jeudi 14 septembre 2017

# 220/313 - Comme roule dans les airs une roue de feu

Entre les deux extraits d'Août 14, de Soljenitsyne, que j'avais consignés dans mon cahier, il y avait cette notule : "Chemise de nuit rose d'Aline".
Qui était Aline ? La femme du rêve ? Sans doute pas, car dans les passages cités, elle n'était désignée que par le pronom elle. Femme inconnue, mais tout de suite reconnue. Le fait est que je ne me souvenais pas de cette Aline.
Je suis donc allé emprunter le roman à la médiathèque, car je ne l'avais lu que dans l'exemplaire de la Bibliothèque de La Châtre. Sur les rayonnages, un seul Soljenitsyne. Il est déjà loin le temps des dissidents, de l'Archipel du Goulag, de l'interview de Pivot en Amérique. Soljenitsyne n'est plus guère lu, et c'est dans le magasin, derrière les guichets, qu'une bibliothécaire alla chercher Août 14.


Je retrouve le passage que j'ai cité, mais que j'ai coupé en plusieurs endroits. Il me semble intéressant aujourd'hui de le reproduire entièrement : la proximité avec l'histoire de Jean Palou à Ravenne n'en est que plus saisissante :
"Et comme par enchantement, il se retrouva dans une pièce, pas celle-ci, une autre ; les coins n'en étaient pas moins éclairés, une lumière avare venait on ne sait d'où et n'éclairait que l'endroit qu'il fallait d'elle. N'éclairait d'elle que le visage et la poitrine.
C'était elle, c'était bien elle ! il la reconnut tout de suite, ne l'ayant de sa vie jamais vue ! Il n'en revenait pas de l'avoir trouvée si vite. Cela semblait presque impossible à accomplir. Jamais ils ne s'étaient vus, et pourtant, s'étant reconnus tout de suite, ils s'étaient précipités l'un vers l'autre, s'étaient pris par les coudes. Il y avait de la lumière, il avait des yeux pour regarder, mais tout cela était insuffisant pour voir complètement son visage, son expression, et malgré tout, transpercé par l'évidence. Il l'avait aussitôt reconnue : c'était elle, très exactement elle ! la plus indispensable, la plus indiciblement intime, celle qui remplaçait toutes les jolies femmes, tout le monde des femmes.
Ils s'étaient élancés l'un vers l'autre et parlaient, sans parler, sans prononcer un seul mot distinctement à voix haute, et pourtant ils comprenaient tout, vite et bien. Les yeux ne disposaient que d'un quart de lumière, la perception, elle, était totale. Ses mains, maintenant, glissaient des coudes sur son dos étroit, cambré, et il la serrait contre lui. Et ils sentaient tellement qu'ils étaient bien, qu'ils étaient proches, qu'ils s'étaient trouvés.
Il n'y avait nul devoir qui l'appelât, nul souci qui lui pesât. Il y avait la sensation de légèreté et le bonheur de l'enlacer. Et aussi, on n'eût dit que ce n'était pas la première fois qu'ils se voyaient, tant il y avait déjà, entre eux, de passé, d'admis, de convenu, et, avec assurance, il la menait vers le lit, qui était là, et la lumière se déplaçait vers le lit.
Soudain, elle eut comme un mouvement de recul et s'arrêta. Ce n'était pas de l'embarras, leurs sentiments étaient déjà entièrement ouverts, non, elle s'était arrêtée parce qu'elle ne pouvait pas, il avait bien compris que, pour une raison ou pour une autre, elle ne pouvait pas préparer ce lit.
Alors, perplexe et pressé, il se pencha pour le préparer, lui. Et aussitôt qu'il tira le couvre-lit, la couverture, il vit, sur le drap, à moitié cachée par l'oreiller, bien pliée, la chemise de nuit d'Aline, rose avec des dentelles. Il n'y avait eu aucune autre sensation de couleur, pas même la couleur de la robe qu'elle portait, pas même la couleur de ses yeux, mais la chemise de nuit rose, il la reconnut tout de suite.
Et c'est là seulement que, soudain, il lui revint, que, soudain, il se souvint : il y avait Aline ! Il y avait Aline, et c’était un obstacle. Mais l'obstacle, il ne le sentait pas : sans la moindre tendresse pour cette chemisette rose d'un tissu très fin, sans pitié, ni hésitation, il la prit et voilà qu'il n'y avait plus rien dans ses mains, - elle avait fondu. Et le lit fut aussitôt prêt. Et plus rien ne faisait obstacle à présent.
 En un clin d’œil, sans qu'il sût comment, le lit était fait et eux, déshabillés. Ils étaient allongés, très étroitement joints, et il y avait, les submergeant, la joie infinie de s'être trouvés, de n'avoir plus jamais rien ni personne à chercher....
Mais voilà que ça tonnait, sifflait, faisait voler les vitres en éclats ! Georges se réveilla, n'ayant pas encore la force de remuer la tête. Les vitres n'avaient pas volé en éclats mais les premiers obus allemands tombaient tout près. Dans la pièce se répandait le gris de l'aube. Il ferma les yeux de nouveau." [c'est moi qui souligne]
Aline* est la femme de Vorotyntsev, dont le souvenir fait donc ici obstacle à la réunion physique des amants, par le biais de cette chemise de nuit rose. La couleur est capitale, l'auteur insiste bien là-dessus : "aucune autre sensation de couleur" n'a été éprouvée, ni la couleur de sa robe, ni la couleur de ses yeux - les italiques renvoyant à cette apparition féminine inouïe. Comment ne pas y voir l'écho assourdi du rouge porté par Francesca de Rimini, ce rouge comme annoncé par le sang qui coule du doigt blessé de Palou, comme emblème du sang répandu lors de son assassinat ?**

Francesca da Rimini et Paolo Malatesta, Ingres, 1819

Un autre passage du texte de Palou porte le rouge à son plus haut niveau de tension  : "Au paroxysme du plaisir, il y eut devant moi, à côté de moi, autour de moi, partout dans la pièce, une espèce d'éclatement rouge, de symphonie pourpre. Ceci ressembla - et je ne puis pour décrire cela qu'user d'une comparaison curieuse qui s'imposa à moi dès cet instant - à ces éclatements rouges qui se produisaient sur l'écran des cinémas, au temps du muet, lorsque le raccord ne s'opérait pas entre deux bandes." [c'est moi qui souligne]

Ce passage me semble trouver une résonance dans Août 14, une dizaine de pages plus loin. La prose y laisse soudain place à une manière de poème : 
"Soudain Blagodariov fut stupéfait. Regardant vers le haut, par-delà Vorotyntsev, il fut stupéfait, comme si, dans ses gros sabots, il s'était approché et qu'au lieu d'un hangar il avait trouvé un palais. Vorotyntsev tourna lui aussi la tête de ce côté-là.

                                                                       écran
                  
                   Le moulin à vent est en flammes !
                   Le moulin a pris feu !
                   (...)
                   Le moulin tout entier : En flammes !!! Tout entier !
                   (...)
                   Et voilà que les ailes - est-ce au souffle de l'air chaud ? - avant
                      de s'écrouler, commencent lentement,
                   lentement,
                   lentement à tourner ! Sans vent ! Quel miracle !
                   En une étrange rotation se meuvent  des rayons pourpres - dorés
                   qui ne sont que des arêtes -

                  COMME ROULE DANS LES AIRS UNE ROUE DE FEU

                  Et puis s'écroule,
                  s'écroule en morceaux,
                  en débris de feu.

                                                              l'écran s'éteint " (pp. 198-199)

C'est très certainement cette vision de la roue de moulin en feu qui donne son titre à l'ensemble de l’œuvre : La Roue rouge. Vision pourpre encadrée par l'écran qui s'allume et s'éteint : Palou et Soljenitsyne semblent se répondre. D'ailleurs ne sont-ils pas presque contemporains ? l'écrivain russe est né en effet le , tandis que l'historien français est né le 4 septembre 1917.

____________________________
* "A dire vrai, son allégresse avait encore une autre cause.
S'il se sentait si léger et si libre en première ligne, c'est qu'il avait quitté sa femme.
Au début, il ne pouvait même pas croire à ce qu'il éprouvait : jamais auparavant il n'avait ressenti de joie ou de soulagement à être séparé d'elle. Mais trois semaines plus tôt, à Moscou, quand l'état-major de district avait reçu l'ordre de mobilisation générale, Vorotyntsev, dont la tête et le coeur étaient pourtant uniquement remplis des problèmes nationaux, avait remarqué au passage cette pensée qui, entre le blocs de la guerre, se faufilait comme un petit lézard irisé : bientôt il aurait quitté sa femme de façon naturelle, bientôt, de façon naturelle, il se reposerait d'elle.
De sa femme bien-aimée ? Ah, il ne l'aurait jamais cru, huit ans plus tôt, quand il conduisait à l'autel cette merveille blanche éthérée et qu'il n'avait qu'une seule crainte, qu'elle ne se ravise à la dernière minute - non, il ne l'aurait jamais cru !" (p. 99)
**     A cet endroit précis, j'interrompis mon écriture pour aller chercher mon fils dans un gymnase de la ville. Il était dix-huit heures quinze environ. Dans la voiture, la radio positionnée sur Inter me fait entendre une voix, que j'écoute d'abord distraitement car je suis encore tout pénétré par ce que je viens d'écrire, avant de réaliser que ce qui est raconté lui est un nouvel et incroyable écho :
"Aurélien, déconcerté au possible, timide comme un collégien, se disait : "C'est elle", et ce "C'est elle" là signifiait mille choses incroyables, que c'était elle qu'il avait toujours attendue sans le savoir, celle à qui, pour la première fois de sa vie, il dirait "je vous aime."
Je découvrirai ensuite qu'il s'agit de l'émission de Guillaume Galienne, Ça peut pas faire de mal, une heure de lecture sous la forme cette fois-là d'une carte blanche à Judith Magre. Le passage lu est extrait d'Aurélien, un roman d'Aragon. Roman d'amour où Aurélien, un jeune homme meurtri par la guerre séduit Bérénice, une jeune provinciale éprise d'absolu.


Coïncidence encore, il se trouve que Daniel Bougnoux, que nous avons récemment rencontré avec Baudelaire et François Jullien, est un spécialiste d'Aragon, auquel il a consacré plusieurs essais. D'ailleurs sur son blog Le Randonneur, un article du 7 décembre 2016 aborde précisément ce roman, qui venait d'entrer au programme des concours des ENS. Au départ de son billet (fort riche au demeurant), Bougnoux relève lui-même une autre coïncidence (et nous ne serons guère surpris de voir surgir en passant André Breton) :
"Aurélien, le roman-phare d’Aragon, se trouve donc par la grâce de l’Inspection générale inscrit cette année au programme des concours des ENS, à côté des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, de Bérénice de Racine et des Complaintes de Jules Laforgue. Coïncidence, il se trouve qu’Aragon entretient un lien particulier avec ces trois œuvres : dans Les Communistes, il prête au personnage qui le représente, le lieutenant Armand Barbentane, un goût si fort pour d’Aubigné qu’il en emporte le volume dans sa musette de combattant en 1940 ; la préface (1966) du roman Aurélien s’ouvre en Folio par l’exergue d’une citation de Bérénice, « Voici le temps, enfin, qu’il faut que je m’explique » (khâgneux, faites gaffe, Aragon ne s’explique jamais ! Ou plutôt ses soi-disants éclaircissements sont des embrouilles, son discours préfaciel ne surplombe pas l’histoire qu’il feint d’introduire, mais constitue un roman de plus…) ; concernant Bérénice d’ailleurs, prénom de son héroïne, le chapitre 1 (interpolé sur le manuscrit) constitue une superbe ré-écriture, carnavalesque, du texte de Racine qu’Aragon se plaît à travestir, à dégrader en prose triviale… Quant à Laforgue, nous apprenons par Adrienne Monnier que sa librairie de la rue de l’Odéon, qui abrita la première rencontre (non suivie d’effets) d’Aragon et de Breton aux débuts de 1917, montrait dans le futur auteur d’Aurélien un grand jeune homme sage, à la lèvre ornée d’une ombre de moustache (comme son personnage à venir), et qui gardait toujours dans la poche, pour tout signe de révolte, un volume de Laforgue…"

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