vendredi 30 juin 2017

# 155/313 - De Batman à Aliénor

"Kane Bob, Batman, 36, aout-sept. 1946. Batman, le « chevalier noir » est transposé à la cour du roi Arthur. Les super-héros de DC Comics montrent les nouveaux chevaliers américains, qui n’ont rien à envier aux chevaliers anglais du Moyen Âge. Les Etats-Unis construisent leur propre légende arthurienne…" (Source)
Je ne cesse d'arpenter avec bonheur les différentes rubriques du site Histoire § Images médiévales. Parmi toutes ces richesses, je voudrais seulement signaler quelques articles se rapportant directement à des thèmes et des motifs rencontrés ici, ne voyant aucun intérêt à paraphraser ce qui est excellemment rapporté ailleurs.
Et tout d'abord je veux attirer l'attention sur Fréquence médiévale, une émission enregistrée et réécoutable directement sur le site. L'une d'entre elles est consacrée à Ibn Battûta, apparu récemment avec Jim Jarmusch et Vincent Jacq.

Carte des voyages d'Ibn Battûta
Si l'Orient merveilleux vous laisse de marbre, optez alors pour un autre article de William Blanc, très récent  - il est daté du 6 juin 2017 - et à haute teneur arthurienne : Camelot (1960) ou la table ronde utopique. L'historien y évoque "une œuvre méconnue en France mais qui a eu une énorme influence sur le mythe arthurien contemporain, les romans de T.H. White rassemblées sous le titre The Once and Future King (« Le roi d’hier et de demain ») qui ont notamment inspirés J. K. Rowlings pour créer Harry Potter (si, si !)."

C'est le premier de la série qui a été adapté pour réaliser Merlin l'Enchanteur (1963).
"Mais trois ans avant, c’est Broadway, dans une vaste comédie musicale, qui livrait sa propre version de cette série de romans, avec, excusez du peu, Julie Andrews dans le rôle de Guenièvre et Richard Burton jouant lui Arthur. On y voit un jeune roi utopiste réunissant autour de sa Table ronde toutes les bonnes volontés pour tenter d’apporter un peu de progrès dans un Moyen âge bien sombre. Une idée qui a certainement influencé Alexandre Astier pour sa série Kaamelott.
Évidemment, tout le monde fera le parallèle, en 1963, avec le jeune président John F. Kennedy. Ce sera encore plus le cas après sa mort, notamment grâce à l’adaptation au cinéma, en 1967, de la comédie musicale avec cette fois Richard Harris (le futur Dumbledore des deux premiers films Harry Potter) dans le rôle du jeune souverain et Vanessa Redgrave incarnant la reine. Le film, et son affiche, pousse même le propos très loin en montrant Camelot très progressiste et « flower power »."
Camelot, Broadway. William Blanc : "On notera que Richard Burton porte les armes des rois d’Angleterre et pas celles traditionnellement attribuées au roi Arthur (trois couronnes d’or sur fond d’azur) mal connues du grand public."
Un dernier article, enfin, m'a particulièrement retenu : une recension de la biographie de Richard Coeur de Lion par George Minois, édité chez Perrin. Pourquoi Richard Coeur de Lion m'intéresse-t-il particulièrement ? Eh bien c'est d'abord à cause de ses parents : son père n'est autre que Henri II Plantagenêt, que j'ai maintes fois croisé ces derniers temps lors de mon enquête sur le Graal. Et sa mère est la célèbre Aliénor d'Aquitaine, reine de France puis reine d'Angleterre. Or, il se trouve que j'ai été sollicité par mes amis du 36 Manières pour participer à une déambulation théâtrale samedi qui vient, 1er juillet, dans le petit village de Lignac. Qui se situe à quelques encablures de Château-Guillaume, forteresse fondée par le grand-père d'Aliénor, Guillaume IX d'Aquitaine.


Et c'est ainsi que lundi j'ai retrouvé mes petits camarades comédiens sur la place du village, ignorant complètement dans quelle aventure je me jetais. La trame assez montypythonesque que ces lascars avaient imaginée incluait la quête d'une certaine Aliénor - ce qui sur l'instant ne m'étonna guère car c'est seulement au retour, lors de la rédaction des nouveaux articles, que je découvris la résonance avec ma propre enquête. Dans le souvenir de nos divagations, la rue Aliénor d'Aquitaine n'en prit que plus d'éclat.


jeudi 29 juin 2017

# 154/313 - Dead man et Bambi

A nouveau l'attracteur étrange s'est saisi du cinéma : après les fresques et miniatures médiévales, revoici les images fixées sur pellicule. Quoi de commun entre ces deux mondes ? Certainement beaucoup plus qu'on ne croit : le médiéviste William Blanc a bien montré dans son étude sur Le roi Arthur, un mythe contemporain (Libertalia, 2016) comment le mythe de la Table ronde s'est diffusé à travers toute la culture populaire américaine, du cinéma à la bande dessinée, de la musique aux jeux de rôles et jeux vidéo. Chez Andreï Tarkovski, la peinture n'est pas qu'une simple référence, elle prend littéralement place dans l'intrigue ; qu'on se souvienne des icônes d'Andreï Roublev,  des gravures de Dürer dans L'enfance d'Ivan ou de La Vierge à l'enfant de Léonard dans Le Sacrifice. Quant à Jim Jarmusch, le critique Philippe Azoury, concepteur cette année d'une exposition dédiée au cinéaste aux Galeries royales de Bruxelles, peut écrire, au sujet de Dead man (1995) : « Le paysage américain est ici rendu à la peinture. C’est à dire au sang, à l’innocence massacrée. Peindre chez Jarmusch, grand filmeur, c’est d’abord confondre la caméra et le pinceau, rejoindre en toute innocence l’histoire des images, toutes les images (…) Mais peindre chez Jarmusch, ça va très vite dire autre chose ; prendre un peu de sang, prendre un peu de rouge, le passer sur le visage, se nettoyer avec la tâche de l’Histoire, et laver cette honte en osant changer de peau. »

L'article où je puise cette référence s'ouvre sur une photo du film qui pourrait prendre place dans cette galerie des photos du sommeil que j'ai commencé de constituer dans le billet précédent.


Le faon semble dormir alors qu'il est rigidifié par la mort, Bambi qui n'a pas survécu, innocence bafouée.

Et, parlant de Bambi, je songe à ces notes prises fin décembre 2017, dans le livre d'Olivia Rosenthal, Toutes les femmes sont des aliens, (Verticales, 2016). Elles évoquaient l'année 1967, qui était au cœur du projet Heptalmanach, et devaient à l'origine constituer la chronique n°18... Et puis les nombreuses bifurcations imprévues m'en éloignèrent considérablement. Je saisis donc l'occasion aux cheveux, et vous les livre sans autre forme de procès :
"En y repensant, je comprends mieux aujourd'hui l'absence complète des hommes dans Bambi, menace permanente mais menace invisible, je comprends qu'en 1942 Walt Disney ne savait plus comment représenter les hommes, sous quel costume, avec quel uniforme, alors qu'en 1967 il a trouvé un nouvel ennemi en la personne encore inoffensive de l'homme sauvage, de l'homme nu, il désigne cet ennemi, celui qui fera la révolution sexuelle avec ses compagnons hippies et il l'anéantira in extremis en le faisant convoler en justes noces avec une coquette. Il fait de Mowgli le représentant de la famille, de l'héritage et du bonheur conjugal en même temps qu'il le transforme en futur chasseur, en futur tueur de la mère de Bambi. Comme quoi les morts de la Seconde Guerre mondiale pèsent, non seulement sur les forêts tempérées, mais aussi sur les jungles lointaines." (pp. 148-149)
Plus tôt, Olivia Rosenthal avait aussi écrit :
"La révolution que Bambi n'avait pas eu le temps d'accomplir est en train de se produire. On est en 1967. Ça se rapproche. Bientôt on pourra changer quotidiennement de partenaires sexuels, refuser d'avoir des enfants ou en avoir avec plusieurs pères, on pourra porter les cheveux longs si on est un garçon, on aura le droit d'avorter de Mowgli et de tirer un trait sur les dessins animés de Walt Disney - il meurt, vaincu par la bande-son et la force subversive de son œuvre pendant la réalisation du film. Mowgli est né juste avant la révolution sexuelle, tant pis pour lui." (p. 122)
Le Livre de la jungle est en effet sorti aux États-Unis le 18 octobre 1967, dix mois après la mort de Walt Disney. Il succédait à Merlin l'Enchanteur (nous y revoilà), sorti en 1963, qui avait été un relatif échec public. Comme le monde est d'une cohérence merveilleuse, il se trouve que William Blanc a donné une brève et passionnante analyse de ce film dans un article de l'excellent magazine en ligne Histoire § Images médiévales. 

On y apprend par exemple qu'il est l'adaptation du premier tome de la tétralogie de T. H. White (L’épée dans la pierre, 1938) dont le studio Disney avait acheté les droits dès 1939. Le projet avait été sorti des cartons à la suite du succès de la comédie musicale Camelot en 1960. Les chevaliers y sont ridiculisés, tandis que Merlin apparaît comme un scientifique venu du futur en lutte contre ce qu’il appelle « les idées moyenâgeuses », représentées par un parchemin sur laquelle figure un monde plat.


Image que William Blanc commente ainsi : "Merlin l’enchanteur (1963). Une vision caricaturale de la représentation médiévale du monde. Les lettrés médiévaux en Occident (sans même parler des astronomes arabes ou chinois) étaient parfaitement conscients de la rotondité du globe terrestre. On notera que le bateau tentant d’aller vers l’Ouest, donc vers le Nouveau Monde et les découvertes, tombe dans la gueule d’un dragon. Le Moyen Âge est ainsi assimilé ici à un temps où le progrès est impossible."

mercredi 28 juin 2017

# 153/313 - Only sleepers

En regardant Only lovers left alive, j'ai été frappé par la récurrence de la figure du sommeil des amants  chez Jim Jarmusch. On dirait qu'il n'aime rien tant que de filmer ces moment d'abandon et les poses sculpturales qu'ils induisent. Comme un père qui aime à contempler ses enfants endormis, il place le plus souvent la caméra à l'aplomb des acteurs, à distance respectueuse, attendant parfois sans impatience le moment du réveil.

L'affiche même de Paterson révélait cette prédilection. Chaque jour de la semaine, une nouvelle figure de dormeurs était inventée : face à face, dos à dos, séparation ou entrelacement, dans la complicité des corps et une sensualité légère qui met l'érotisme à distance (aucune scène de sexe dans les deux films).






Only lovers s'ouvre aussi sur le sommeil : Adam et Eve sont séparés, l'un à Détroit, l'autre à Tanger, mais ils semblent liés par un même cycle biologique. La caméra en surplomb tourne autour d'eux, comme ce disque vinyle en surimpression sur le plan, jusqu'à ce que l’œil de chacun s'entrouvre.



Plus tard, quand ils se retrouvent à Détroit, un plan magnifique les réunit dans une nudité presque chaste, avec une identique carnation des corps, image de leur connivence essentielle, intacte depuis des centaines d'années.


Dans l'avion du retour vers Tanger, le sommeil une dernière fois les recouvrira de son ombre somme toute bienfaisante :



mardi 27 juin 2017

# 152/313 - Only lovers left alive

Nunki Bartt n'était pas venu les mains vides. Outre l'exemplaire de La Colonie pénitentiaire, de Kafka, avec ses dessins originaux en regard du texte, il m'avait apporté - bravant pour cela la canicule en traversant la ville à pied - le DVD de Only lovers left alive, de Jim Jarmusch, film que je n'avais pas vu en salle lors de sa sortie, ainsi qu'un livre qu'il tenait absolument à me faire découvrir : L'écume des voyages de Vincent Jacq.


En général, je ne me soucie guère des conseils de lecture, je suis mon petit bonhomme de chemin qui ne passe pas toujours, loin de là, par les dernières parutions, les playlists des journaux et les engouements du moment, mais j'aime les goûts de Nunki Bartt en littérature, et c'est pourquoi le soir-même j'ai commencé à lire ce recueil de chroniques qui constitue une bonne moitié du livre, Odeur d'encre, odeur d'îles. Érudition légère et sensibilité aiguë, je naviguai là-dedans sans effort et même avec grand plaisir.

Je ne l'abandonnai que pour regarder le film de Jarmusch. J'avais été, comme Bartt, enthousiasmé par Paterson - il m'avait donné la matière et le fil conducteur de maints billets - et j'étais vraiment curieux de voir ce film qui l'avait précédé. Et je n'ai pas été déçu, l'intrigue est à peine plus dessinée que dans Paterson, et le tempo est pareillement lent. Ce pourrait être des défauts, mais chez Jarmusch, cela tourne à la qualité, car c'est l'atmosphère qui en bénéficie. Ici aussi, les lieux ne sont pas indifférents : Tanger et Détroit forment les deux pôles de l'histoire, deux villes très différentes mais traversées par une même poésie mélancolique, que ce soit dans les avenues désertes le long des friches industrielles de Détroit ou dans les ruelles tortueuses et décaties de la médina de Tanger. Et encore une fois, c'est l'amour du couple de vampires magnifiquement campés par Tilda Swinton et Tom Hiddleston, ce type d'amour heureux si rarement représenté à l'écran, qui nous charme et nous emporte.

Paterson avait longuement sollicité l'Attracteur étrange. En serait-il de même pour Only lovers left alive ? En ce domaine rien n'est systématique et les attentes sont souvent déçues. De fait le film s'écoulait sans qu'aucune coïncidence ne vienne s'imposer. Quand soudain, lors du retour du couple à Tanger, je notais un détail intéressant :


L'aéroport de Tanger se nommait Ibn Battouta. Normal quand on sait qu'Ibn Battûta est né en 1304 le 24 février dans la ville de Tanger au sein d'une famille de lettrés musulmans de la tribu berbère des Luwata, et qu'il est devenu célèbre pour ses récits de ses voyages et explorations. Le titre complet du livre de ses voyages est Tuhfat al-anzar fi gharaaib al-amsar wa ajaaib al-asfar (Un cadeau pour ceux qui contemplent les splendeurs des villes et les merveilles des voyages), mais communément appelé Le rihla d'Ibn Battûta (rihla signifie voyage). Voyage qu'Ibn Battûta entama alors qu'il n'avait que 21 ans, avec l'intention d'aller d'abord sur le hadj à la Mecque. "Cependant, son voyage dura près de 30 ans. Pendant cette période, il traversa la quasi-totalité du monde islamique connu et au-delà : de l'Afrique du Nord, l'Afrique de l'Ouest, le sud et l'est de l'Europe, en Occident, au Moyen-Orient, le sous-continent indien, l'Asie centrale, l'Asie du Sud-Est, et la Chine en Orient, une distance dépassant largement celle couverte par ses prédécesseurs ou son quasi-contemporain Marco Polo. Lorsqu'Ibn Battûta retourna finalement au Maroc au début des années 1350, le sultan du Maroc, Abou Inan Faris, lui demanda de produire un compte rendu de ses voyages. Ibn Battûta dicta alors son histoire au poète Ibn Juzayy al-Kalbi."(Source : Bibliothèque numérique mondiale)

Or, je venais précisément de rencontrer Ibn Battûta, quelques heures avant, dans le livre de Vincent Jacq (né lui-même à Rabat, la capitale du Maroc, en 1951), lors d'une comparaison avec Marco Polo (qui n'est pas à l'avantage du Vénitien) :
"Or si on compare ce que disent Marco Polo et Ibn Battûta des gemmes de Ceylan, on porte au crédit de l'Arabe une abondance de détails sur l'extraction, la lapidation et l'écoulement des pierres, sur la fabrication des bijoux, leur usage et leur valeur, quand le Vénitien donne à peine leurs noms et ne dit rien de la leur production ni  de leur aspect. Il se borne à décrire le rubis du roi comme "le plus beau et le plus gros du monde", se montrant au moins moderne par son goût des records. Le lin et la soie, les belles demeures, les chevaux, ne sont pour lui que signes de richesse, il ne se hasarde guère aux descriptions raffinées que nous offre Battûta ou aux observations attentives de Rubrouck. En revanche il donne beaucoup d'intérêt aux coucheries d'auberges qui n'émeuvent guère le Tangérois, habitué à promener avec lui son harem et à trafiquer de jeunes esclaves en rendant grâce à Dieu." (pp. 45-46)
Cette petite synchronicité faisait écho à celles qui existaient dans la trame même de Paterson. Le 4 mars dernier, j'écrivais ceci :  "Nicholas Elliott note alors que si Paterson reçoit des choses aléatoires, il trouve néanmoins dans le monde des choses qui font écho à ses préoccupations :  "Au début, Laura lui dit qu'elle a rêvé de jumeaux et il trouve des jumeaux tout au long du film. Ce n'est pas seulement qu'il reçoit, mais qu'il reçoit une certaine longueur d'onde." Ce à quoi Jarmusch répond qu'il s'agit de "synchronisme aléatoire" : "Ça  arrive souvent, quelqu'un vous parle de quelque chose à laquelle vous n'aviez pas pensé et soudain vous le voyez partout. Je m'intéresse à ce phénomène, mais je ne voulais pas y ajouter une chute, par exemple que Laura annonce à la fin qu'elle est enceinte avec des jumeaux. Ce n'était pas l'intention. Je montre juste de petites choses synchrones."
Paterson ne cherche pas des jumeaux partout, non, il ne cherche rien, mais les jumeaux, comme surgis du rêve de Laura, soudain apparaissent, entrent dans son paysage, sur un banc, au bar ou dans son bus. On dira que c'est du cinéma, et bien évidemment, les jumeaux ici résultent d'un casting étudié, mais la vie elle-même nous propose sans arrêt de tels événements, et c'est bien ce que souligne Jarmusch, ou ce que Paul Auster montre dans ses livres. Soyons attentifs au monde, et le monde se révèlera dans sa cohérence vertigineuse et l'incroyable intrication de ses composantes."[C'est moi qui souligne]

Or, c'est précisément l'intrication qui se donne littéralement à entendre à la fin du film, où Adam (Tom Hiddleston) explique à Eve (Tilda Swinton) les caractéristiques de l'intrication quantique, phénomène que j'ai mentionné à plusieurs reprises.
 



















Oui, même à l'autre bout de l'univers...

lundi 26 juin 2017

# 151/313 - Vivre de soleil et de lune

Le 26 juin 1967, il y a donc exactement 50 ans, l'actrice Françoise Dorléac se tuait à la sortie Villeneuve-Loubet de l'autoroute de l'Esterel. Elle était en retard pour prendre l'avion qui devait l'emmener à Londres pour l'avant-première  de « The Young Girls of Rochefort », tourné simultanément en anglais et en français. Elle n'avait que 25 ans.

Celle qui était la soeur aînée de Catherine Deneuve avait commencé sa carrière cinématographique en 1960, et n'avait plus cessé d'enchaîner les films, une quinzaine en sept ans, avec quelques grands succès publics et critiques : L'homme de Rio, de Philippe de Broca, en 1963, La peau douce, de François Truffaut, en 1964 et surtout Les demoiselles de Rochefort, de Jacques Demy, en 1967. Elle y incarne  Solange Garnier, la sœur jumelle de Delphine, jouée par Catherine Deneuve.

«A nous deux, nous ferions une femme formidable », disait Deneuve sur le tournage du film, en 1966. Parole rapportée par Anne Boulay, dans un article de Libération du 12 décembre 1996, qui se poursuivait  ainsi :
«Le jour et la nuit». C'est ainsi que la «belle de jour» définit ce couple de «fausses jumelles» que les deux sœurs formaient à la ville comme à la scène: d'entrée de jeu, les rôles qu'on leur propose sont les échos des personnalités si différentes de la blonde et de la brune, respectivement sol y sombra. A toutes les époques de sa carrière, Catherine Deneuve garde ce même visage d'icône, incarnation parfaite de la féminité à la française, nature essentielle qu'elle n'a pas eu à travailler. Françoise, elle, a les traits si mobiles que les nombreuses photos qui émaillent le document ne la montrent pas deux fois avec avec le même visage."
Le 26 juin 1967, dans l'autre hémisphère, naissait à Antananarivo, capitale de Madagascar, l'écrivain et poète Jean-Luc Raharimanana. Il quitte son pays à 22 ans pour étudier en France, où il devient journaliste et enseignant. Il y revient en 2002 pour porter secours à son père, arrêté puis torturé par le nouveau régime. Un récit relate ces événements douloureux, L'arbre anthropophage, Joëlle Losfeld, 2004. C'est ce livre que j'ai acheté au festival Chapitre Nature, au Blanc, en mai dernier, après avoir brièvement rencontré l'auteur, alors en résidence.


Jean-Luc Raharimanana a donc 50 ans ce jour-ci. Bon anniversaire à lui, qui ne lira sans doute jamais cette chronique. Pourquoi mettre en regard maintenant ces deux événements, cette mort tragique et cette naissance à l'autre bout du monde ? Je suis bien incapable de répondre, disons seulement que cette collision m'a frappé : la disparition d'une star annoncée, la beauté foudroyée (Françoise Dorléac meurt brûlée vive dans sa Renault de location) et l'apparition d'un poète, qui rendra compte du malheur de son peuple, de la répression féroce de 1947, si mal connue ici en France, et qui fit des dizaines de milliers de morts à Madagascar.
"J'aimerais dire, comme Maurice Blanchot : "Que ce qui s'écrit résonne dans le silence, le faisant résonner longtemps, avant de retourner à la paix immobile où veille encore l'énigme.¹"
Car l'écriture n'est qu'illusion. Illusion dans le sens où l'on a l'impression d'avoir vaincu le silence. Mais la vie elle-même n'est qu'une suite d'éclats où l'on tente d'échapper au temps, au néant qui nous attend.
Un proverbe malgache : "Nous étions dans le noir du ventre, nous naissons pour vivre de soleil et de lune, nous retournerons dans le noir de la tombe." Le noir, le silence nous survivra. L'écriture peut-être retardera l'échéance. Comme un écho qui ne voudrait pas mourir, qui s'attarde longtemps, de bouche en bouche." (L'arbre anthropophage, p. 20)
Voilà. Un écho, c'est peut-être cela seulement que je transcris ici. A un demi-siècle de distance, d'un continent à une île, d'un homme à une femme, d'un fait divers qui fit la une des journaux à la nativité qui passa inaperçue.
_________________
1. Maurice Blanchot, L'écriture du désastre, 1980.

samedi 24 juin 2017

# 150/313 - L'axe des Saint Martin

L'église de Vic est dédiée à saint Martin, qui est loin d'être un inconnu pour nous. J'ai déjà traité ici en particulier l'épisode de sa mort à Candes, au confluent de la Loire et de la Vienne. Et j'avais été amené à l'illustrer très précisément par une des fresques de Vic :

Les Poitevins endormis, à gauche, laissent les Tourangeaux sortir le corps de Martin par la fenêtre.

Cette fresque est placée juste au-dessus de celle de l'arrestation du Christ, avec le baiser de Judas. Je rappelle le contexte : venu à  Candes pour résoudre une querelle entre les clercs de l'endroit, Martin rend l'âme à Dieu le 8 novembre 397. Le corps du saint devient alors l'objet d'une âpre lutte entre Tourangeaux et Poitevins  de Ligugé, accourus dès la rumeur de trépas prochain. Les Tourangeaux sont les plus malins car ils réussissent, selon les dires de Grégoire de Tours (Sulpice Sévère ne souffle mot du larcin), à escamoter nuitamment la sainte dépouille par une fenêtre et à la transporter jusqu'à Tours en remontant la Loire. Les obsèques ont lieu le 11 novembre, jour donc de la Saint-Martin.

"Selon la légende, est-il dit sur le site de saintmartindetours.eu, les Tourangeaux embarquèrent la dépouille du saint évêque dans la lumière et les chants ; tout au long de la remontée de la Loire du bateau funéraire, et plus particulièrement au lieu dit "le Port d'Ablevois" (Alba via - la voie blanche) à la Chapelle Blanche (Capella alba), aujourd'hui appelée La Chapelle-sur-Loire, les buissons des rives se couvrirent de fleurs blanches. C'est de là que vient l'expression "l'Été de la Saint Martin"."

Ce rapt sacré, qui ne manque pas de saveur et d'un certain humour (on ne s'attarde guère sur la moralité somme toute discutable des Tourangeaux), s'est donc tissé de légendes. On peut se demander pourquoi on a tellement tenu à mettre cette péripétie hagiographique en regard de la Passion christique (remarquez comment le chef de Martin, en son linceul, est figuré sur la verticale du Christ).


La géographie sacrée relève de son côté un superbe alignement de lieux Saint-Martin.


Cet alignement suit pratiquement l'actuelle départementale D 943 qui relie La Châtre à Châteauroux. Le point d'origine est fixé à Déols, dont nous savons que l'abbaye possédait l'église de Vic et qu'elle était la commanditaire des fresques. De là elle suit la vallée de l'Indre et passe à Saint-Martin, la partie d'Ardentes située sur la rive gauche (la partie droite étant Saint-Vincent ; il y eut longtemps deux communes différentes, qui furent réunies en 1839). Une église romane du XIIe, édifiée sur la rive, est dédiée également à saint Martin : elle fut rattachée à l'abbaye de Déols en 1117 par l'archevêque de Bourges et le pape Pascal II. Notons ensuite que l'alignement passe par Corlay d'où l'on découvre la Vallée noire chère à George Sand, avant d'atteindre Vic et de terminer sa course dans le petit village de Lacs, qui s'honore également d'une magnifique église Saint-Martin, toujours du XIIe siècle.

Il est plus que douteux que ceci relève du seul hasard : tout se passe comme si l'Indre jouait le rôle de la Loire dans la légende de saint Martin.


Entre Ardentes et Vic, l'axe traverse le bois de la Chapelle et un lieu-dit la chapelle Saint-Marc, qui rappellent bien sûr la Chapelle-sur-Loire (Marc étant proche phonétiquement de Martin).


Par ailleurs, quelques indices apparaissent si l'on consulte la carte de Cassini (XVIIIe siècle), indices qui ont disparu depuis. Si l'on trace l'alignement Vic-Lacs (sur de courtes distances, on peut risquer cet exercice sur cette carte qui n'a pas bien sûr la même rigueur que nos cartes actuelles), on obtient ceci :


Sur l'itinéraire nous croisons donc une Croix Blanche et un lieu-dit Aubiers, juste avant Lacs : ces deux toponymes évoquent évidemment La Chapelle Blanche et le port d'Ablevois (l'aube dérivant aussi d'alba).

Écrit mercredi 21 juin, dans la chaleur du premier jour d'été, comme un écho lointain ou proche à l'été de la Saint Martin. A un ami, fêtant son anniversaire ce même jour, j'adressai ces vers de Ronsard, d’une parfaite actualité :


"L’estincelante Canicule ,
Qui ard, qui cuist, qui boust, qui brule,
L’esté nous darde de la haut.
Et le souleil qui se promeine
Par les braz du Cancre, rameine
Ces mois tant pourboullis du chaut"

vendredi 23 juin 2017

# 149/313 - Le cercle de Judas

Repartons donc de cette table de la Cène sur la fresque de Vic :

Ce long rectangle est rythmé par les ustensiles et les plats. La seule figure humaine est celle de Judas, dont la moitié du corps est comme circonscrite dans l'espace de la table. Apparaissent aussi les mains du Christ et deux mains d'apôtres à chaque extrémité, comme en miroir.
Maintenant, si l'on prend comme matrice ce rectangle de la table, on s'aperçoit que toute cette Cène est organisée en states successives. Voyons le rectangle supérieur :


Ici, c'est Jean qui apparaît seul, penché qu'il est sur la poitrine du Christ. Un triangle central s'impose avec évidence, formé par les bras de celui-ci. Les manches des apôtres rythment l'espace restant. Le rectangle suivant nous offre en revanche tous les visages avec une symétrie 5/5 des apôtres, symétrie qui évite subtilement la rigidité d'un effet-miroir total, notamment avec un rythme des couleurs des auréoles différent d'un côté à l'autre : rouge/jaune/blanc/jaune/rouge s'oppose à blanc/jaune/blanc/jaune/rouge.


Le rectangle suivant présente une autre symétrie 5/5 avec les fenêtres des deux bâtiments de part et d'autre du petit édifice central. Là encore, pas d'uniformité : les toitures diffèrent par la couleur.


Si l'on regarde maintenant le rectangles inférieur à celui de la table, nous voyons qu'il est puissamment rythmé par les plis des robes. Celle du Christ, centrale, bicolore, désigne l'axe de symétrie de la composition tandis que la robe de Judas s'épanouit en une magnifique corolle tourbillonnante.


La rigueur de l'ensemble, toujours associée à des éléments dissymétriques, lui donne cette force et cette vie absente de bien des miniatures et des fresques de la même époque. Les lignes de force de la fresque montrent que l'artiste se fondait sur des repères solides : le thème perturbateur (Judas), loin de ruiner l'équilibre de l’œuvre, lui apporte vitalité et mouvement.


L'axe bleu passant par le centre de la robe du Christ est légèrement dévié par rapport à l'axe de symétrie du visage. Exemple encore une fois de cette souplesse vibratoire de la composition (de même les bords de la table ne sont pas d'une rectitude absolue : la ligne droite ne l'est jamais longtemps).

Pour finir sur Judas, on s'aperçoit que tout son corps, le seul ici à être représenté en entier, s'inscrit dans un cercle dont l'arc est donné par le mouvement de la robe.. Circonférence qui vient prendre dans son élan la main qui plonge dans le plat de la Cène.


jeudi 22 juin 2017

# 148/313 - Judas et la Cène

Examinons maintenant Judas dans une autre fresque de Vic. Il apparaît en effet une seconde fois, dans une représentation de la Cène, sur le mur ouest de l'abside.


Judas est le seul apôtre de l'autre côté de la table. Le code médiéval fonctionne là encore : Judas est de profil alors que tous les autres sont vus de face. Le Christ tend une bouchée à Judas, le désignant par là comme celui qui va le livrer à ses bourreaux, comme il est écrit dans l'évangile de Jean (XIII, 21-28) :
"Ayant ainsi parlé, Jésus fut troublé en son esprit; et il affirma expressément: "En vérité, en vérité, je vous le dis, un de vous me livrera."
Les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait.
Un des disciples, celui que Jésus aimait, était couché sur le sein de Jésus.
Simon Pierre lui fit signe de demander qui était celui dont parlait Jésus.
Et ce disciple, s’étant penché sur la poitrine de Jésus, lui dit : Seigneur, qui est-ce ?
Jésus répondit : C’est celui à qui je donnerai le morceau trempé. Et, ayant trempé le morceau, il le donna à Judas, fils de Simon, l’Iscariote.
Dès que le morceau fut donné, Satan entra dans Judas. Jésus lui dit : Ce que tu fais, fais-le promptement.
Mais aucun de ceux qui étaient à table ne comprit pourquoi il lui disait cela."

Fresque de Vic - La Cène (Jochen Jahnke )
Une telle représentation de Judas, comme pour le Baiser, n'est pas à proprement parler originale : on peut en trouver une similaire dans une miniature du XIIIe tirée du Psautier à l'usage de Paris, conservé à la Bibliothèque de Rouen.



Judas, privé d'auréole comme à Vic, accepte la bouchée christique. Par ailleurs il tend sa main gauche vers le plat de poissons, ce qui fait référence à un passage de l'évangile de Marc (XIV, 18-21) :       


"Pendant qu’ils étaient à table et mangeaient, Jésus déclara : « En vérité, je vous le dis : l’un de vous, qui mange avec moi, va me livrer. » Ils devinrent tout tristes et, l’un après l’autre, ils lui demandaient : « Serait-ce moi ? »
Il leur dit : « C’est l’un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat. Car
le Fils de l’homme s’en va, comme il est écrit à son sujet ; mais malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là !"
Le même geste est présent à Vic (Judas use cette fois-ci de la main droite).

Une enluminure du Psautier de Saint-Alban, présentée dans le livre de Jeanne Raynaud-Teychenné et Régis Brunet, nous propose une vision elle aussi proche de celle de Vic, et sans doute à peu près contemporaine :

Psautier de Saint-Alban, abbaye de Saint-Alban (sud de l'Angleterre, vers 1125).
"Judas, de profil, a un front très dégarni, mais ce trait ne lui est pas propre, d'autres apôtres sont comme lui. L'imagier a choisi de présenter la Cène comme elle est décrite chez Jean : l'apôtre bien-aimé se penche sur le coeur de Jésus, ce dernier donne la bouchée à Judas. Sur la table, des poissons évoquent le jeu de mots célèbre sur l'acronyme de l'expression "Iésous ChristosTheou Uios Sôter", "Jésus-Christ, Fils de Dieu le Sauveur" (ichthus signifiant "poisson")" (Judas, le disciple tragique, p. 32)
Poissons que l'on retrouve sur la miniature de Rouen et sans doute à Vic (il semble bien que les mets placés dans les plats ronds soient des poissons, mais l'absence d'écailles visibles ne facilite pas l'identification).

Bible de Floreffe, ca. 1165 - British Museum, Londres
Sur cette enluminure, découverte sur le site de Joël Jalladeau, Judas, à la verticale du Christ, reçoit la bouchée accusatrice. Une curiosité : le peintre a représenté sur la même image le Lavement des pieds, qui a eu lieu juste avant la Cène, et que le Maître de Vic place, lui, juste à gauche de L'Arrestation du Christ.


Finissons par cette miniature espagnole datée du milieu du XIIe siècle, donc contemporaine des fresques de Vic :

Anonyme (1043-1046). San Lorenzo de El Escorial, (Espagne); Colecciones del Real Monasterio, Biblioteca Real: Codex Vitrinas 17, 153 (miniature dans l’évangéliaire d’Henri III)
Judas est absent ici, mais observez les objets qui se trouvent sur la nappe blanche : les coupes, les couteaux, les parts ou les sortes d'hosties rondes présentent beaucoup de ressemblances avec ceux de la table de Vic. Ceci me renforce dans l'idée d'une origine ou d'une influence espagnole dans l'art du Maître de Vic.



mercredi 21 juin 2017

# 147/313 - Hervé de Bourg-Dieu

Les fresques de Vic ne sont pas datées avec précision : Emmanuelle Polack pense qu'elles ont été réalisées "à une date peu avancée dans le XIIe siècle", tandis que Gérard Guillaume parle du milieu du XIIe siècle. Le livre des éditions Privat nous offre cependant une iconographie très proche qu'il est intéressant de mettre en regard de la fresque de Vic. Il s'agit d'une fresque de l'église San Julián et Santa Basilisa de Bagüés, datée de la fin du XIe siècle, près de Jaca, en Aragon.


La ressemblance avec Vic est troublante :


La position du Christ et de Judas sont identiques dans les deux fresques. Le bras de Judas, sa main sont placés de la même manière par rapport au bras du Christ, dont les deux mains sont pareillement saisies par les hommes de la troupe.


Saint Pierre, il est vrai, n'est pas traité de la même façon : à Vic, il s'empare de l'oreille de Malchus en brandissant son glaive, tandis qu'à Bagüés, il la tranche carrément. Cependant, la place de Pierre dans la composition globale, à gauche du Christ, est la même, ainsi que la position basse de Malchus.

L'auteur des fresques, celui que l'on appelle faute de mieux le Maître de Vic, est resté inconnu, mais une origine, ou du moins une influence espagnole a déjà été relevée : "Pour ne prendre qu'un exemple, écrit Emmanuelle Polack, la vision de la purification des lèvres d'Isaïe, thème rarement traité, comme nous l'avons souligné, est visible à Vic et, également, représenté dans l'abside centrale de l'église Sainte-Marie d'Aneu en Espagne." L'historienne note en même temps qu'un moine bénédictin de l'abbaye de Déols (dont l'église Saint-Martin de Vic dépendait), Hervé de Bourg-Dieu, s'était particulièrement intéressé à ce passage de l'Ancien Testament (en fait, il a écrit un ouvrage entier sur le prophète : « Expositio Hervei monachi super Ysaiam », consultable en ligne sur la Bibliothèque municipale de Dijon).

Purification des lèvres d'Isaïe (église de Vic)
Purification des lèvres d'Isaïe (Santa Maria de Aneu, Catalogne)
Les deux églises espagnoles citées dans cet article sont toutes les deux situées dans le nord de l'Espagne. Hervé de Bourg-Dieu, que l'on considère comme le maître d'ouvrage et l'inspirateur du programme iconographique de Vic, a-t-il fait appel à un maître catalan ? On ne saurait l'affirmer avec certitude, mais nous devons pour le moins convenir de sources communes aux artistes des deux côtés des Pyrénées.


mardi 20 juin 2017

# 146/313 - Le baiser de Judas

Comme il parlait encore, voici, Judas, l'un des douze, arriva, et avec lui une foule nombreuse armée d'épées et de bâtons, envoyée par les principaux sacrificateurs et par les anciens du peuple. Celui qui le livrait leur avait donné ce signe: Celui que je baiserai, c'est lui; saisissez-le.

Évangile de St Mathieu, 26, 47-48

Parlons donc de Judas.
Il y a longtemps que j'avais envie d'écrire sur Judas, mais le temps n'était pas encore venu.
Je voulais écrire aussi sur un des chefs d’œuvre du Berry, à savoir les fresques de Saint-Martin de Vic, près de Nohant. Deux visites, en 2016 et 2017, m'avaient donné les éléments d'une petite étude, mais je n'avais pas pris le temps de les mettre en forme.
Et puis voici que la semaine dernière, Noz, mon habituelle caverne d'Ali Baba, me livre pour trois misérables euros un livre d'art magnifique sur Judas : Judas, le disciple tragique, par Jeanne Raynaud-Teychenné et Régis Brunet, aux éditions Privat, 2010. Il n'y avait qu'un seul exemplaire : il était pour moi.
Il n'était plus question de reculer, d'autant plus que la Table ronde m'avait en quelque sorte mis le pied à l'étrier : Merlin y occupait peu ou prou la place du traître, il importait maintenant d'examiner d'un peu plus près l'iconographie romane qui le concernait.

Couverture : Le Baiser de Judas, Giotto, chapelle des Scrovegni, Padoue, 1303-1306.
Ce n'est sans doute pas un hasard si le livre arbore en couverture la magnifique fresque de Giotto. Le baiser de Judas est bien ce geste saisissant qui stupéfia de tout temps les lecteurs des Évangiles. Ce geste d'amitié entre deux hommes qui devenait signal d'une arrestation, cette duplicité du disciple qui conduisait au supplice, ne pouvaient que marquer les esprits ; et les artistes à qui était confiée la représentation de cet épisode de la Passion y donnèrent souvent le meilleur d'eux-mêmes.
Ce n'est sans doute pas un hasard si la récente étude de l'historienne Emmanuel Polack (Lancosme, 2012) reprend elle aussi en couverture, parmi bien d'autres éléments de ce vaste ensemble de fresques, la scène du baiser de Judas :


Un opuscule plus ancien (Gérard Guillaume, 1997), longtemps en vente dans la boulangerie en face de l'église, avait pris un parti identique. Logique quand on pense comme l'auteur qu'il 'agit là de "la plus belle et sans doute la plus dramatique des compositions de Vic."


Cette fresque se trouve au registre médian du mur nord du chœur. La voici dans sa totalité :

(Extrait du livre d'E.Pollack, photo Claude-Olivier Darré)
Gérard Guillaume : "Le peintre a traduit ici toute l'agitation de l'action en traitant d'une manière énergique les plis des vêtements des protagonistes : celui de saint Pierre et ceux de Judas et du Christ forment une spirale, un grand tourbillon. Le sol figure une eau en tempête qui, telle une vague, semble emporter, malgré eux, tous les acteurs de la tragédie." Il rappelle aussi un des codes de l'image médiévale : le Christ, saint Pierre sont de face, tandis que les soldats et Judas sont de profil.
Chez les méchants, la moitié seulement du visage est visible, ce qui est la signature de leur dissimulation et de leur fausseté (une convention qui disparaîtra, comme on peut le vérifier avec la fresque de Giotto où les deux visages sont de profil). En revanche, je ne suis pas d'accord avec Gérard Guillaume quand il écrit : "Remarquons aussi dans l'échange de regards entre l'accusateur et sa victime, la haine de l'un et la compassion de l'autre". Car à bien scruter les deux visages, on s'aperçoit de leur quasi-similitude : la bouche, les yeux, les sourcils sont identiques. L'auteur projette ses sentiments, influencés par ses connaissances, sur cette scène formellement neutre dans l'expressivité (ce n'est pas le cas chez Giotto par exemple, où Judas est clairement animé d'un sentiment négatif).

De son côté, Emmanuel Polack a raison de remarquer que la position et le vêtement de saint Pierre (qui s'apprête à couper l'oreille de Malchus, serviteur du grand prêtre) font écho au personnage du Christ, comme un reflet dans un miroir.