samedi 30 septembre 2017

# 234/313 - Le vent change

En présentant naguère le principe de sérialité de Paul Kammerer, j'argumentais en affirmant que les véritables synchronicités étaient plutôt rares. Comme pour me faire mentir, j'en observai une samedi 16 septembre avec l'écrivain Daniel Rondeau, présent en même temps sur mon Ipad et sur l'écran de télévision. Or ce jeu de miroirs s'est reproduit une semaine plus tard, samedi 23. Les enfants regardaient une émission ( pour être précis, elle portait sur l'homme augmenté, Scientastik, France 4) tandis que je terminais la lecture de La promenade imaginaire, d'André Hardellet, son dernier essai. L'émission terminée, je bascule sur Arte et les dernières minutes d'un documentaire-fiction sur les sorcières de Salem :


On sait que la sorcellerie est un thème récurrent dans ces pages. Or, au même moment, je suis parvenu à la page 144 du livre d'Hardellet, et, alors qu'il n'a nullement été question de sorcellerie dans les pages antérieures, voici soudain que surgissent les sorcières, comme par enchantement, si j'ose dire...
"Parfois, au cours d'une soirée, j'ai l'intuition que, soudain, le vent change ; quelqu'un, croirait-on, s'est chargé à notre place de donner le coup de pouce providentiel et a ouvert toutes grandes les portes d'une féerie tenue cachée. L'air qui pénètre dans la pièce vient de lointaines clairières foulées par les sorcières d'Hans Baldung et, levant les yeux, vous découvrez devant vous le visage d'une femme irretouchable (c'est rarissime mais cela se produit quand même parfois). A l'instant, un ami pose sur l'électrophone l'enregistrement que vous désirez précisément entendre, un autre vous tend le verre de champagne dont vous aviez envie. Votre sabbat personnel peut commencer..." [C'est moi qui souligne]
Moments magiques que l'on ne saurait provoquer ni prévoir, qu'il faut juste vivre pleinement car leur nature est d'être éphémères. Ces synchronicités tiennent de la féerie - je reprends le mot employé par le poète -, le monde est à nouveau enchanté. Saut soudain d'une carpe dans l'étang endormi.

Hans Baldung Grien, Le Sabbat des sorcières, gravure, 1510.
Ce billet est le 500ème billet d'Alluvions.

vendredi 29 septembre 2017

# 233/313 - Donnez-moi le temps

J'ai replongé avec bonheur dans l’œuvre d'André Hardellet et, après Le Seuil du jardin, j'ai relu Donnez-moi le temps, l'avant-dernier essai* qui fut publié un mois après sa mort (juillet 1974). Bien que parler d'essai pour Hardellet soit un peu trompeur : à la vérité, chez lui, essai, roman, poème trempent dans la même matière rêveuse, les mêmes thèmes s'y rencontrent et le traitement ne diffère guère. En tout cas, cela n'a rien d'une dissertation abstraite où l'auteur adopterait une neutralité prudente. Non, Hardellet est tout entier présent dans chacune de ses phrases, qui sont tissées de ses souvenirs, car, comme il dit, "écrire ses souvenirs, c'est se donner du temps, propos de ce livre : puisque les autres inclinent si peu à nous en concéder, autant se servir soi-même." Et, un peu plus loin, il développe ainsi :
"A chaque instant de notre vie, même si nous n'en avons pas conscience, nous nous livrons à une activité de l'esprit qui constitue un scandale, un défi : nous nous souvenons. Autrement dit, nous rendons actuels des faits tombés dans le gouffre du passé ; ne serait-ce que pour traverser une rue au feu vert. A L'Homme, chassé du Paradis, il a été offert ce pauvre ersatz de l'éternité (toute relative) qui lui permet de dire Je et d'entretenir sa conscience. Hier devient aujourd'hui et, parfois, le recouvre si complètement que Proust a pu parler de "l'incompréhensible contradiction du souvenir et du néant." (p.35)
C'est cette même citation proustienne qui figure en épigraphe du Seuil du jardin. Cela montre bien l'importance que le poète attachait à la figure du souvenir. D'ailleurs le roman lui-même est une fiction autour d'une machine, la machine de Swaine, capable de vous faire revivre de façon charnelle vos propres souvenirs.

Vendredi dernier 22 septembre, je n'interrompis cette lecture que pour me rendre au cours que je devais donner cet après-midi là. Dans la voiture, la radio est cette fois branchée sur France-Culture. Il est 15 heures et des poussières. Soudain, j'ai la surprise d'entendre la voix magnifique de Jean Negroni, la voix narratrice de La Jetée de Chris Marker, que je venais d'évoquer deux jours plus tôt dans un article.

(Le passage débute à 2 : 30)

Dans ce court moment, ces quelques minutes seulement qui me séparaient de l'école, avait surgi  ce formidable écho au souvenir hardelletien. La poésie ici ne sortait pas seulement du livre, elle s’immisçait fantastiquement dans le quotidien de la vie.

Revenu à la maison, je me reportai à ce précieux  livre sur Anatole Dauman (une des pépites trouvées à Noz, je le rappelle), où texte et photos de La Jetée étaient reproduits.



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* André Hardellet, Donnez-moi le temps suivi de La promenade imaginaire, Collection L'Imaginaire (n° 640), Gallimard.


jeudi 28 septembre 2017

# 232/313 - Le Seuil du jardin

"Voilà, ç'a été Ravenne sans que je m'en aperçoive, d'abord le silence, puis on a parlé de toi, le seul moyen d'exprimer tout haut le seul nom qui habitait ce poignant silence. Ravenne, un repas, la route, ici les valises, bientôt onze heures, les gestes inévitables du départ, cette nuit qui va être trop courte, puis la route, la route - et au bout le vieux monde connu, le vieux monde de toute ma vie passée, où je vais t'introduire, à qui je vais te présenter. C'est Franca, noire, nuit, feu, belle et laide, passion et raison extrêmes, démesurée et sage, tout ce que vous voudrez, tout ce que vous pourrez en dire (...)"

Louis Althusser, Lettres à Franca, 15 septembre 1961, p. 12

Lettre de Louis à Franca, 21 mai 1962.
Voilà, je navigue en cette heure entre ces lettres superbes de Louis à Franca, et la vague amoureuse qui submerge Michelet dans son Journal, en cette année 1849 où il va épouser la jeune Athénaïs. Mais c'est d'une autre femme encore, d'une autre amour que je veux rendre compte aujourd'hui. Et il faut pour cela en revenir encore à ce fameux numéro du Magazine littéraire de novembre 1992.


A côté de Daniel Rondeau, nous voyons André Hardellet. J'ai déjà évoqué ici ce poète peu connu mais pour qui j'ai une particulière affection. Un article lui est donc consacré à l'occasion de la publication du troisième volume de ses Oeuvres aux éditions de l'Arpenteur : Hardellet, le traqueur de merveilles, et c'est signé Vincent Landel. Et cela commence ainsi :
"Il revient du fin fond des "grandes vacances", de l'autre côté des choses, d'un pli du temps. Quel est ce lieu, quel est ce centre ? André Hardellet guettait les moments où la mémoire et le présent offrent une coïncidence. Où la ville d'hier recoupe celle d'aujourd'hui."[C'est moi qui souligne]
Ne serait-pas là une bonne manière de décrire par exemple l'expérience de Jean Palou à Ravenne ? Dans la surgie d'une femme du passé dans la présente nuit d'un écrivain : "Chasseur d'images, Hardellet pensait qu'il y avait des déchirures dans les filets du temps, des corridors dans le tissu du présent.(...) Sous la ville neuve, il y a une ville fantôme. Vous marchez, et soudain une femme d'il y a un siècle vous adresse un signe de sa fenêtre. Il n'y a bien sûr pas de fenêtre, a fortiori pas de femme, et peut-être la ville n'est-elle plus que ruines ; mais "l'autre ville", lourde de passé, lente à s'estomper, vous a adressé un signe."

Et sera-t-on vraiment surpris de voir encore une fois apparaître dans cet article le couple Aragon-Breton ? Landel rappelle qu'Aragon "disait que "l'image est un stupéfiant". Et un peu plus loin, dans le même paragraphe, "L'auteur de Lady long solo eut même les honneurs d'André Breton, lequel, tombant par hasard sur Le seuil du jardin pendant une nuit d'insomnie, y reconnut les régions qu'il voulait défricher : '(...) Rien d'aussi nécessaire, d'aussi convaincant, d'aussi exaltant ne m'était parvenu depuis fort longtemps. Vous abordez là, en conquérant, les seules terres vraiment lointaines qui m'intéressent, et la reconnaissance que vous y poussez offre un nouveau ressort à tout ce que me connais comme raisons de vivre"...

J'ai devant moi ce court roman, que j'ai acheté, si j'en crois l'inscription au crayon du libraire encore visible, en septembre 1978. Le tableau de Magritte en couverture, dont le titre est La condition humaine, poursuit son irradiation subtile, et je me souviens encore de l'exaltation qui m'avait saisi, à l'instar de Breton, devant les sortilèges de cette écriture qui mêlait les accents populaires des vieux quartiers parisiens aux rêveries infinies échafaudées dans les brèches du temps. André Hardellet c'est tout ensemble René Fallet et Marcel Proust.
"Dans les coulisses où nos désirs contrariés, ajournés, préparent leur revanche, se trame une tapisserie dont le dessin se révèle parfois en pleine clarté. Pour certains, l'ultime joie réside en la rencontre du mythe avec son incarnation fortuite. La surprise nous ravit à une longue pénitence.
La plus grande des jeunes filles frôla sa robe de la main, une main gantée de violet, effaçant, pour ainsi dire, le tissu. Des tresses blond-fauve pendaient contre ses épaules. Elle s'épanouit nue, au soleil, d'une beauté flamande, royale.
"Venez, dit-elle à Masson. Vous avez bien tardé !"
Les mots qu'il prononça montèrent d'un tréfonds où la vacance, le temps devant soi et la certitude du bonheur ne faisaient qu'un." (p. 93)
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NB :  Je vous invite à lire le dernier article de Rémi Schulz sur le site Quaternite, Ana Mor, mords-moi à mort, j'y suis présent, mon nom étant l'exacte anagramme de Rolben, le meurtrier de Temps glaciaires, l'avant-dernier livre de Fred Vargas (que je n'ai pas encore lu)... J'ai trouvé plus agréable comme apparentement, mais Rémi se loge à la même enseigne : "Dans son roman suivant, L'armée furieuse, j'ai identifié le criminel dès la vue de son nom, le gendarme Emery. Puis vient Lebrun alias Charles Rolben dans Temps glaciaires, or le Schulz le plus connu a pour prénom Charles, devenu celui de son héros Charlie Brown, Charles Le Brun ?"


mercredi 27 septembre 2017

# 231/313 - Ricordarsi del tempo felice

Voilà, c'est fait. J'ai emprunté les Lettres à Franca (1961-1973) de Louis Althusser, un gros volume de plus de 800 pages, qui reprend l'intégrale de la correspondance du philosophe avec Franca Madonia (enfin presque, toutes ses lettres à lui sont présentes, mais seulement vingt-deux lettres particulièrement importantes de Franca - la totalité eut été trop lourde pour l'édition). Dès les premières pages, je suis étonné et émerveillé de la tonalité de ces écrits, si éloignés de la froideur et de la sévérité des textes théoriques d'Althusser.

Je ne peux résister au plaisir de poster ici une photo de Franca - on se souvient peut-être que je n'avais pas réussi à en trouver une seule sur le web. Un cahier photo en présente plusieurs qui montrent assez quelle belle femme elle était.

Franca, photographié par Mino Madonia, en 1962.
Je ne peux pas non plus résister à l'envie de mettre cette photo de 1962 en regard d'une autre photo de femme publiée la même année, et qui appartient, elle, au célèbre photo-roman de Chris Marker, La Jetée, que j'ai une nouvelle fois visionné avant qu'il disparaisse de la sélection Mubi.


Histoire d'amour qui se finit aussi tragiquement, sur la jetée de l'aéroport d'Orly. La comédienne Hélène Châtelain qui incarne ici la femme des souvenirs devint plus tard écrivain et traductrice, comme Franca Madonia. Elle co-dirige encore aujourd'hui la collection de littérature russe Slovo aux éditions Verdier.

Je lis aussi, dans la présentation de Yann Moulier Boutang et François Matheron, que la Villa Madonia, où Althusser vit Franca pour la première fois, "était, et demeure encore, une belle propriété située à mi-flanc des hauteurs qui dominent Bertinoro, village fier de compter sur son territoire non loin de Cesena, le lieu-dit de Polenta, une jolie petite église romane où Dante venait se recueillir et prier pour l'âme de Francesca da Rimini."

On sait que Dante passa les dernières années de sa vie (de 1317 à 1321) à la Cour de Guido Novello Da Polenta, à l'époque Seigneur de Ravenne qui, ces années-là, reconquit le château de Polenta. Encore un bel exemple de l'intrication qui caractérise toute cette histoire.

mardi 26 septembre 2017

# 230/313 - La Part du diable

Le Diable nous poursuit ou bien est-ce nous qui en suivons les traces ? Après les échos relevés hier, en voici une nouvelle manifestation. Samedi soir [16 septembre], après un superbe concert du quatuor Spiralia dans l'église de Cluis, je suis rentré chez moi. Où j'ai allumé la télévision pour voir par curiosité le nouveau tandem Angot-Moix dans l'émission On n'est pas couché. En même temps, je vérifiai la publication de mon article du jour, Le blason de Ravenne, 222ème de la série auquel je tenais beaucoup. Et pour le coup c'est à une véritable synchronicité que j'assistai. Un jeu d'écrans assez sidérant. Je m'explique : à la télé était invité l'écrivain Daniel Rondeau pour son dernier roman, Mécaniques du chaos.



Simultanément, sur mon Ipad, je relisais donc l'article 222, où était reproduite la couverture du numéro de novembre 1992 du Magazine littéraire.


Où, comme on peut le voir, figurait au sommaire le nom de Daniel Rondeau.
Je me reporte alors à l'article qui porte sur le roman publié alors.
Son titre : La Part du diable.


lundi 25 septembre 2017

# 229/313 - Le Marteau des sorcières

"- Je m'appelle Violetta.
Il sursaute :
- Quoi ? Comment dis-tu ?
- Je m'appelle Violetta. Vio-let-ta. Je suis née ici. Mon père est mort il y a longtemps, il était apothicaire, on l'a brûlé pour sorcellerie. Sur cette place que tu connais bien.
  Ces noms, ces paroles, ces formules, il lui semble les connaître déjà. Tout se répète. Et cet écho maléfique, ce n'est pas la vie, c'est l’œil de la peste."
 Christophe Bataille, Le rêve de Machiavel, Grasset, 2008, p. 155

Toutes les dernières chroniques s'originent, je le rappelle, dans le prêt du livre de Marcelle Bouteiller sur les sorciers et jeteurs de sort. Cela nous a conduits jusqu'à Louis Althusser et Machiavel, en apparence bien loin donc de notre point de départ. Mais voici que l'affaire se boucle sur elle-même, et que soudain je retrouve ce thème initial de la sorcellerie. Trois faits au moins en attestent.

Tout d'abord, le roman de Bataille, qui est hanté par la présence des bûchers. Sorcières prétendues qu'on martyrise et qu'on brûle sur les places des villes. Jeunes femmes livrées au bourreau pour la délectation morbide des foules hystérisées par l'épidémie. Sorcières, oui, et non sorciers, et l'on retrouve là le constat sans appel de Michelet : "Pour un sorcier, dix mille sorcières". Et Jean Palou, dans son Que sais-je ? sur la sorcellerie, confirme : "Le fait est exact".


Michelet - voici mon second exemple - Michelet qui rêve autour du dernier  Machiavel aux prises avec la peste, Michelet qui a écrit en 1862 ce livre étrange et flamboyant, La Sorcière, où il réhabilite dans un grand élan lyrique et fiévreux celle qu'il nomme une "réalité chaude et féconde". "La fécondité, étonnamment, écrivait Jacques Le Goff, Michelet la voit surtout dans l'enfantement des sciences modernes par la sorcière. Tandis que les clercs, les scolastiques, s'enlisaient dans ce monde de l'imitation, de l'enflure, de la stérilité, de l'antinature, la sorcière redécouvrait la nature, le corps, l'esprit, la médecine, les sciences naturelles : "Voyez encore le Moyen Age", a déjà dit Michelet dans La Femme (1859), "époque fermée s'il en fut. C'est la Femme, sous le nom de Sorcière, qu a maintenu le grand courant des sciences bénéfiques de la nature..." "(Les Moyen Age de Michelet, in Un autre Moyen Age, Quarto Gallimard, 1999, p. 40)

Au moment où je m'avise de ces collisions, je m'en vais chercher le Journal de Michelet resté à mon chevet. Et je suis saisi d'une sorcellerie du hasard : le marque-pages que j'ai inséré, pas un vrai marque-pages, mais une carte des éditions de Minuit, montre au-dessus du nom de Michelet, La Sorcière de Marie Ndiaye. Je n'y avais jamais fait attention jusque-là, j'en suis resté interdit quelques instants.


Troisième occurrence de la sorcellerie : au bout de l'article de l'historien Étienne Anheim, Le nom Machiavel, qui étudiait le parallèle Boucheron-Bataille, étaient cités les articles du même auteur dans les précédents numéros de cette revue Médiévales. Or, in fine, était mentionné Le diable en procès, Médiévales 44, printemps 2003. Ce numéro thématique est tout entier consacré à la démonologie et à la sorcellerie, et Etienne Anheim en était, avec Martine Ostorero, le maître d’œuvre. Il y a là un ensemble d'études savantes que je n'ai pas encore eu le temps de parcourir avec soin. Je ne citerai ici que la fin de cet article, qui se conclut lui-même sur un extrait d'Archives du Nord de Marguerite Yourcenar :
"Reste à ne pas oublier que derrière les discours érudits, la sorcellerie est avant tout « une histoire qui tue », selon la formule de Georg Modestin. Notre activité d'entomologistes du devenir occidental et notre focalisation sur les sources savantes ne doit pas effacer la réalité sociale de la répression judiciaire, connue par les très nombreuses sources de la pratique concernant la mise en accusation et l'exécution des victimes. Sabbat, sorcellerie, diable et démons sont le fruit de discours savants dont la répétition par les juges et les prédicateurs, à la manière des prophéties auto-réalisatrices, a fini par créer du réel, provoquant la mort d'hommes et de femmes sur les bûchers de l'Occident, et suscitant peut-être d'étranges pratiques dans les campagnes du xve et xvie siècles : 
une bonne partie des victimes du Marteau des sorciers [sic] et autres traités rédigés par des démonologues surexcités et lus assidûment par les juges étaient à coup sûr de pauvres hères inoffensifs qui s'étaient attiré l'antipathie des voisins par un air ou des façons bizarres, des quintes d'humeur, le goût de la solitude ou quelque autre caractéristique peu goûtée des gens (...). Mais il faut aussi compter avec ceux qu'une malignité véritable, une vague rancune contre les misères et les brimades subies, un goût décrié ou un besoin inassouvi menaient au sabbat en fait ou en songe. Après les journées passées à biner les champs de navets ou à piocher dans des tourbières, des gueux trouvaient dans le petit groupe dépenaillé, accroupi dans un hallier autour d'un tas de braises, l'équivalent de nos danses redevenues primitives, de nos musiques de grincements et de cris, peut-être de nos fumées et de nos potions hallucinatoires. Ils y satisfont l'instinct de s'agglomérer comme des larves ; ils goûtent la chaleur et la promiscuité des corps, la nudité, interdite ailleurs, le petit frisson ou le petit ricanement de l'ignoble ou de l'illicite. Le reflet des flammes qui joue sur ces misérables ne présage pas seulement la mort patibulaire, toujours préparée pour eux ; ces lueurs viennent du fond d'eux-mêmes, sinon d'un autre monde*."

Ce Marteau des sorcières (Malleus Malificarum) est l'un de ces ouvrages écrits par des clercs, ici les dominicains Henri Institoris et Jacques Sprenger, visant à stigmatiser la sorcellerie et indiquer des moyens de l'exterminer. Michelet, dans La sorcière, parle "d'âneries" et en fait une critique cinglante, pleine d'ironie :
"Cri sincère, cri de la peur, cri lamentable des victimes, des pauvres ensorcelés. Sprenger en est fort touché. Ne croyez pas que ce soit de ces scolastiques insensibles, hommes de sèche abstraction. Il a un cœur. C’est justement pour cela qu’il tue si facilement. Il est pitoyable, plein de charité ! Il a pitié de cette femme éplorée, naguère enceinte, dont la sorcière étouffa l’enfant d’un regard. Il a pitié du pauvre homme dont elle a fait grêler le champ. Il a pitié du mari qui, n’étant nullement sorcier, voit bien que sa femme est sorcière, et la traîne, la corde au cou, à Sprenger, qui la fait brûler.
Avec un homme cruel, on s’en tirerait peut-être ; mais, avec ce bon Sprenger, il n’y a rien à espérer. Trop forte est son humanité ; on est brûlé sans remède, ou bien il faut bien de l’adresse, une grande présence d’esprit"
Ce Marteau des sorcières, on en retrouve enfin la trace dans le roman de Bataille, au tout début :
 "Comme la nuit vient, Machiavel écarte les roseaux et voit qu'il est seul. C'est l'heure. Il s'ébroue et se met en chemin. Ne pas réfléchir, marcher jusqu'au matin puis se jeter dans un fossé et attendre. Il ne compte plus les jours. Bientôt c'est un déluge tiède bordé de saules. Machiavel marche sans rien voir. Il se récite à voix haute le Marteau des sorcières. La peste ravive, la peste libère. Soudain il tombe sur une forme pâle : une fillette le visage plongé dans la boue. Il s'agenouille et observe sans les toucher sa nuque, ses cheveux noirs, sa robe de toile, ses jambes nues. Puis l'enfant semble bouger, sa main cherche dans la terre, non, c'est la pluie, c'est le diable."
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* M. Yourcenar, Archives du Nord, Paris, 1991, p. 990.

samedi 23 septembre 2017

# 228/313 - Mon âme est restée dans ses noirs vêtements

Je n'en avais pas fini avec Machiavel. Au matin du 14 septembre, un livre attirait mon attention depuis son rayonnage. Il s'était tenu peinard de longues années mais il avait décidé ce jour-là de prendre un peu l'air : c'était Le rêve de Machiavel, de Christophe Bataille. A l'intérieur un petit papier de ma grande fille Pauline : "Joyeux anniversaire papa ! Une histoire dans l'Histoire, à l'époque des bûchers et de la peste." Tours, 20 novembre 2008. Le bouquin avait paru cette année-là, année de ses dix-huit ans. Je ne sais pourquoi elle l'avait choisi : l'auteur m'était inconnu, et à l'époque je ne portais pas attention à Machiavel, mais elle avait frappé juste. L'intrigue était sommaire, cela n'avait pas grand chose à voir avec un roman historique, mais ce récit halluciné d'un Machiavel en fin de vie, errant dans les villes dévastées par la peste, avait une certaine puissance.

Et puis, en faisant des recherches sur le livre, voici que je tombe sur un article de la revue en ligne Médiévales écrit par l'historien Étienne Anheim, qui commence par cette phrase :
"Le hasard, qui gouverne un peu plus de la moitié de nos actions, a mis sur les étals des librairies de l’automne 2008 deux livres voisins, voire cousins, Léonard et Machiavel de l’historien Patrick Boucheron et Le rêve de Machiavel du romancier Christophe Bataille."
Le hasard, dans sa gouvernance ironique, nous reconduit donc sur Patrick Boucheron, cité ici avant-hier. L'auteur traite encore une fois de Machiavel, preuve qu'il ne s'agit point chez lui d'une passion fugace.


Compte tenu de la prééminence du thème féminin dans l'investigation menée ici depuis Présence à Ravenne, on ne sera pas étonné de lire sous la plume d'Etienne Anheim que "Le prétexte de Bataille est le dernier amour de Machiavel tel qu’il est rêvé par Michelet dans le tome VIII de son Histoire de France (Réforme, 1508-1547)" même s'il précise qu'en "réalité, cet argument ne tient qu’une place limitée dans le livre. Point de départ de l’auteur peut-être, l’épisode est relégué dans le dernier tiers de l’ouvrage, tandis que dans les deux premiers, Machiavel vagabonde en compagnie de la peste et de la mort dans la Toscane de 1527.

Michelet lui-même s'appuyait sur un passage de La description de la peste de Florence de 1527, rédigé par Machiavel quelques semaines avant sa mort :
" Machiavel évoque sa découverte, parmi les tombeaux, "d'une jeune femme pâle et affligée, couverte d'habits de deuil et étendue sur la terre. Des larmes amères sillonnaient ses belles joues, et tantôt elle arrachait ses cheveux noirs ou se frappait le sein et le visage". Il approche. Malade, elle se couvre la tête de son vêtement. " Ce geste accrut le désir que j'avais de la connaître." Il se propose de la raccompagner chez elle, mais elle pleure, gémit, s'effondre. "L'agitation de son sein était le seul signe de vie qu'elle donnât. Alarmé de son état, je la délaçai, bien que ses vêtements ne fussent pas très serrés. Je ne négligeai aucun moyen pour lui faire reprendre ses esprits. Je fis si bien qu'elle rouvrit enfin les yeux et exhala un soupir brûlant." Enfin, il parvient à la reconduire chez elle.
Plus tard, priant dans une église, il fait une nouvelle rencontre qui semble un rêve. "La nuit était déjà presque venue lorsque j'aperçus une jeune et belle dame en habit de veuve. Assise sur les marches de la chapelle voisine, elle s'appuyait comme une personne accablée de douleurs. Jamais je n'ai vu une créature aussi parfaitement belle ni dont les charmes n'eussent un attrait plus vif." Se pensant malade, contaminée par son mari mort de la peste, elle écarte Machiavel. "Ses paroles, sa voix, ses manières et le soin qu'elle prenait de ma santé émurent tellement mon coeur que je me serais précipité dans le feu pour elle." Ils parlent. S'observent. Machiavel se dévoile : "Quoique jusqu'à présent je n'aie pas été enclin à prendre de compagne, votre gracieuse beauté et vos chagrins m'ont tellement touché que je suis disposé à m'unir à vous." Et il la suit chez elle, "où elle renferma mon pauvre coeur avec elle." (pp. 139-140)
Christophe Bataille écrit ensuite que "le grand Michelet raconte ses deux rencontres en un rêve échevelé et sensuel, "l'idylle de la peste". " Voici le passage en question :
«Sur les tombes qui entourent l’église, il trouve une jeune femme échevelée qui se frappe le sein. Il avance, non sans quelque crainte; il console, interroge. Elle répond, s’épanche, elle conte en paroles hardies (les morts n’ont peur de rien), en lamentations effrénées, les joies conjugales qu’elle n’aura plus. Ce disant, elle pâme. Est-elle morte? Pestiférée ou non, Machiavel la délace et desserre, “quoiqu’elle ne fût pas très serrée”. Elle revient alors, et jure qu’elle n’a plus souci d’elle, de mœurs ni de pudeur. Là-dessus, un sermon équivoque du bon apôtre, qui prêche la décence des plaisirs secrets. C’est l’horreur sur l’horreur! la mort entremetteuse!... Ailleurs, à Santa-Maria-Novella, sur les degrés de marbre de la grande chapelle, il trouve, sous de longs vêtements, une admirable veuve. Suit la description, laborieuse, mythologique, de cette divinité. Morceau sensuel, triste, qui sent le vieillard et l’effort. Cupidon, Vénus, les Hespérides, ne réchauffent pas tout cela. Moins froid le marbre funéraire où siège cette idole de mort. Machiavel près d’elle essaye son éloquence. Il n’en faut pas beaucoup. Elle est tout d’abord consolée. La différence d’âge qu’il avoue ne l’arrête guère. La fortune qu’il prétend avoir, les soins et l’amitié, c’est tout ce qu’il faut à la belle. Elle se laisse tout doucement ramener. Un moine accourt. Mais le traité est fait: “Mon cœur, dit Machiavel, est maintenant chez elle, et mon âme est restée dans ses noirs vêtements”. Sa vie y reste aussi, un mois ou deux après il meurt.»
Jules Michelet, par Thomas Couture

Bataille écrit qu'il a choisi de donner vie au rêve de Michelet, un peu plus loin, il dit : "Michelet rêve. A mon tour je rêve son rêve." Michelet, en épousant en 1849 Athénaïs Mialaret, vingt-huit ans plus jeune que lui, ne rééditait-il pas le geste de Machiavel ? 
Finissons sur cette admirable dernière phrase de Machiavel citée par Michelet : “Mon cœur est maintenant chez elle, et mon âme est restée dans ses noirs vêtements.” Si l'on prend le texte donné par Wikisource, on s'aperçoit qu'elle est en fait une réécriture :
"Ne vous imaginez pas pour cela que je la laissai toute seule : je la suivis, au contraire, jusque chez elle, où elle renferma mon pauvre cœur avec elle. Resté seul après avoir joui d'une société aussi aimable et aussi charmante, pour ne point m'écarter du plan que j'avais formé, je hâtai mes pas, et je me dirigeai vers l'église de San-Lorenzo, où j'étais habitué à voir celle qui avait joui de la fleur de mes beaux ans ; mais la nouvelle impression que je venais de recevoir était si forte, que, semblable à ceux qui ont bu les eaux du Léthé, je perdis la mémoire de toutes les autres femmes, quelque belles qu'elles fussent. Toutes mes pensées étaient restées enveloppées dans ces vêtements de deuil autour desquels je croyais voir à chaque instant tourner ce moine hypocrite et importun, et la jalousie s'était emparée de mon esprit au point que je ne pouvais penser à autre chose."(Traduction, Jean-Vincent Périès, c'est moi qui souligne)
On voit que les deux parties de la phrase sont extrapolées  du texte originel. Michelet condense avec génie deux notations de Machiavel.

Le soir même, Pauline m'appelait : elle avait passé brillamment la soutenance de son mémoire et donc obtenu son master d'études théâtrales.

vendredi 22 septembre 2017

# 227/313 - Aurélien à Chaminadour

J'ai raconté récemment comment Aurélien, le roman d'Aragon, a croisé ma route. De fait je n'ai jamais lu cet ouvrage, et l'envie pointa d'y jeter au moins un œil. A la médiathèque, que je hante décidément souvent ces temps-ci, je décide d'aller voir au rayon Aragon. Et je me dis que si le volume est par hasard disponible, je l'emprunterai peut-être. Mais je n'ai pas eu à me poser cette question, car, surprise, au rayon Aragon c'est la misère. Un seul volume : La sainte Famille. Juste au-dessus, Jean Anglade, écrivain considérable il va sans dire, s'honore d'une belle longueur de titres. Un seul Aragon. Je n'en reviens pas. Comment un des immenses écrivains français du XXe siècle peut-il être réduit à un seul titre dans les rayonnages d'une grande bibliothèque qui a vocation à promouvoir la littérature ? Je ne doute pas qu'en magasin, dans les réserves, on ne retrouve Aurélien, et bien d'autres livres d'Aragon, mais le magasin c'est l'invisibilité, la ressource des déjà lettrés. Médiathèque, je t'aime, mais je ne te comprends plus très bien.



Par bonheur, j'ai retrouvé Aurélien. Il était à Guéret. Je m'explique : vendredi et samedi dernier, je suis allé pour la première fois aux Rencontres de Chaminadour. Dont le maître d'ouvrage était cette année le jeune écrivain Arno Bertina, autour de l’œuvre de Svetlana  Alexievitch, prix Nobel 2015, invitée bien sûr mais qui ne put quitter sa Biélorussie natale pour rejoindre la Creuse. Conférences et tables rondes au Théâtre de la Fabrique, au coeur de la ville. C'était toujours instructif et parfois passionnant, drôle et tonique. Un événement de cette ampleur mériterait d'être mieux connu, au moins dans l'Indre : il ne me semble pas que nous étions nombreux, les Berrichons, à assister aux débats. C'est comme si la frontière était encore bien présente entre les deux pays.

C'est donc là que j'ai retrouvé Aurélien, dans le hall du théâtre. Dans une vitrine, il s'affichait sans complexe, dans une édition Folio récente :


jeudi 21 septembre 2017

# 226/313 - M'encanaille jusqu'à la fin du jour

Theodora, mosaïque de la basilique San Vitale (Ravenne)


La piste de Ravenne a donc abouti, à travers de multiples figures féminines, sur Machiavel.
Ravenne s'est imposé comme un véritable noeud de significations corrélées, un pôle de condensation qui a ravivé les feux d'une rencontre faite voici vingt-cinq ans, en 1992. Et je suis loin d'avoir encore inventorié toutes les résonances autour de la ville.
Tout cela découle, je le rappelle, du prêt d'un livre sur la sorcellerie (Marcelle Bouteiller), qui déclencha la reviviscence de Jean Palou.
Je dois aussi mentionner que la piste du Carpe diem, qui nous occupa aussi grandement, sous l'égide, principalement, de Ronsard, Baudelaire et Starobinski, devait originellement comporter une entrée machiavélienne. En effet, dans les jours mêmes où ce thème de la journée était apparu, la lecture d'un entretien avec le philosophe Pierre Magnard*, m'avait conduit à la journée de Machiavel :
"J'aime beaucoup Machiavel quand celui-ci nous dit ce que furent ses journées à partir du moment où, interdit de politique, il quitte définitivement la chose publique. Machiavel nous rapporte que le matin sera consacré à ses bois, à ses taillis, à ses champs, à ses oliviers, à ses vignes. Pratiquant la taille en la saison voulue, le labour quand il le faut, toujours au service de sa terre. A midi, il rentre pour se restaurer, puis, dans la même salle d'auberge va rencontrer un boulanger qui a terminé sa journée, un chaufournier qui cherche refuge contre la chaleur du four à chaux, un boucher, et à eux quatre ils jouent inlassablement jusqu'à la tombée du jour. Ceci pour s'assurer qu'il reste un homme dans le commerce des hommes les plus simples et les plus près de la réalité. Ce n'est que le soir venu qu'il se met en habit et revêt des manches de dentelle, pour aborder l'écritoire avec le plus de respect et de dignité possible. Respect du papier blanc, respect de l'écriture, respect de la belle langue toscane, mais  respect aussi, d'abord et surtout, du lecteur que ce texte un jour pourra toucher. Je pense que là j'ai des modèles sans pouvoir me prévaloir d'une quelconque émulation de moi-même à Montaigne, à Pascal, à Machiavel, j'aime tout de même à considérer cette religiosité de l'écriture qui fait en sorte qu'on ne la met en œuvre que selon les strictes principes d'une rigoureuse liturgie."
Le jour suivant, je lis Un été avec Machiavel, de l'historien Patrick Boucheron**. Et j'y retrouve la même évocation de la journée machiavélienne, à travers la lettre d'exil qu'il écrivit à son ami Francesco Vettori, le 10 décembre 1513. Plus quelques détails oubliés par Pierre Magnard, comme celui-ci, tout de même pas négligeable :
"Quand je quitte le bois, je m'en vais à une source et de là à un de mes postes de chasse. J'ai un livre avec moi, soit Dante, soit Pétrarque."
Machiavel lisant de la poésie, difficile à faire coïncider avec la réputation de penseur cynique et froid qui lui colle aux basques, réputation que Boucheron ne manque d'ailleurs pas de redresser.
Quelques différences aussi dans le quatuor de joueurs à l'auberge : "un boucher, un meunier, deux chaufourniers. Avec eux, je m'encanaille jusqu'à la fin du jour, en jouant au brelan, au tric-trac, et de là naissent mille occasions de disputes, d'innombrables agacements qui finissent en injures."
Et au soir, ce n'est pas seulement une affaire de respect qui conduit Machiavel à troquer ses habits crottés contre des vêtements "dignes de la cour d'un roi ou d'un pape", c'est le plaisir de la conversation avec les antiques :
"(...) j'entre dans les antiques cours des Anciens, où, reçu par eux avec amour, je me repais de ce mets qui solum est mien et pour lequel je naquis ; et là je n'ai pas honte de parler avec eux et de leur demander les raisons de leurs actes ; et eux, par humanité, ils me répondent ; et pendant quatre heures de temps, je ne ressens aucun ennui, j'oublie tout tracas, je ne crains pas la pauvreté, la mort ne m'effraie pas."
"Je ne sais, poursuit Patrick Boucheron, s'il existe un plus bel éloge de la transmission - cette manière respectueuse et joyeuse de fendre la foule sans jamais chérir sa solitude, d'élargir le cercle de la commune humanité aux vivants et aux morts. Ainsi parlait Machiavel en 1513, dans une lettre adressée à un ami, pour lui dire comment il parvenait à échapper à la "moisissure qui gagnait son cerveau" depuis qu'on l'avait éloigné du métier de l’État. Ah ! j'oubliais : il lui annonce aussi qu'il vient d'achever un petit livre. Son titre ? Mais vous le connaissez : Le Prince."



J'avais donc décidé d'inscrire cette double citation de la journée de Machiavel dans la continuité de ma petite étude de la journée, et puis j'y avais renoncé, estimant que les articles étaient déjà bien assez denses avec la nouvelle piste sorcière qui s'affirmait. Mais Machiavel laissé à la porte s'est introduit par la fenêtre.

Le Miroir (Andreï Tarkovski)
_________________________
* Pierre Magnard, La couleur du matin profond, entretien avec Eric Fiat, Les Dialogues des petits Platons, 2013 (encore un livre trouvé à Noz, soit dit en passant).
** Patrick Boucheron, Un été avec Machiavel, Equateurs/France Inter, 2017.

mercredi 20 septembre 2017

# 225/313 - Lecture de Stifter au 36M


Le trac monte. Ce soir, au 36 Manières, à Déols, à 20 h, je lis la nouvelle de Stifter, Cristal de roche.
J'en ai parlé ici au mois de mars, j'ai même consacré plusieurs articles à ce formidable écrivain autrichien, trop peu connu en France.
Ce n'est pas la première lecture que je fais, je dois bien en avoir plusieurs dizaines à mon actif, mais, pour la première fois, je vais lire seul, sans accompagnement musical, sans micro, sans dispositif scénique particulier. Mais l'enceinte rustique, dépouillée, de la grange du 36M me semble le lieu accordé à la sobriété de Stifter, dont je veux redire encore une fois cet extrait de la préface qu'il donna à Cristal de roche :

"On m'a fait un jour grief de ne peindre que le petit et de ne montrer jamais que des hommes ordinaires. Si cela est vrai, je suis aujourd’hui en mesure d'offrir au lecteur des choses encore plus petites et plus insignifiantes, toutes sortes d'amusettes pour de jeunes cœurs."

 ***

Renseignements et Réservations : 02 54 27 84 74 
Le 36 Manières / 17 rue du pont Perrin / Déols



 

mardi 19 septembre 2017

# 224/313 - L'été de Machiavel

Troisième chronique où la figure centrale demeure Louis Althusser. L'ironie de l'affaire, il me faut bien l'avouer, c'est que je n'ai jamais lu une ligne d'Althusser. En première, j'avais lu un tome du Capital de Karl Marx, j'avais pris des notes, j'étais plein de bonne volonté. Il fallait à l'époque débattre avec des trotskistes, des maoïstes, des communistes tendance Georges Marchais, bref, maîtriser un peu de théorie marxiste n'était pas du luxe pour contrer ces redoutables dialecticiens. Mais je ne suis pas allé au-delà de ce premier tome, cette littérature ne m'a jamais enchanté, et je m'en suis vite détaché. Althusser, d'après les commentaires que j'avais lus, c'était une relecture de Marx d'une impressionnante aridité. Je préférais lire Les syllogismes de l'amertume de Cioran. C'était drôle et désespéré, noir et tonique. Et la langue était magnifique, quand la plupart des épigones de Marx nous accablaient d'ennui avec leur rhétorique aussi engageante qu'un bloc d'immeuble soviétique.

Mais aujourd'hui, je dois l'avouer aussi, après ces deux premiers billets, j'ai envie de lire Althusser, non pas Pour Marx, non il ne faut pas exagérer, mais Les Lettres à Franca, oui.

En attendant, il me faut encore éclairer une autre facette de ce fameux blason de Ravenne, ouvrir une autre piste. Et revenir encore une fois à cet été 61, où Althusser fit une autre rencontre décisive : "Cette rencontre, qui date de l’été 1961, fut fulgurante et coïncida avec le troisième amour de sa vie. De fait, tout près de Forlì, non loin de Ravenne, dans les Marches, Althusser découvrit Machiavel. Et, quelques mois plus tard, professa son premier cours sur ce qui devait devenir une de ses références fondamentales, dès 1962, avant qu’il y revienne dix ans plus tard."(Yann Moulier Boutang, Althusser en dessous ou au-delà d’Althusser, revue Multitudes 2005/2 (no 21)).

Portrait posthume de Nicolas Machiavel (détail), par Santi di Tito.
"Quelle leçon retient Althusser du Machiavel du Prince (pas de celui des Discours sur la Premières Décade de Tite Live) ? La distinction célèbre entre la virtù et la fortuna. La virtù n’est pas le courage, encore moins la vertu. Quant à la fortuna, elle n’est pas le destin, la nécessité, mais la chance. César Borgia, fils bâtard préféré du pape Alexandre VI, aurait pu devenir le Prince de l’Italie transformant le Pontificat romain en Principauté héréditaire. Chef de guerre intelligent, sans état d’âme (il se débarrasse de son frère Giovanni, se sert de sa sœur qu’il marie par politique), il possède beaucoup de caractère et est donc doté de la virtù (qui est une puissance d’agir, un vouloir vivre, une volonté et non une vertu au sens chrétien du terme). Ce duc de Valentinois, qui n’hésita pas à faire entrer les Français dans les États Pontificaux, avait tout pour devenir le Prince réconciliant les Guelfes (papistes) et les Gibelins (partisans de l’Empereur) des deux siècles précédents. Mais au moment décisif de la mort de son père Alexandre (1503), il est cloué au lit par la fièvre quarte (la malaria), près de Ravenne. Il est donc absent au moment décisif, il perd ainsi l’occasion de se faire élire Pape. Il périra quatre ans plus tard, après avoir fui l’Italie, devenu petit condottiere au service de Jean d’Albret de Navarre son beau-frère et assassiné sur ordre de Jules II, le nouveau Pape. Après l’échec de Frédéric II, celui de César Borgia éloigne davantage l’Italie de l’unité. C’est sur cette absence que Machiavel construit Le Prince. Le cas de César Borgia prouve que la virtù ne suffit pas en politique ; il faut de la chance (la fortune), le petit coup de pouce au bon moment. Transposons : la virtù n’est pas seulement la volonté, mais aussi la connaissance par la pensée. La fortuna, la surdétermination, le grain de sable qui enraye la nécessité, le destin promis, la téléologie. "
Ravenne est donc la ville de l'échec. Les marais de Ravenne ont privé César Borgia du trône papal. Mais "à chacun ses marais de Ravenne, écrit encore Yann Moulier Boutang dans le Magazine Littéraire, la folie vaut bien les fièvres quartes". Car cette folie empêchera bel et bien Althusser de fonder véritablement une œuvre. Lui qui refuse de parler de soi, explose de fureur - lui qui ne se met jamais en colère - quand un philosophe argentin, auteur d'un gros livre sur lui, lui demande de choisir une photographie pour la couverture, qui tient enfin la personne ou le sujet pour des concepts théologiques, cet homme-là confesse, dans une lettre à Franca du 22 septembre 1962, qu'il eut soudain l’aveuglante certitude, alors qu’il faisait son cours sur Le Prince, qu’il était en train de parler de lui, qu’il ne parlait que de lui.

Cours du Collège de France, France-Culture du 24/06/2017
Dans une dernière note de l'article sur Le blason de Ravenne, Boutang signale qu'il doit à Claire Salomon d'avoir attiré son attention sur l'association chez Louis Althusser de Ravenne à Machiavel et à l'échec de César Borgia. "Elle possédait ce fragment du puzzle, écrit-il. Pour l'oiseau du blason, elle avait mise sur une piste "copte" sans parvenir à l'éclaircir." Et il ajoute que cette piste, qu'il n'avait pas suivie dans l'article permet d'aboutir aussi : "En Égypte le héron cendré devient la représentation du Phénix symbole de la résurrection du Christ particulièrement présent dans l'église copte. Il faut savoir également que l'hérésie du monophysisme qui récusait la double nature du Christ pour s'en tenir à une nature exclusivement divine fut adoptée massivement par les coptes et prépara le schisme avec l’Église d'Orient.

Il faut savoir que cette hérésie monophysite fut répandue par le moine byzantin Euthychès et violemment combattue par Valentinien III, le fils de Galla Placidia, ce qui montre une fois de plus combien l'emblème de l'oiseau est lié à cette dernière.

Ce héron cendré dont l'échassier du rêve de Breton est en somme la moderne hypostase.


lundi 18 septembre 2017

# 223/313 - Franca, Galla, Anita

L'histoire de Louis Althusser et  Franca Madonia m'a d'une certaine façon beaucoup touché, et j'ai cherché à en savoir un peu plus. Mais il m'a été impossible de trouver par exemple une seule photo de Franca sur le web. Seul un article de Martine Rabaudy, publié le 19 novembre 1998 dans l'Express, m'a apporté quelques renseignements précieux. Titré "Le fou de Franca", il fait référence bien sûr au Fou d'Elsa d'Aragon. Oui, encore Aragon... On y apprend donc que quelques jours après le meurtre, Franca accourt à Paris et se présente à l'hôpital Saint-Anne. Mais les visites sont formellement interdites et elle est prise d'un malaise provoqué par une perforation de l'estomac. "Opérée en urgence, victime d'une complication hépatique, elle succombait à Villejuif, deux mois et demi après la mort d'Hélène, sans qu'Althusser, englouti dans son brouillard dépressif, l'apprenne.
En définitive, ce sont les deux femmes aimées d'Althusser qui ont péri à la suite de son accès de démence.

Galla Placidia (388-450)

Retournons maintenant au blason de Ravenne, qu'Althusser a donc découvert dans le même temps où se nouait la passion avec Franca. Yann Moulier Boutang parvint à faire dire au philosophe qu'il s'agissait d'un fragment d'une basilique de Galla Placidia, l'impératrice romaine qui vécut la chute de Rome en 410. Prise en otage par les Wisigoths, elle est mariée avec leur roi Athaulf à Forli, selon le rite germanique (et une seconde fois le 1er janvier 414 à Narbonne, selon le rite romain). Or Forli est la ville où habitait Franca, et où elle enseigna la philosophie. Toutefois, le blason ne provient pas du mausolée de l'Impératrice car il ne fut pas bombardé en 1944, en outre ses mosaïques sont en émail et non en pierres noires et blanches.

En fait deux églises ont été presque complètement détruites en août et septembre 1944 à Ravenne. "L'une d'entre elles, précise Boutang, l’Église de Saint-Jean l'Evangéliste, la plus proche de la gare centrale Viale Farini, durement touchée et restaurée en 1960, avait été érigée par Galla Placidia à la suite d'un voeu fait en 424 pendant un voyage maritime heureux de Constantinople à Ravenne." L'un des fragments du sol restauré est notre blason :


"L'adaptation du dessin, écrit Boutang, a gommé l'aspect préhistorique et déplaisant de la tête et du cou très large de l'animal qui tient plus du diplodocus que de l'oie en affinant le cou, en jouant sur les contrastes noir et blanc et en arrondissant la tête et l'oeil trop reptilien. De sorte que la couverture n'a gardé qu'un lointain reflet de cet aspect inquiétant. (...) En fait l'intrigue du rébus presque disparue de l'image s'est réfugiée dans le nom et le titre même de Galla Placidia. Rien ne dit dans l'archéologie qu'il s'agisse des oies du Capitole. En revanche le destin de Galla Placidia nous ramène bien à l'archéologie du pouvoir."


Selon Boutang, si Althusser a longtemps tu le nom de Galla Placidia c'est qu'il était associé au thème de la chute de Rome, elle-même métaphore de la catastrophe contemporaine et familiale. Pour lui, c'est un bombardement allemand qui détruisit l'église en 1944.
"Là, il se trompe ou veut se tromper. Ironie classique de l'histoire, ce sont la 8e armée britannique et canadienne ainsi que la 28e Brigade Garibaldi qui bombardèrent Ravenne fin août 1944. La griffe de la catastrophe européenne se surimprime sur l'histoire romaine et sur la double fondation de l'Empire et de l’Église. Cette catastrophe c'est la guerre et c'est aussi l'Allemagne. Louis Althusser apprit l'allemand et donc la possibilité de lire Marx dans le texte en camp de prisonniers de 1940 à 1945. Reçu à l’École normale en 1939, mobilisé, il ne ressortit du stalag qu'à vingt-cinq ans. Quant au bombardement "allemand", il s'était effectivement penché sur le berceau familial vingt ans plus tôt. Son oncle Louis avait été tué au-dessus de Verdun dans son avion. Plus haut dans le temps, quarante-trois auparavant, comme beaucoup d'Alsaciens refusant l'annexion au Reich, la famille Althusser de Colmar avait émigré en Algérie."
De notre strict point de vue se rapportant aux coïncidences, trois échos sont ici à relever. Notons tout d'abord la brigade Garibaldi,  renvoyant à la phrase de Palou : "Je pensais à Garibaldi et à Anita, la maîtresse passionnée". Anita, qui meurt précisément de la fièvre typhoïde à Ravenne le 4 août 1849.

Anita Garibaldi (1821-1849) N'y a-t-il pas un air de famille avec Galla Placidia ?
Août, justement, en second lieu. Mois de la présence à Ravenne, mois du bombardement de Ravenne, mois funeste chez Soljenitsyne.
Enfin, le thème de la chute sous les coups de boutoir des envahisseurs barbares se reflète dans une autre phrase de Palou : "Je voulais voir la Ravenne des premiers temps, celle des fastes jours d'un Exarquat, constellé de pierreries et d'or, qui est comme la fin d'un monde tumultueux, et l'avortement grandiose d'une civilisation vouée aux coups de l'accoucheur barbare. Je m'endormis."

samedi 16 septembre 2017

# 222/313 - Le blason de Ravenne

Revenons donc à Ravenne. Le 4 novembre 1992, ayant recopié la dédicace d'André Breton dans Nadja, destinée à Jean Palou, je m'avise d'une singulière coïncidence avec un article publié précisément dans le Magazine Littéraire de ce mois-là, dont le dossier central était consacré au philosophe marxiste  Louis Althusser


En ce temps-là, je ne manquais pas un numéro du Magazine Littéraire. Je suis donc allé rechercher l'exemplaire dans la grande malle en bois bleue où je conserve toute la collection. L'article en question était intitulé Le blason de Ravenne. L'auteur, Yann Moulier Boutang, qui avait publié en cette même année 1992 le premier tome d'une biographie d'Althusser, s'y interrogeait sur l'emblème apparu en 1965 sur la jaquette grise du Pour Marx et qui accompagna tous les titres de la collection Théorie, chez Maspero, jusqu'en 1980.

Althusser était le directeur de cette collection et c'est lui qui avait fourni la carte postale du motif original.

Or, rappelez-vous le rêve de Breton : il  parle "d'un oiseau d'un rose qu'on ne voit qu'au dedans de certains coquillages, passant pour la seconde fois tout près de moi en modulant un appel de détresse presque humain, je n'avais aucune peine à l'attraper sous une voûte sans presque qu'il se débattît. C'était un très petit échassier qui, les pattes retenues dans ma main, se tenait très à l'aise les ailes ouvertes, légèrement battantes(...)." [c'est moi qui souligne]
Je relis maintenant l'article, dont je n'ai pas consigné plus de détails dans mon cahier de 1992, et je trouve le récit passionnant. Il s'avère qu'Althusser n'a jamais livré la clé complète de l'énigme. "Chacun a eu dans les années soixante, raconte Boutang, une bribe de vérité, une bribe seulement. Qui savait qu'il s'agissait d'une frise romaine, qui, d'une oie, qui d'un fragment d'une basilique à Ravenne, qui enfin d'un oiseau "copte" très rare. A vingt ans de distance, la collection finie, le nom même de sa maison d'édition appartenant désormais au passé, j'obtins une réponse plus complète lorsque je lui posai la question : l'oiseau provient d'un fragment de mosaïque d'une basilique à Ravenne, détruite par un bombardement allemand lors de la Deuxième Guerre mondiale. Tous mes efforts ultérieurs pour en savoir plus se heurtèrent à un refus gentil doublé d'un sourire. Comme une invitation à chercher. "Je ne t'en dirais pas plus !" Cela fait partie du jeu ! La force d'un emblème est due à la liberté d'interprétation."

Cela veut la peine de suivre le biographe dans l'effort de décryptage de l'emblème, mais auparavant je relève une autre phrase a priori anodine : "Qu'importe l'anecdote du voyage italien du début des années soixante d'où il ramena ce souvenir." Là, Boutang se trompe, car il importe énormément : je me reporte aux repères biographiques du numéro et je lis : Eté 1961. Séjour de Louis Althusser près de Ravenne. Il fait la connaissance de Franca, traductrice italienne de Lévi-Strauss. Il rompt avec Claire."

Cela, je l'avais repéré en 1992. Cette "Franca"ne peut pas ne pas faire penser à Francesca. Là encore, c'est une femme qui est derrière l'emblème de l'oiseau. Et le parallèle avec Francesca de Rimini est encore plus troublant quand on sait que le philosophe a étranglé sa femme Hélène en 1980. Reconnu avoir agi en état de démence, il est interné à Sainte-Anne de novembre 80 à juillet 81. En février, une ordonnance de non-lieu est proclamée et Althusser est placé sous tutelle ; le même mois, Franca Madonia meurt à Paris. Elle avait cinquante-cinq ans.


En novembre 1998, paraissent les Lettres à Franca, 1961-1973, sous l'égide encore de Yann Moulier Boutang, qui indiqua dans L'Humanité  d'alors qu'on était "plutôt dans le registre du roman d'amour, un peu à la manière d'Aragon; il y a à la fois un côté lyrique totalisant  alors qu'Althusser s'est battu toute sa vie contre l'idée de "totalité" en philosophie et le côté emportant, romantique de la passion amoureuse. Cela donne un ensemble bouleversant : avec ces lettres, nous avons accès, en quelque sorte, au laboratoire de fabrication des œuvres et aussi, pour reprendre un mot d'André Breton, au "vide d'une distance prise". A savoir cet écart par rapport à ce que l'on produit soi-même, sachant que cela est daté, qu'un auteur n'est jamais complètement dans ce qu'il fait, etc."

Dois-je insister sur ces citations d'Aragon et de Breton, qui sont autant d'échos aux articles précédant celui-ci ?


vendredi 15 septembre 2017

# 221/313 - Le principe de sérialité

On aura peut-être remarqué que j'use peu du terme de synchronicité, inventé par Carl Gustav Jung. C'est qu'il me semble que la simultanéité qu'il implique est bien rarement présente. Les coïncidences que je relève mettent en scène le plus souvent des événements contigus temporellement plutôt que strictement concomitants. Aussi je préfère souvent parler d'écho et de résonance, car écho ou résonance impliquent un décalage dans la durée. Pour prendre un exemple récent, la lecture du rêve dans Août 14 de Soljenitsyne précède de peu, en 1992, la découverte de Présence à Ravenne. La proximité thématique est répliquée par une proximité temporelle. Et la coïncidence avec Aurélien d'Aragon prend place immédiatement après la mise en évidence de la première coïncidence. Il y a là une chaîne d'échos. Et l'on voit aussi avec cet exemple que l'écho peut être longuement différé dans le temps : les coïncidences constatées en 1992 sont remises en lumière vingt-cinq ans plus tard, en 2017.

Paul Kammerer (1880-1926)
De fait, je me sens beaucoup plus proche des travaux d'un biologiste autrichien du nom de Paul Kammerer, beaucoup moins connu que Jung, et qui s'intéressa bien avant lui aux coïncidences. Le principe de sérialité qu'il avait établi me semble plus efficient que la notion de synchronicité. Je me permets ici de reproduire la section de la notice de Wikipedia qui traite de ce versant des travaux de Kammerer.
"En 1919 Kammerer publiait Das Gesetz der Serie. Eine Lehre von den Wiederholungen im Lebens- und Weltgeschehen (La loi des séries. Ce que nous enseignent les répétitions dans les évènements de la vie et du monde) dont le titre a été depuis adopté par le langage courant. Il y développait le principe de la sérialité, indépendante de la causalité et fondée sur l'observation de coïncidences étonnantes survenues au cours de plusieurs années. Ces observations provenaient de son expérience personnelle (un grand nombre étaient appuyées par des chiffres), de ce qui était arrivé à des amis ou de ce qu'il avait lu dans les journaux. La série y est définie comme suit : « La récurrence régulière de faits ou d'évènements identiques ou semblables, récurrence ou assemblage dans le temps ou dans l'espace telle que les membres individuels de la séquence - autant que l'analyse sérieuse permette d'en juger - ne sont pas reliés par la même cause active. » Arthur Koestler, biographe de Kammerer, parlera plus tard de « hasards signifiants ». Kammerer voulait établir par là qu'une loi universelle de la nature se manifeste dans de ce que nous appelons « hasards », et qu'elle agit indépendamment des principes de causalité physique que nous connaissons.
À l'appui de ses démonstrations, Kammerer produisait une collection de coïncidences dont voici quelques exemples :
- « Le 18 septembre 1916, ma femme, attendant son tour dans la salle d'attente du docteur J.V.H. parcourt la revue Die Kunst : elle est impressionnée par les reproductions des tableaux d'un peintre nommé Schwalbach, et se dit qu'elle doit se rappeler ce nom parce qu'elle aimerait voir les originaux. À ce moment la porte s'ouvre, et la réceptionniste appelle : "On demande Mme Schwalbach au téléphone." »
« - Le 23 juillet 1915, j'ai l'expérience de la série progressive suivante :
a) ma femme lit les aventures de "Mme de Rohan", personnage d'un roman de Hermann Bang, intitulé Michael; dans le tramway elle voit un homme qui ressemble à son ami, le prince Joseph Rohan; le soir le prince Rohan vient nous voir à l'improviste.
b) Dans le tram elle entend quelqu'un demander au pseudo-Rohan s'il connaît le village de Weissenbach-Sur-Attersee, et si ce serait un endroit agréable pour les vacances. En descendant du tram elle entre dans une charcuterie du Naschmarkt, où le vendeur lui demande si par hasard elle connaît Weissenbach-Sur-Attersee : il doit y expédier un colis et n'est pas sûr de l'adresse »
- « Le 17 mai 1917, nous étions invités chez les Schreker. Sur notre chemin j'achète à ma femme dans une confiserie devant la gare de Hütteldorf-Hacking des bonbons au chocolat. - Schreker nous joue son nouvel opéra Die Gezeichneten dont le rôle féminin principal porte le nom de CARLOTTA. Revenus à la maison, nous vidons le petit sac contenant les bonbons; l'un d'eux portait l'inscription CARLOTTA.»
Ces nombres, ces noms et ces situations qui revenaient indépendamment et correspondaient entre eux, il les qualifiait de processus cycliques d'un ordre et d'une puissance différentes et il ébaucha une terminologie propre pour la classification des séries. Il appelait série du second ordre une série dans laquelle le même type de coïncidences s'est produit deux fois successivement comme dans l'exemple suivant : « le 4 novembre 1910, son beau-frère alla au concert où il eut le fauteuil no 9 et le ticket de vestiaire no 9; le lendemain à un autre concert le même beau-frère eut le fauteuil no 21 et le ticket no 21. »50
En conclusion de son livre, Kammerer écrivait : « Nous avons établi que la somme des faits exclut tout « hasard » ou fait si bien du hasard une règle que cette notion même semble disparaître. En cela nous arrivons au cœur de notre pensée : en même temps que la causalité, un principe acausal agit dans l'univers. Ce principe influe sélectivement sur la forme et sur la fonction pour joindre dans l'espace et dans le temps les configurations apparentées; et cela dépend de la parenté et de la ressemblance. »
La théorie de la sérialité est fondamentale dans l'histoire de la parapsychologie puisqu'elle préfigure l'idée de synchronicité chez C.G. Jung et Wolfgang Pauli. Cette idée avait d'ailleurs été émise une première fois par Camille Flammarion. Dans son livre Synchronizität, Akausalität und Okkultismus (Synchronicité, Acausalité et Occultisme), Jung se réfère abondamment au travail de Kammerer. Einstein lui aussi se prononce positivement en qualifiant ce travail d'« original et nullement absurde51 »52 et Sigmund Freud dans son livre Das Unheimliche53 nous dit ceci sur Kammerer : « un naturaliste (Paul Kammerer) a entrepris récemment de subordonner les faits à certaines lois de manière telle que l'impression d'étrangeté devrait disparaître. Je n'ose pas décider s'il y a réussi ou non. »

Si Kammerer est si peu connu, c'est peut-être aussi parce que son image de chercheur a été durablement entachée d'une suspicion de fraude. Néo-lamarckien, Kammerer, qui travaillait sur une espèce de crapaud terrestre (Alyte obstetricans), affirma avoir mis en évidence des rugosités nuptiales au niveau des pouces des mâles. Ces structures anatomiques seraient apparues à cause des conditions humides dans lesquelles il élevait ses crapauds, puis se seraient transmises au cours des générations.  Le 23 septembre 1926, Kammerer se suicida quelques mois après la publication d'un article de la revue Nature suggérant qu’il aurait fraudé dans ses expériences sur le crapaud accoucheur. Suicide d'ailleurs éminemment suspect car on trouva l'arme dans sa main droite et l'impact du projectile dans sa tempe gauche... Certains pensent qu'il a pu être assassiné à cause de ses liens avec les scientifiques de l'URSS, dans le contexte de grave tension politique que connaissaient l'Autriche et l'Allemagne en septembre 1926. Pays où Mein Kampf circulait depuis juillet 1925.

Ceci dit, la fraude supposée de Kammerer, qui faisait l'objet jusque-là d'un consensus à peu près général, semble être remise en question comme en atteste le blog scientifique Science21 : " (...) le 31 octobre 2016, le site Phys.org diffuse un article intitulé « Re-examination suggests Paul Kammerer's scientific 'fraud' was a genuine discovery of epigenetic inheritance », se référant à l'analyse récente d'Alexander Vargas, Quirin Krabichler et Carlos Guerrero-Bosagna « An Epigenetic Perspective on the Midwife Toad Experiments of Paul Kammerer (1880–1926) » parue dans Journal of Experimental Zoology B. Malheureusement, la presse française semble avoir accordé peu d'attention à une telle nouveauté dont la portée historique est loin d'être négligeable." 

Par ailleurs, ce qui me séduit dans l'approche de Kammerer, c'est l'absence d'arrière-plan psychologique. Avec lui, nous sommes loin, par exemple, de la définition que donne Jean-François Vezina dans son livre Les hasards nécessaires : "La synchronicité est une coïncidence entre une réalité intérieure (subjective) et une réalité extérieure (objective) dont les événement se lient par le sens, c’est-à-dire de façon acausale. Cette coïncidence provoque chez la personne qui la vit une forte charge émotionnelle et témoigne de transformations profondes. La synchronicité se produit en période d’impasse, de questionnement ou de chaos." Vous trouverez sans peine sur le web des sites qui vous engageront à prêter attention à ces coïncidences censées être des messages de votre inconscient. Je suis complètement sceptique vis-à-vis de telles prétentions : si je puis évoquer mon cas personnel, je cultive les coïncidences depuis très longtemps et il ne me semble pas que j'ai été l'objet de transformations profondes (il aurait peut-être fallu, je ne repousse pas l'hypothèse...). Et depuis le début de l'année que je les recueille, ces fameuses coïncidences, il ne m'apparaît pas non plus que je sois dans une période d’impasse, de questionnement ou de chaos... Enfin pas plus que d'habitude, si je puis dire...

Je prône donc une approche non-psychologique, qui laisse place à l'humour et à la joie pure d'opérer des rapprochements entre des domaines a priori éloignés, d'observer des connexions inouïes et, en définitive, de s'ouvrir largement au monde. Là, dans cette insatiable curiosité, est la vraie grande récompense.

C'était juste un petit intermède "théorique" avant de replonger dans Palou, Breton et Ravenne.*
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* Ravenne (et donc Francesca de Rimini) ne s'est pas faite oublier lors de cette parenthèse puisque la recherche Google "Paul Kammerer + sérialité" comportait à la troisième  place un lien vers un site intitulé Jeu Tao de Francesca.