jeudi 21 septembre 2017

# 226/313 - M'encanaille jusqu'à la fin du jour

Theodora, mosaïque de la basilique San Vitale (Ravenne)


La piste de Ravenne a donc abouti, à travers de multiples figures féminines, sur Machiavel.
Ravenne s'est imposé comme un véritable noeud de significations corrélées, un pôle de condensation qui a ravivé les feux d'une rencontre faite voici vingt-cinq ans, en 1992. Et je suis loin d'avoir encore inventorié toutes les résonances autour de la ville.
Tout cela découle, je le rappelle, du prêt d'un livre sur la sorcellerie (Marcelle Bouteiller), qui déclencha la reviviscence de Jean Palou.
Je dois aussi mentionner que la piste du Carpe diem, qui nous occupa aussi grandement, sous l'égide, principalement, de Ronsard, Baudelaire et Starobinski, devait originellement comporter une entrée machiavélienne. En effet, dans les jours mêmes où ce thème de la journée était apparu, la lecture d'un entretien avec le philosophe Pierre Magnard*, m'avait conduit à la journée de Machiavel :
"J'aime beaucoup Machiavel quand celui-ci nous dit ce que furent ses journées à partir du moment où, interdit de politique, il quitte définitivement la chose publique. Machiavel nous rapporte que le matin sera consacré à ses bois, à ses taillis, à ses champs, à ses oliviers, à ses vignes. Pratiquant la taille en la saison voulue, le labour quand il le faut, toujours au service de sa terre. A midi, il rentre pour se restaurer, puis, dans la même salle d'auberge va rencontrer un boulanger qui a terminé sa journée, un chaufournier qui cherche refuge contre la chaleur du four à chaux, un boucher, et à eux quatre ils jouent inlassablement jusqu'à la tombée du jour. Ceci pour s'assurer qu'il reste un homme dans le commerce des hommes les plus simples et les plus près de la réalité. Ce n'est que le soir venu qu'il se met en habit et revêt des manches de dentelle, pour aborder l'écritoire avec le plus de respect et de dignité possible. Respect du papier blanc, respect de l'écriture, respect de la belle langue toscane, mais  respect aussi, d'abord et surtout, du lecteur que ce texte un jour pourra toucher. Je pense que là j'ai des modèles sans pouvoir me prévaloir d'une quelconque émulation de moi-même à Montaigne, à Pascal, à Machiavel, j'aime tout de même à considérer cette religiosité de l'écriture qui fait en sorte qu'on ne la met en œuvre que selon les strictes principes d'une rigoureuse liturgie."
Le jour suivant, je lis Un été avec Machiavel, de l'historien Patrick Boucheron**. Et j'y retrouve la même évocation de la journée machiavélienne, à travers la lettre d'exil qu'il écrivit à son ami Francesco Vettori, le 10 décembre 1513. Plus quelques détails oubliés par Pierre Magnard, comme celui-ci, tout de même pas négligeable :
"Quand je quitte le bois, je m'en vais à une source et de là à un de mes postes de chasse. J'ai un livre avec moi, soit Dante, soit Pétrarque."
Machiavel lisant de la poésie, difficile à faire coïncider avec la réputation de penseur cynique et froid qui lui colle aux basques, réputation que Boucheron ne manque d'ailleurs pas de redresser.
Quelques différences aussi dans le quatuor de joueurs à l'auberge : "un boucher, un meunier, deux chaufourniers. Avec eux, je m'encanaille jusqu'à la fin du jour, en jouant au brelan, au tric-trac, et de là naissent mille occasions de disputes, d'innombrables agacements qui finissent en injures."
Et au soir, ce n'est pas seulement une affaire de respect qui conduit Machiavel à troquer ses habits crottés contre des vêtements "dignes de la cour d'un roi ou d'un pape", c'est le plaisir de la conversation avec les antiques :
"(...) j'entre dans les antiques cours des Anciens, où, reçu par eux avec amour, je me repais de ce mets qui solum est mien et pour lequel je naquis ; et là je n'ai pas honte de parler avec eux et de leur demander les raisons de leurs actes ; et eux, par humanité, ils me répondent ; et pendant quatre heures de temps, je ne ressens aucun ennui, j'oublie tout tracas, je ne crains pas la pauvreté, la mort ne m'effraie pas."
"Je ne sais, poursuit Patrick Boucheron, s'il existe un plus bel éloge de la transmission - cette manière respectueuse et joyeuse de fendre la foule sans jamais chérir sa solitude, d'élargir le cercle de la commune humanité aux vivants et aux morts. Ainsi parlait Machiavel en 1513, dans une lettre adressée à un ami, pour lui dire comment il parvenait à échapper à la "moisissure qui gagnait son cerveau" depuis qu'on l'avait éloigné du métier de l’État. Ah ! j'oubliais : il lui annonce aussi qu'il vient d'achever un petit livre. Son titre ? Mais vous le connaissez : Le Prince."



J'avais donc décidé d'inscrire cette double citation de la journée de Machiavel dans la continuité de ma petite étude de la journée, et puis j'y avais renoncé, estimant que les articles étaient déjà bien assez denses avec la nouvelle piste sorcière qui s'affirmait. Mais Machiavel laissé à la porte s'est introduit par la fenêtre.

Le Miroir (Andreï Tarkovski)
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* Pierre Magnard, La couleur du matin profond, entretien avec Eric Fiat, Les Dialogues des petits Platons, 2013 (encore un livre trouvé à Noz, soit dit en passant).
** Patrick Boucheron, Un été avec Machiavel, Equateurs/France Inter, 2017.

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