence de Casablanca, mais aussi du film du même nom, et donc également du Banni.

Car c'est aussi en 1943 que paraît Le Petit Prince, à New York où Saint Exupéry est en exil, et qu'il reçoit, à sa grande joie, son ordre de mobilisation pour l'escadrille 2/33, laissant en Amérique la femme aimée, Consuelo, lui écrivant par la suite ses plus belles lettres d'amour.

Et il faut ajouter 1) qu'avant-guerre, en 1931, ils avaient vécu ensemble à Casablanca : Saint Exupéry, gêné financièrement, ayant accepté un poste de pilote de nuit sur la ligne Casablanca-Port Etienne (en Amérique du Sud); 2) qu'à la rentrée littéraire de septembre de cette même année paraît Vol de Nuit, préfacé par André Gide, qui obtiendra le prix Fémina. "C'est à deux qu'ils ont choisi le titre, en écrivant sur une feuille plusieurs titres possibles. Saint Exupéry penche pour Nuit lourde, mais Consuelo pense que Vol de nuit est meilleur. Va donc pour Vol de nuit..." (Alain Vircondelet, Antoine et Consuelo de Saint Exupéry, un amour de légende, les arènes,2005, p.46)

C'est sous l'égide encore une fois de la métaphore aviaire que l'on retrouve Saint Ex, Consuelo le désignant dans sa lettre comme son ketzal (ou quetzal), le ketzal étant oiseau d'Amérique centrale (Consuelo était salvadorienne) :

Mon ketzal,
Vous êtes déjà dans le ciel, mais je ne vous vois pas. Il fait nuit, et vous êtes encore loin. J'attendrai le jour. Je dormirai pendant que vous vous approcherez de notre maison. J'irai au terrain vous attendre. Mon mari chéri, déjà votre moteur ronfle dans mon cœur. Je sais que demain vous serez assis à cette même table, prisonnier de mes yeux. Je pourrai vous voir, vous toucher... Et la vie à Casablanca aura un sens pour moi. Et mes difficultés de ménage une raison pour le souffrir. Et tout, tout, mon oiseau sorcier, sera beau dès que vous me chanterez : "Que Dieu veuille dans sa grandeur te protéger." Plume d'or.

Consuelo en 1942 à Montréal (Wikipedia)
Et quel sens tout ceci a-t-il pour nous ?

lundi 1 septembre 2014

Constellation

Vol de nuit donc.
Vol de nuit celui du Lockeed Constellation F-BAZN d'Air France qui s'élance d'Orly au soir du 27 octobre 1949.
A son bord, onze membres d'équipage et trente-sept passagers, dont quelques célébrités, la violoniste prodige Ginette Neveu et le boxeur Marcel Cerdan, accompagné de son manager Jo Longman et de son ami Paul Genser. Cerdan qui part à New York avec l'ambition de reconquérir son titre de champion du monde contre le Taureau du Bronx, Jake LaMotta. Trois places prises au dernier moment, à cause de l'impatience d'Edith Piaf, qui a supplié son amant de venir la rejoindre au plus vite. Le droit de priorité accordé au champion a laissé à terre un jeune couple, Edith et Philip Newton, ainsi qu'une certaine Mme Erdmann.
Mais quelques heures plus tard, l'avion, qui devait faire escale aux Açores, ne répond plus.
On retrouvera le lendemain l'épave fracassée sur les pentes du Mont Redondo, sur l'île de São Miguel. Il n’y a aucun survivant.

"La violoniste Ginette Neveu montre son Stradivarius à Marcel Cerdan quelques minutes avant leur embarquement dans l'avion d'Air France où ils trouveront la mort." Site


Ce drame constitue le nœud de Constellation, premier roman d'Adrien Bosc, publié chez Stock.
Constellation, c'est le nom, on l'a vu, de l'avion, mais c'est aussi la métaphore de ces quarante-huit hommes et femmes, dont le destin se croisait en cette nuit fatale. Autant de trajectoires diverses que l'auteur, après une enquête longue et serrée, s'est employé à reconstituer. Agitant une poignée de questions qui ne pouvaient me laisser insensible, je cite la quatrième de couverture :
Quel est l’enchaînement d’infimes causalités qui, mises bout à bout, ont précipité l’avion vers le mont Redondo ? Quel est le hasard objectif, notion chère aux surréalistes, qui rend « nécessaire » ce tombeau d’acier ?
Je ne suis pas certain que le hasard objectif rende jamais "nécessaire" quoi que ce soit, mais que cette notion même apparaisse dans le récit suffisait à stimuler mon intérêt.
J'ai lu ce livre presque d'une traite, car il y a quelque chose de fascinant dans l'enchaînement des circonstances, la collision des existences, les multiples échos que cette histoire propage. Et je me propose maintenant de le relire, pas à pas, chapitre après chapitre, pour continuer d'en explorer les résonances*.

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* Que Bernard Chambaz soit l'une des quatre personnes remerciées en fin d'ouvrage est l'une de ces résonances marquantes. De même le nom de l'auteur ne pouvait que m'interpeller, si proche qu'il était de celui de mon fils aîné, appartenant tous les deux à la même génération, à deux ans près.
    Autre résonance : le passage en ce moment sur Arte du film de Mathieu Demy, Americano, que je citai en fin d'article.