mercredi 7 juin 2017

# 135/313 - Renaturer la culture, reculturer la nature

Dans Écoumène, Introduction à l'étude des milieux humains (Belin, 2000), déjà cité plusieurs fois, Augustin Berque intitulait son introduction (c'était donc l'introduction d'une introduction) Renaturer la culture, reculturer la nature. Cette formule inspirée par un passage de Karl Marx - "Naturalisierung des Menschen, Humanisierung der Natur" (naturalisation de l'humain, humanisation de la nature) - extrait des Manuscrits de 1844, le géographe l'invoque à nouveau au début d'un nouvel essai  publié en 2014, Poétique de la terre. Il y ajoute cependant un élément nouveau : Renaturer la culture, reculturer la nature, par l'histoire.


Interview filmée d'Augustin Berque, Réalisation : Romaric Jannel & Yoann Moreau, Palaiseau le 08 mars 2014 (voir la série entière sur le site Mésologiques).

La singularité de Berque c'est sa rencontre précoce, dès 1969, avec la philosophie japonaise, en particulier avec Watsuji Tetsuro (1889- 1960), dont il a traduit lui-même l'ouvrage qu'il considère comme séminal, Fûdo, Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935). Selon Watsuji, l'histoire donne sens au milieu, et le milieu donne chair à l'histoire. Et c'est bien cette problématique qu'il entend développer dans ce nouvel essai.

Une autre singularité de Berque, c'est une approche atypique qui fait la part belle au poétique (ce n'est pas pour rien que le terme est dans le titre). Dès le chapitre premier, précisément intitulé Le renversement du poème, cette démarche est à l’œuvre : la première section se nomme §1. Dans les bois de Touraine :
"La Touraine est la région de France où se parle le français le plus pur, dit-on. Vous la visitez pour voir. Là, au coin d'un bois, vestige de la Gaule chevelue, vous rencontrez un homme qui vous dit : "Je m'appelle René Descartes". Pour peu que vous soyez native speaker de la même langue, vous savez que cet homme a dit aussi, mais dans d'autres circonstances, "Je pense donc je suis". Pénétrant dans le bois, vous commencez à méditer cette étrange homologie, à savoir qu'indépendamment des circonstances, cet homme a exprimé son identité par un immuable "je" : "Je m'appelle...", "Je pense...", "Je suis". Vous-même en avez fait autant, et dans d'autres circonstances encore. Vous ne vous êtes jamais désigné autrement, sinon en parlant à vos enfants quand ils étaient petits, et qu'au lieu de "je", vous disiez "Papa" ou "Maman". Parfois encore, il vous est arrivé de vous désigner par "votre serviteur" au lieu de "je" ; mais c'était seulement pour rire.
Vous parvenez à une clairière où, poursuivant vos réflexions, vous vous rendez compte que, dans certaines circonstances, on peut ne pas être "je", mais une autre personne. Voire qu'en toute circonstance, comme Rimbaud l'assura, "Je est un autre". Alors qui est-ce ? Un être qui ne serait pas cette persona prima, ce "premier masque" de l'acteur que vous impose la langue française ? Le même masque universel pour tous, "je", alors que tous sont différents, tous singuliers, et qu'ils ne parlent jamais dans les mêmes circonstances ?" (p. 17)
Cela va paraître incongru sans doute, mais je ne peux pas ne pas penser à l'histoire de Sainte Maure (qui deviendra "de Touraine") et de ses neuf fils. Sainte Maure qui va se réfugier dans la grande forêt celte, et perd son aîné, Loup, qui affirme si fort son "Je" : « Je m'appelle Loup, dit-il, mais vous me trouverez prêt à mourir pour le Christ avec la douceur d'un agneau. » Et la fuite des frères devant les Goths ne passe-t-elle pas par Descartes, la ville native du philosophe, anciennement connue sous le nom de La Haye-en-Touraine, puis de La Haye-Descartes depuis la Révolution, et qui n'a pris son nom actuel qu'en 1967 ?

L'itinéraire des Bons Saints de la ville du Blanc
Dans la langue japonaise, il n'y a pas de je
"Je " est toujours un autre, suivant les circonstances. Du reste, il n'y a pas de pronoms personnels. Si, aujourd'hui, vous rencontrez de pareilles appellations à propos de cette langue, c'est tout simplement parce que les grammairiens de l'ère Meiji ont plaqué des catégories européennes, rendues à l'aide de caractères chinois, sur des réalités fort différentes de ce que ces catégories désignent par exemple en français."(p. 20)
Quand j'ai lu ce texte pour la première fois, j'ai ensuite ouvert le livre de Philippe Descola, Par-delà nature et culture, sans chercher le début, non, en l'ouvrant au hasard, et je suis tombé sur la page 210, où un intertitre affiche en lettres majuscules : L'AUTRE EST UN "JE".

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